Retour sur un succès couronné par une évolution de la législation européenne.
En septembre dernier, Carrefour et Marcel lançaient le Marché Interdit, un « combat pour la qualité alimentaire et la biodiversité ». Derrière la création d’une nouvelle gamme de fruits et légumes issus de semences paysannes, biologiques et rares, le duo s’est mis en tête de faire évoluer la loi. Le pari s’est-il avéré gagnant ? Oui puisque l’Union européenne vient de faire évoluer fin avril la réglementation sur l’agriculture biologique, allant dans le sens de la campagne de Carrefour. Comment ce tour de force a-t-il été réalisé ? Analysons ce succès avec Sarah Lemarié, planner stratégique senior de l’agence [tag]Marcel[/tag].
Le contexte
Depuis 1992 et son offre bio, « une première à l’époque pour la grande distribution française », Carrefour met en place des initiatives favorisant la diversité de l’offre alimentaire. En 1999, l’enseigne rappelle qu’elle a « supprimé les OGM de tous les produits à sa marque, avant la réglementation sur l’étiquetage des OGM en 2003. En 2013, dans le cadre de son plan agro-écologie, la première filière française de poulets sans traitement antibiotique est lancée. »
Cet engagement de la part de Carrefour était jusqu’alors peu identifié par le grand public, dans un univers concurrentiel de la grande distribution où le bien manger est désormais revendiqué par toutes les enseignes ou presque. Or « Carrefour est légitime de par son engagement de plus de 25 ans » selon Sarah Lemarié.
L’idée
Une opportunité d’engagement supplémentaire de la part de Carrefour a alors été identifiée. En effet, selon l’enseigne, « la législation interdit aujourd’hui le commerce de semences de plus de 2 millions de variétés issues de notre patrimoine ». Ces « semences paysannes », que les agriculteurs sélectionnent et prélèvent de leurs propres récoltes, ne peuvent être vendues.
Pour être précis, la réglementation issue du décret n°81-605 du 18 mai 1981 n’interdit pas la vente de fruits et légumes issus de telles semences. Ces dernières ne peuvent être vendues, ou alors elles doivent être référencées dans le catalogue officiel du Gnis, le Groupement national interprofessionel des semences et plants. Or un référencement peut coûter entre « 6 000 et 15 000 euros » selon le Figaro ce qui est inabordable pour nombre de petits producteurs.
Quel est l’intérêt de consommer des fruits et légumes issus de semences paysannes ? Car cela permet de (re)découvrir des variétés disparues ou peu connues, et d’avoir un choix autre que les fruits et légumes parfaitement calibrés, le plus souvent sans goût, auxquels la grande distribution nous a habitués. Un chiffre fort : 90% de variétés cultivables ont déjà disparu au cours du XXème siècle à l’échelle mondiale selon la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
Carrefour, sur les bons conseils de l’agence [tag]Marcel[/tag], a mis en place une nouvelle campagne et une nouvelle offre en septembre dernier : le Marché Interdit.
L’idée : vendre des variétés de fruits et légumes biologiques issues de semences paysannes, jusqu’alors inaccessibles au plus grand nombre.
Le vecteur : l’interdit. Non les fruits et légumes proposés par Carrefour ne sont pas illégaux. En revanche, c’est la généralisation via la commercialisation de ces semences anciennes (ou nouvelles !) qui l’est. L’annonceur et l’agence ne vont cesser alors de jouer avec la notion d’interdit, suscitant à la fois la curiosité et quelques remarques d’observateurs, nous y reviendront.
L’objectif : faire évoluer la réglementation pour permettre aux semences paysannes d’être vendues librement, favorisant ainsi la diversité de l’offre en magasin.
La campagne
Le 1er pillier de la campagne a été de lancer dans une quarantaine de magasins Carrefour des fruits et légumes issus de producteur bretons, regroupés au sein de l’association KAOL KOZH et de l’organisation APFLBB, et qui se battaient depuis des années pour faire connaitre leurs démarches.
Les clients Carrefour en quête de nouvelles sensations végétales ont alors pu dévorer pour la 1ère fois l’oignon rose d’Armorique, l’artichaut Camus du Léon, l’artichaut Glas Ruz, l’échalote demi-longue de Cléder, le potimarron Angélique, la courge butternut Kouign Amann, la tomate Kanevedenn, le haricot coco du Trégor, la rhubarbe acidulée de Bretagne, ou encore le radis noir d’Armorique…
Pour soutenir ce lancement, deux films ont été conçus par Marcel. L’un, très pédagogique. L’autre pastichant le côté « marché noir » de l’opération. Des prints allaient dans le même sens.
Au delà de ces supports, « un grand dîner interdit » a été organisé la veille de la mise en rayons à la Fondation Good Planet, comme nous l’explique Sarah Lemarié. Les invités « des KOL (key opinion leaders) et des médias généralistes ». Ce dîner a été l’occasion pour Carrefour d’inscrire le projet dans la durée puisqu’un « contrat de 5 ans liant Carrefour et les producteurs a été signé lors de la soirée ». Cet engagement résultant d’une demande des agriculteurs : « Nous leur avons expliqué qu’on voulait un contrat sur le long terme et bien rémunéré car cultiver des semences paysannes coûte plus cher. Ils ont accepté toutes nos conditions ! » comme l’explique René Léa de l’association KAOL KOZH.
Une pétition a été créée sur le site Change.org, « ce qui était une première pour une marque sur la plateforme » selon Sarah Lemarié. Le but ? Faire pression pour changer la loi en faveur des semences paysannes, que ce soit au niveau européen ou local. Tout simplement !
En coulisses, le projet a nécessité 10 mois de développement, « dont des dizaines et des dizaines d’heures avec des avocats », comme s’en amuse aujourd’hui Sarah Lemarié. L’enjeu juridique était exceptionnellement double pour l’agence et son client : « nous devions nous assurer que la campagne soit validée juridiquement, mais aussi que ce qui était demandé en termes d’évolution de la loi soit réalisable ! » Ce travail a permis d’identifier que c’était au niveau européen que la réglementation devait évoluer, celle régissant agriculture bio devant être débattue au printemps.
Enfin, Carrefour accompagnera les producteurs via sa fondation avec « la mise en place d’une Maison des Graines des Paysans dans le cadre d’un mécénat du Fonds Biodiversité qu’elle a nouvellement créé et doté d’un million d’euros. La Maison des Graines des Paysans s’attachera à la recherche sur les espèces potagères avec 450 ressources végétales collectées et à l’amélioration des techniques de production de semences dont elle soutiendra la diffusion. »
Les résultats
– Fin avril, une nouvelle législation a été adoptée par le parlement européen pour soutenir la production biologique. Applicable dès 2021, celle-ci autorise « la reproduction végétale de matériel hétérogène biologique », ce qui comme l’explique en détail Le Figaro, permet la commercialisation de semences paysannes sans référencement dans le catalogue du Gnis, et donc leur potentiel développement.
Si le poids de la campagne du Marché Interdit est difficilement estimable dans cette victoire réglementaire, cela reste une excellente nouvelle pour les partisans de l’agriculture biologique !
– Plus de 200 retombées médias, dont de nombreux généralistes : France 2, M6, LCI, BFM, Libération, Marianne, Les Echos, Le Parisien, France Inter, Europe 1, La Tribune, France Info…
– 69% de parutions en ligne, redirigeant ainsi le trafic vers la pétition.
– 82 820 signatures de la pétition Change.org.
– Un équivalent média de 3,5 millions d’euros en earned.
– 70 tonnes de fruits et légumes « interdits » vendus, « en rupture de stock systématique » selon Sarah Lemarié, la production étant à date encore trop réduite.
– Des ambassadeurs inattendus comme Périco Legasse, journaliste, critique gastronomique, et pourfendeur habituel des enseignes, qui a qualifié sur LCI la campagne Marché Interdit de « moment historique pour la grande distribution », enchainant ensuite avec un article dans Marianne titré « MERCI CARREFOUR ». Maxime de Rostolan, fondateur de Fermes d’Avenir a également déclaré « Face à un mur depuis des années, il faut changer les choses de l’intérieur ». Enfin, la Confédération Paysanne a salué publiquement la démarche de Carrefour.
Cet article ne serait complet sans évoquer les réactions plus mitigées du Gnis – pour qui la grande distribution ne puise déjà pas suffisamment dans son catalogue de 3200 variétés – ou du Réseau semences paysannes, peu heureux que le terme « semences paysannes » se retrouve utilisé dans le cadre d’un projet que ce rassemblement n’a pas soutenu.
Les clés du succès
– Du « lobbying » par une agence qui n’en fait pas
En voulant peser sur la réglementation, Marcel s’est frottée à une discipline qu’elle connait peu : le lobbying. Bien entendu, la pépite créative de Publicis Groupe a traité le sujet de façon virale, pour le grand public, et non telle une agence d’affaires publiques. Cette sortie de sa zone de confort a permis à l’agence « de retrouver de la naïveté, de partir de zéro sur certains sujets de la campagne » comme l’avoue Sarah Lemarié. Travailler avec des avocats, identifier une opportunité d’évolution de la loi n’avait rien d’aisé pour les jeunes équipes de Marcel (28-29 ans d’âge moyen).
– La relation agence-annonceur
« Même avec un accompagnement de tous les instants par des avocats, cette campagne comportait de nombreux risques » pour Sarah Lemarié. Des risques que l’annonceur a su prendre en symbiose avec son agence, les deux entités « partageant des convictions communes ».
– Les parties prenantes
Au delà des relais d’opinions et des médias qui se sont avérés décisifs, Carrefour a su intégrer au projet les producteurs bretons. « René Léa (association KAOL KOZH) a par exemple vu les maquettes dès le début, avant même que ce soit validé par le juridique. Notre commercial était dans les champs pour les lui montrer ! » Preuve selon Sarah Lemarié qu’aucun acteur n’a été mis de côté dans le processus créatif et stratégique de la campagne.