Comment Nike a prouvé au monde entier le pouvoir de la publicité

Par Élodie C. le 04/10/2018

Temps de lecture : 9 min

Le bilan des 30 ans du Just do It avec Colin Kaepernick.

Début septembre, Nike et l’agence Wieden+Kennedy ont mis le feu aux réseaux sociaux, provoquant une vague de réactions passionnées, entre acclamations, appel au boycott et répliques de Donald Trump. Pour y parvenir, le duo s’est contenté de soutenir Colin Kaepernick, footballeur américain devenu contestataire politique, avec tout d’abord un simple tweet. Puis un superbe spot célébrant les 30 ans du slogan Just Do It. Jamais une campagne n’aura autant déchaîné les passions, dans un temps si court, dépassant le simple cadre publicitaire pour embrasser un mouvement politique et sociétal. Un coup de génie et sans doute LA campagne de 2018. L’heure est venue de dresser le bilan de cette campagne déjà historique.

Le contexte

Pour célébrer les 30 ans de son célèbre slogan Just Do It, Nike a choisi le joueur de football américain Colin Kaepernick comme égérie. Un choix qui trouve un écho dans le geste frondeur du joueur des 49ers d’alors : ployer le genoux lors de l’hymne national américain pour protester contre les violences policières et racistes envers les Afro-américains, en marge du mouvement Black Lives Matter. Un geste qui entraîna un mouvement plus large de boycott de la Star-Spangled Banner par de nombreux sportifs avant leur match.

Cette contestation a bien entendu fait réagir Donald Trump, très virulent à l’encontre de Kaepernick et ses homologues qu’il n’hésita pas à qualifier de “fils de ****”. Préférant reléguer les revendications derrière ce geste à une insulte au drapeau, à la patrie et aux soldats américains morts ou déployés à travers le monde. En choisissant Kaepernick, Nike prend position dans ce débat passionné qui agite la société américaine depuis plusieurs années.

La campagne

La campagne imaginée en collaboration avec l’agence Wieden+Kennedy et dévoilée le 3 septembre se veut aussi simple qu’efficace. Pas besoin de long discours, puisque le seul visuel déployé le premier jour résume à lui seul le slogan “Just do it” et la tagline imaginée pour l’occasion. Tout est condensé sur ce portrait en noir et blanc barré d’une phrase : Believe in something even if it’s means sacrifying everything.

Il est d’ailleurs assez ironique de préciser qu’en août 2017, le swoosh a failli se séparer de son athlète polémique, sous contrat depuis 2011, avant d’en faire l’égérie planétaire de sa campagne anniversaire. Selon un designer de la firme, c’est Wieden+Kennedy qui a “insisté” pour faire de Kaepernick le visage de la campagne des 30 ans de Just do it, “Nike a accepté”. D’après le New York Times, l’image finale, dévoilée par l’athlète lui-même le 3 septembre dernier, n’a pas été finalisée avant le 27 août, citant des personnes ayant travaillé sur la campagne.

L’ingéniosité de l’image réside dans la double lecture de cette phrase, qui se passe d’explication. Elle évoque autant les valeurs sportives promues par la marque, que l’histoire de Kaepernick qui n’a plus foulé les terrains depuis la fin de son contrat avec les 49ers de San Francisco en mars 2017, faute d’équipe souhaitant l’engager. Évidemment, tout le monde a compris à quoi elle faisait référence. Tout comme cet autre visuel révélé quelques jours avant et où l’on voit Serena Williams dans la fameuse tenue “Black Panther” qui a, elle aussi, fait polémique.

Avec ces prises de position pour ses athlètes, Nike conforte sa crédibilité auprès de sa cible – les jeunes urbains -, fait siens ses combats, s’accapare ses propres slogans, surfe sur les polémiques, non pas pour alimenter la controverse, mais pour s’afficher comme une affranchie des codes, des règles, des préjugés et s’adresser directement à la population qu’elle vise : celle-là même qui soutient Kaepernick, se révolte contre les violences policières et soutient Serena Williams dans son combat pour l’égalité homme-femme. Rebel without a cause.

Des idéaux condensés dans le film “Dream Crazy” dévoilé deux jours plus tard. Dans cette vidéo narrée par Kaepernick, la marque exhorte sa communauté à faire l’histoire, à ne pas se contenter de peu, à ne pas écouter ceux qui disent qu’ils ne sont pas faits pour tel ou tel sport, à ne pas simplement être bon, mais être le meilleur dans leur discipline. “Ne vous demandez pas si vos rêves sont fous, mais s’ils le sont assez”, clame ainsi Kaepernick à la fin du clip avant qu’apparaisse la phrase, “It’s only crazy until you do it” (« C’est seulement fou jusqu’à ce que tu le fasses« ). Un clip mettant notamment en scène des athlètes parmi les plus inspirants pour la jeune génération : Serena Williams, revenue au top après son accouchement compliqué ou LeBron James, icône du sport moderne et très engagé hors parquet.

Nike et Wieden+Kennedy se sont d’ailleurs fait prophète lorsqu’ils ont sorti le clip célébrant le marathonien Eliud Kipchoge la veille de son record du monde.

Les retombées

Cette campagne est devenue virale en quelques heures à peine et les premiers détournements n’ont pas tardé à fleurir sur la toile. Le visuel de la campagne est devenu un meme : les internautes s’amusant à reprendre le concept du portrait en noir et blanc assortie de la fameuse phrase, quand celle-ci n’était pas revisitée pour l’occasion.

Le président américain s’est également fendu de son petit commentaire après avoir vertement critiqué (insulté plutôt) Kaepernick et l’ensemble des joueurs boycottant l’hymne national.

« Tout comme la NFL, dont les côtes se sont écroulées, Nike est en train de se faire tuer à cause des boycotts. Je me demande s’ils avaient pensé que ça se passerait comme ça ? En ce qui concerne la NFL, je trouve que les matchs sont toujours difficiles à regarder, et qu’ils le seront toujours, tant que les joueurs ne se tiendront pas debout pour leur drapeau« .

Comme le souligne David Griner d’Adweek, la campagne a incité la NFL à sortir du bois. Après avoir mis au ban Kaepernick et ses homologues frondeurs, la ligue nationale de football américaine a expliqué dans un communiqué que les problèmes issus de cette affaire méritaient « attention et actions« . Du jamais vu ! “Tout ça à cause d’une pub Nike”, s’étonne encore le journaliste. Les Cannes Lions sont-ils déjà faits ?

Cette campagne anniversaire a donc fait de Colin Kaepernick le visage de la fronde, et plus généralement le porte-parole du mouvement des droits civils comme jamais aucun autre sportif auparavant. Depuis sa diffusion, il a d’ailleurs signé avec une maison d’édition pour publier un livre. Il devrait également être le sujet d’une série télévisée avec Ava DuVernay.

Courroucés par cet affront, de nombreux militants de l’alt right américaine et partisans de Donald Trump ont appelé au boycott de la marque en invitant les “vrais patriotes” à brûler les affaires qu’ils possédaient. Avec plus ou moins de réussite, il faut le souligner…

Le basketteur LeBron James ne s’est d’ailleurs pas privé de les moquer…

On nous dit également dans l’oreillette que Kanye West souhaite organiser une rencontre en Colin Kaepernick et Donald Trump. Comme quoi, une bonne campagne publicitaire mène à tout.

Les résultats

Jackpot pour Nike ! De toute évidence, Nike a tapé fort, mais a surtout visé juste. Cette campagne est devenue l’une des plus discutées et des plus réussies de ces dernières années. C’est sans conteste LA campagne de l’année par son ampleur et son impact.

Quelques chiffres : la vidéo Dream Crazy a été vue plus de 80 millions de fois sur Twitter, Instagram et YouTube (26 450 678 de vues sur cette seule plateforme). Le tweet de Colin Kaepernick dévoilant la campagne comptabilise aujourd’hui plus de 369 000 de RT, près d’un million de likes, et a suscité plus de 47 000 commentaires.

« Il y avait des rumeurs sur le fait que la campagne Nike/Kaepernick plomberait les ventes, mais nos données de la semaine dernière ne confirment pas cette théorie« , a indiqué la compagnie au magazine Fortune, le 7 septembre dernier. Et pour cause, les ventes en ligne de Nike ont augmenté de 31% entre le dimanche 2 et le mardi 5 septembre (week-end de la fête du Travail aux États-Unis), rapporte Edison Trends, contre 17% l’année précédente.

Mieux : Mark Parker, directeur général de Nike, a affirmé devant les analystes de Wall Street à l’occasion des résultats trimestriels de la firme que cette campagne avait généré un « engagement record avec la marque ». Très loin des prévisions alarmistes de Donald Trump. « Nous nous sentons vraiment très bien et nous sommes très fiers du travail que nous avons accompli », a-t-il encore assuré : « Nous savons que les consommateurs en ressentent les conséquences ».

Si les actions Nike ont perdu 3% et vu sa valorisation chuter de près de 3,4 milliards de dollars dans la seule journée du 5 septembre (sortie de la vidéo), fin septembre, les actions du swoosh ont clôturé à un sommet sans précédent de plus de 85$ l’action.

Avec cette campagne, Nike a bénéficié d’une couverture médiatique de plus de 43 millions de dollars. Et ce, en moins de 24 heures. Des retombées presse en grande majorité neutre ou positive. Mais quelles que furent les réactions, toutes ont contribué à la campagne de Nike puisqu’elle était sur toutes les lèvres. La valeur de l’équivalent média de la campagne s’élevait à la mi-septembre à plus de 163 millions de dollars, d’après Apex Marketing Group. Dans le même temps, elle s’est positionnée comme une marque engagée.

« Nous croyons que Colin est l’un des athlètes les plus inspirants de sa génération, qui a réussi à utiliser la puissance de son sport pour faire avancer le monde », a déclaré à ESPN Gino Fisanotti, le VP de la marque pour l’Amérique du Nord.

Le case study

Les clés du succès

– Une orchestration de mains de maître
Nike et Wieden+Kennedy ont peut-être finalisé la campagne quelques jours avant son lancement, mais celle-ci a ensuite bénéficié d’un timing parfaitement maîtrisé et d’un écho considérable.

– Un choix risqué
Nike a osé la prise de risque en faisant appel à un ambassadeur très clivant dans son pays. Colin Kaepernick est toutefois adulé des jeunes, nouvelle cible de Nike qui n’a donc que faire de voir les vieux mâles blancs se détourner de ses produits. Un courage salué et un engagement politique inédit (de mémoire) de la marque. Du moins dans son caractère aussi ouvertement opposé à Donald Trump.

– Le Just do It, entre stabilité et évolution
Alors que le slogan Just Do It est célébré pour les 30 ans de sa création, celui-ci n’est là que pour souligner une autre tagline plus en phase avec son époque et les défis auxquels elle fait face. Ce qui n’a rien d’anodin. Il faut dire qu’en termes de pérennité, le slogan de Nike est un cas d’école.

–  Un écosystème puissant
Nike c’est aussi une écurie d’athlètes à la forte personnalité. En intégrant Serena Williams et le marathonien Eliud Kipchoge à « Dream Crazy », la campagne dépasse le cadre du soutien à Colin Kaepernick et se déploie sur d’autres sujets d’actualité. Faisant perdurer le message de Nike encore et encore.

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