On fait le bilan, calmement.
L’édition 2019 des Cannes Lions a-t-elle tenu toutes ses promesses ? Les agences françaises y ont-elles rayonné ? Le palmarès des Lions a-t-il encore un sens ? Accenture a-t-il remporté son premier Grand Prix ? (spoiler : deux pour le prix d’un !) Peut-on prévoir ce qui va l’emporter à Cannes ? Voilà autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans ce débrief des Cannes Lions, 48h après la fin du plus grand festival publicitaire au monde.
1. International festival of charity
Près de 80% des Grands Prix de cette année témoignent d’une forme d’engagement : handicap, inclusion, sécurité routière, environnement, politique, limitation des armes à feu ou promotion d’un journalisme en quête de vérité pour le très beau double Grand Prix Film + Film Craft du New York Times par Accenture Droga5.
La tendance n’est pas nouvelle. Elle anime les Cannes Lions depuis le début des années 2010, et elle s’est affichée de façon spectaculaire dès le Super Bowl 2017, un événement plus habitué à l’humour gras qu’à la RSE.
Cependant, « l’engagement » des marques semble bien plus représenté et valorisé désormais. L’année dernière, seuls 50% des Grands Prix soutenaient une cause. Nous sommes passés à un « 80-20 » rendant la communication produit minoritaire, que ce soit pour les Grands Prix ou les Golds du festival. Les cérémonies quotidiennes enchaînaient les case studies de causes diverses, interrogeant sur la nature même de ce festival : sommes-nous encore en train d’assister à un événement dédié à la création publicitaire ? Ou la créativité des Lions est-elle surtout chargée de résoudre les principaux problèmes sur Terre ?
Les Cannes Lions, en tant que « Coupe du Monde » de la communication, ont toujours eu quelque chose d’inaccessible au commun des agences et des annonceurs. Avec une approche valorisant autant la RSE, le décalage avec le reste du marché devrait encore se creuser, tant les engagements récompensés semblent réservés à des acteurs comme Google (Creatability), IKEA (ThisAbles) ou Microsoft (Xbox Adaptive Controller). Gageons que ces initiatives s’inscrivent dans la durée, apportant ainsi au monde sur le long terme.
Ironiquement, 1/3 de la totalité du palmarès des Cannes Lions 2019 a été capté par des agences et entreprises américaines. Avec des engagements pour la plupart en opposition à ceux de la présidence Trump, ce sursaut citoyen a de quoi interroger. Les marques – et notamment la Silicon Valley – y prennent-elles des risques forts avec des engagements clivants ? Ou celles-ci au contraire cherchent-elles à résoudre les problèmes que les politiques ont abandonnés ? Ironiquement, les bonnes intentions des marques se sont heurtées aux attentes d’Extinction Rebellion. Le mouvement écologique les juge responsable de la surconsommation des biens et donc des ressources de notre planète. Les marches et son tapis rouge ont été bloqués pendant quelques minutes par des militants, avant que le service d’ordre ne sévisse.
La tendance « for good » vaut également en France, où l’agence française la plus primée, McCann Paris, l’a été grâce à deux campagnes s’engageant pour l’image des femmes de plus de 50 ans et la santé canine. L’unique et rare Grand Prix français milite pour une plus grande diversité des semences agricoles. Il s’agit de Carrefour avec le marché interdit.
Saluons l’entreprise titanesque des Lionnes qui se sont intéressées au caractère éthique et paritaire des campagnes primées à Cannes. Les discours sexistes y étaient proscrits, mais l’association s’est surtout intéressée à la façon dont les campagnes primées ont été produites : leur fiche technique est-elle paritaire ? Quid de la présence de femmes à la direction de création ou au comex de l’agence ? 11,23 % du palmarès cannois de cette année ont été jugés éthiques selon l’association, car respectant ces critères de parité.
Et quitte à évoquer l’éthique, étonnons-nous qu’Alexander Nix, fondateur de Cambridge Analytica, ait pu être invité par les Cannes Lions. Celui-ci devait intervenir lors d’une conférence autour de « la moralité des datas » (sic). Ce tristement célèbre Britannique finit par annuler sa venue.
Ce dont d’est amusé Carole Cadwalladr, la journaliste qui a révélé le scandale Cambridge Analytica pour The Guardian, dans un thread Twitter détaillant sa première venue à Cannes :
A month ago I’d never heard of #CannesLions – the ad industry’s annual jamboree. You thought Silicon Valley was bad? So..Ad land may actually be worse. It’s the $$$ that fuels the internet. It’s in deep denial about its central role in our online. And the fakery! So much fakery.. pic.twitter.com/CxZWB1Hbjf
— Carole Cadwalladr (@carolecadwalla) June 20, 2019
2. Cannes est-il encore le festival créatif le plus important ?
Décroissance ! En 3 ans, le nombre de campagnes suggérées à Cannes par les agences a chuté de -28%, passant de 43 101 à 30 953. La décroissance concerne aussi les envois français, avec un -23,84% faisant passer l’envoi total de 1 766 à 1 345 campagnes. La pente est encore plus rude pour des pays comme le Japon (-43,43%), l’Allemagne (-40,18%) ou encore le Royaume-Uni (-29,43%).
Ce manque de vitalité s’accompagne a priori d’une baisse du nombre de visiteurs, comme en témoignait l’amphithéâtre du Palais, moins rempli qu’à l’accoutumée (la Réclame est en attente des données officielles des organisateurs concernant les accréditations).
Comment expliquer cette déprime des fauves de la Croisette ? Arthur Sadoun a signé la fin de la fête – inflationniste – il y a deux ans en annonçant le retrait de Publicis Groupe lors de l’édition 2018 (malgré quelques hacks). Depuis, la mode est à la réduction de la voilure, que ce soit du côté des holdings ou des agences de notre beaux pays. Il est ainsi de bon ton d’annoncer au printemps, « On ne fait rien à Cannes cette année », et que le discours change quelque peu lors de la 3e semaine de juin : « On y est, rendez-vous à la villa ! »
Moins triviale est la question de l’importance des prix cannois pour les créatifs. Pour un directeur de création multiprimé cette année, s’exprimant en off : « un Lion est désormais moins gratifiant qu’un Pencil du D&AD », l’homologue britanniques et international du Club des DA. « Il y a beaucoup moins de prix distribués et la création y est davantage jugée en tant que telle, et non pour ses engagements comme à Cannes ». Et si le flegme et l’exigence créative britannique étaient salvateurs pour la profession face à « une américanisation du palmarès cannois débordant de bons sentiments » ?
Loin de se désengager des Lions, DDB Paris a été la 2e agence française la plus primée à Cannes cette année, et fait partie du top 3 des agences primées dans la méta-catégorie Craft. La question mérite néanmoins d’être posée : la partie prix des Cannes Lions souffre, que ce soit quantitativement (le nombre d’envois) ou qualitativement (la légitimité créative). Un jour, qui sait, les Lions assumeront d’être non plus un prix créatif mais un salon / un marché où les conférences, les rendez-vous commerciaux et le networking priment. Les plages privées, yachts, « cabanas » et hôtels privatisés continuent à fleurir sur la Croisette, occupés chaque année par des groupes publicitaires, médias, conseil ou adtech. Cette activité majoritairement « off », et qui ne s’est jamais vraiment souciée du palmarès, pourrait l’emporter à terme.
3. Quid de l’expérience ?
Dans le mix marketing d’une marque, l’expérience client a désormais de fortes chances d’être plus importante que la création publicitaire de celle-ci. Nous nous souvenons volontiers de notre dernière expérience d’un produit ou d’un service – surtout si elle a été mauvaise – plus rarement de sa dernière publicité.
Or, le sujet de l’expérience est encore peu visible dans le palmarès cannois. La catégorie « brand experience & activation » récompense avant tout de belles activations. La catégorie creative ecommerce ne représente quant à elle que 0,96% des envois à Cannes : 300 travaux pour un total de 30 953 cette année. Le thème de l’expérience ne représentait que 13 conférences sur les 285 proposées aux Palais, faisant de ce thème le moins dense face à des sujets comme le craft, le reach ou la santé.
Or, comme nous l’a fait remarquer Natacha Hannothiaux, planneuse stratégique chez Publicis Sapient, « les cabinets conseil ont subtilement quadrillé le thème de l’expérience à Cannes cette année. Deloitte offrait une gourde « wearable » à chaque festivalier, IBM iX mettait à profit son intelligence artificielle Watson pour recommander des contenus sur The Work, la plateforme d’archive des campagnes et conférences des Cannes Lions. EY s’occupait de la partie conversationnelle des conférences avec #BetterQuestions, permettant de lier public et intervenants. » Accenture Interactive, annonçant déjà de façon très visible depuis deux ans dans le Palais et aux alentours, « proposait cette année un Digital Doggy Bag », constitué de 6 rapports d’analyse des tendances du festival. Étonnamment, peu d’agences se sont placées sur ces dispositifs potentiellement à leur portée, si l’on exclut l’IA de Watson. On peut donc imaginer que des structures hybrides entre agences et cabinets conseil sauront réagir à l’avenir.
4. Nike : partir favori ne suffit pas
Demandez le remboursement de toutes vos inscriptions aux @Cannes_Lions pendant qu’il est encore temps, tous les prix sont déjà attribués. https://t.co/ZWZYVtQhfA
— Jacquelin GuillaumeD (@jacquelin) May 15, 2019
Avec la campagne « Dream Crazy » et celles qui suivirent, Nike partait largement favori. La production de Wieden+Kennedy a certes raflé plusieurs Golds. Et même deux Grands Prix. Mais pas forcément ceux que l’on attendait : Outdoor et Entertainment for Sport, alors que les Grands Prix Titanium, Film ou encore PR lui semblaient destinés. Le Grand Prix Titanium est allé à « Whopper Detour » de Burger King (aussi Grand Prix Mobile et Direct) et le « Keeping Fortnite Fresh » de Wendy’s et VMLY&R a bien plus intrigué avec un Grand Prix Social & Influencer.
Pourquoi Nike et Kaepernick n’ont-ils pas convaincu davantage ? Nike a eu un impact culturel certain, l’acte était courageux (et calculé ?)… mais il est davantage inscrit dans son époque, quand les campagnes de Burger King et Wendy’s se projettent vers des formes inédites de communication comme l’ont expliqué les membres des différents jurys. Ultime déception : le Grand Prix Film a été pour le NYT / Droga5, dont la forme était au final plus aboutie.
5. Le bilan des agences françaises
Pas de quoi se réjouir du côté des agences françaises, avec une chute du nombre de prix obtenus : 88 en 2017, 70 en 2018 et 62 Lions en 2019. Soit un recul de -29,55%, alors que la baisse des envois n’est que de -21,62% sur cette période.
Derrière cette approche comptable froide et quelque peu déplaisante, on remarque la belle percée de McCann Paris avec « Street Vet » (campagne la plus primée) et « The Non-Issue » avec Vogue (un très beau projet que nous avons décrypté dans un bilan), correspondant bien aux attentes des jurés cannois. Il en va de même pour Dagoma / Harmless Guns de TBWA\Paris. L’agence boulonnaise a néanmoins su étendre son palmarès garni de 13 Lions – le record français de cette année – à des projets variés, de l’app servicielle « Y’a quoi dedans » à des prints pour McDonald’s ou Basket Mag. Marcel a récolté quelques Lions pour le Centre Pompidou, et reçu un Grand Prix plus inattendu pour Carrefour. DDB Paris se place dans le trio de tête avec une approche très craft, ainsi que la surprise Assassin’s Creed / NPC, et cela sans émouvoir puisqu’aucune cause n’était présente dans ses campagnes victorieuses. Voilà pour le top 5. Comme nous le confiait un directeur de création en milieu de semaine : « il y manque trois agences particulièrement en vue actuellement : Romance, Rosapark et Buzzman » [ces deux dernières ayant finalement obtenu un Lion en Film le dernier soir]. Preuve en est que les Cannes Lions s’apparentent davantage à une coupe avec ses propres codes, qu’à un championnat où la régularité prime…
Côté off, le French Camp de l’AACC attaquait sa quatrième saison avec une configuration plus rodée que jamais. Les conférences y ont été nombreuses et d’un très bon niveau, parfois agrémentées par les relances du président Laurent Habib placé au premier rang, tel un bon élève attentif, mais exigeant. Il n’hésitait pas à contester les dires des intervenants lors des sessions de questions-réponses, ce qui n’est pas courant dans l’environnement relativement feutré de la communication.
Terminons ce débrief par une ode à la jeunesse, et un grand bonheur pour la Réclame : Alexandre Dufayet, stagiaire rédacteur ici même entre 2017 et 2018, a gagné son premier Silver lors de ces Cannes Lions en tant qu’alternant-CR pour FamousGrey Paris, en compagnie de la team créa Jean Estauver et Bertille Vermot.
#CannesLions : Silver en Media pour @Grey_Paris et Cancer@Work – The Unstoppable Resume.
Heureux pour @ADufayet, ex la Réclame, qui a participé en tant que CR à cette campagne ! ?https://t.co/C0EumrjceM
— la Réclame (@laReclame) June 19, 2019