Face à la crise, des perspectives mêlant data, tech et conseil.
Aujourd’hui, lorsque l’on évoque le futur des agences média, il n’est plus temps d’évoquer la désintermédiation imposée par les GAFA comme principal challenge rencontré. Certes, le marché est toujours trusté par un duopole affamé. Les agences médias font toutefois face à une concurrence protéiforme et autant de défis à relever : nouveaux acteurs, intelligence artificielle, blockchain, programmatique, privacy, consultants, internalisation chez l’annonceur (in-house)…
L’évolution des formats consommés (vidéos, tutoriels, images, podcasts, etc.) et des comportements ainsi que la multiplication des points de contact et des sources d’informations complexifient les parcours d’achat. Dans le même temps, le nombre d’interactions avec les marques progresse, notamment sur Facebook et Instagram où ⅓ des Stories les plus regardées proviennent des marques. Il ne s’agit plus désormais de déterminer quels médias choisir pour sa campagne, mais quelles cibles doivent être adressées.
De ce fait, les marques ont autant besoin de conseils que de profils à même d’analyser datas et marchés. Plus encore dans un monde en crise économique avec des investissements média en net déclin sur certains segments.
Quels sont les défis rencontrés par les agences média aujourd’hui ? Comment s’adapter aux transformations du secteur, notamment en matière d’offres et de recrutement ? Sont-elles vouées à disparaître ?
Gautier Picquet, président de l’Udecam, de l’ACPM et de Publicis Media, ainsi que Bertrand Nadeau, directeur communication et développement d’Omnicom Media Group pensent l’avenir des agences média.
Des défis amplifiés par le Covid-19 et le climat
-Présents
Quel pourrait être le principal défi des agences média dans un monde bouleversé par la crise économique et bousculé par de nouveaux acteurs ? En 2017 déjà, l’adserving, une approche data driven de la création publicitaire, interrogeait l’existence des agences média. Un an plus tard, il s’agissait de rapprocher agences créa et médias dans l’intérêt des annonceurs. Pourtant, quelles que soient les perspectives évoquées, “LE défi est toujours le même depuis plus de 20 ans, estime Bertrand Nadeau, directeur communication et développement d’Omnicom Media Group, faire progresser le business des annonceurs qui nous confient leurs budgets.” Si le constat semble simple à formuler, la réalisation de cet objectif est, elle, “de plus en plus complexe”, poursuit-il. De la multiplication des points de contact, au parcours média de plus en plus éclaté. S’ajoute à cela, une confiance envers les marques et les médias (émetteurs et récepteurs) qui s’érode de la part des consommateurs. Le directeur de la communication et du développement d’OMG observe ainsi une “société qui se polarise toujours plus, avec les réseaux sociaux comme point de départ régulier, pires amis ou meilleurs ennemis des marques et des médias”.
Du côté de l’Udecam, l’Union Des Entreprises de Conseil et Achat Média, son nouveau président Gautier Picquet (désigné en décembre 2019) observe deux types de grands défis, structurels et conjoncturels. Parmi les défis conjoncturels :
Il est difficile de ne pas évoquer le défi représenté par cette pandémie et la crise qui a suivi. Celle-ci s’est traduite par une chute de -17 % du PIB au premier semestre 2020, selon l’INSEE. Dans le même temps, les recettes publicitaires des médias accusent une chute de 22 % au premier semestre 2020. “Ces chiffres montrent que cette crise affecte l’ensemble de l’économie, agences et médias comme annonceurs, pointe COO de Publicis France et président de Publicis Media. La chute des investissements média touche quant à eux en premier lieu les agences média, avec une prévision de plus d’un milliard d’investissements en moins sur l’année. L’enjeu est donc de reconstituer cette richesse et d’encourager au réinvestissement publicitaire sur le marché pour reconquérir ces milliards afin de préserver les marques, les médias et protéger nos métiers.”
Pour Gautier Picquet, “les propositions des citoyens témoignent d’un profond rejet de la publicité”, entraînant une “responsabilité du secteur face à ce constat.” D’autant que les propositions de loi déjà déposées soumettent des interdictions qui pourraient affecter jusqu’à ¼ du chiffre d’affaires des agences, selon l’AACC et l’Udecam. TF1 Pub annonce de son côté que cela pourrait mettre en péril 30 à 40 % de son CA, rappelle le président de l’Union des entreprises de conseils et achats média. “Le défi est de démontrer comment la communication peut, au contraire, accompagner la transition demandée par les citoyens. De quelle manière elle peut être éthique et responsable, et soutenir les médias et la démocratie. Nous faisons face à un enjeu sociétal et économique : revenir à l’utilité de la publicité, analyse-t-il. Notre utilité, celles de nos métiers, dans sa manière de contribuer à l’économie, au changement de perception doit être expliquée et démontrée aux yeux de tous.”
Un sentiment partagé par Bertrand Nadeau d’Omnicom Media Group pour qui, “l’évolution des comportements de consommation prenant en compte, à juste titre, les enjeux écologiques et sociétaux obligent les marques à tendre vers l’exemplarité” pour (re)gagner une confiance qui s’est étiolée. “Nos grands défis sont ceux que rencontrent nos clients, ni plus ni moins.”
Sujet sensible s’il en est, les défis posés par les mesures de protection de la vie privée ciblant cookies et autres traceurs ont de quoi inquiéter les agences média. Le président de l’Udecam note ainsi que “les lignes directrices de la CNIL (qui ont par ailleurs été jugées comme entachées d’excès de pouvoir par le Conseil d’État) sont très strictes et portent atteinte à la liberté d’entreprendre des agences et des acteurs médias”. Des limitations auxquelles s’ajoutent celles prévues sur iPhone avec iOS 14 faisant craindre à Gautier Picquet que ne se développent des “contraintes réglementaires dépourvues d’intérêt général”. “Il faut protéger une souveraineté digitale, la libre entreprise et in fine la libre concurrence à l’échelle européenne et mondiale.”
– Passés
Si “le monde d’après” est sur toutes les lèvres, des défis structurels préexistaient à la crise de la Covid-19, rappelle le président de Publicis Media :
Pour Gautier Picquet, les compétitions à répétition ont bradé les talents et les expertises des agences alors même que leurs métiers deviennent de plus en plus pointus. Il estime nécessaire d’établir une nouvelle donne entre agences et annonceurs pour revaloriser les métiers et permettre aux agences médias de créer plus de valeur à leur service. “Nous avons besoin d’un système conduit par la croissance plutôt que la décroissance, sinon nous allons mourir.”
Si le marché est déjà ultra concurrentiel, le COO de Publicis France observe que les agences font face à une triple concurrence :
– Une concurrence “idiote” entre agences
“Idiote”, car une concurrence sans limites s’installe pour gagner à tout prix, tirant tout le monde vers le bas : “La première destruction du marché s’opère entre nous, estime-t-il. Le dumping et les compétitions ont un effet dévastateur.”
– Une concurrence de la part des GAFA
Ces derniers “accaparent la donnée et empêchent le développement de certains produits digitaux, tout en drivant notre propre marché. Si ce n’est pas politiquement correct de dire que les GAFA peuvent être nos concurrents, c’est politiquement vrai de dire qu’ils limitent notre marché et peuvent nous empêcher de faire notre métier.” Gautier Picquet appelle donc à une “régulation” considérant comme “anormal que des acteurs aient assez de force pour réguler ce marché et s’en servir à leurs bénéfices (gestion de la data, captation de la connaissance consommateur, etc.).”
Dans notre dernière émission Les Enjeux – la Réclame “Le modèle agence va-t-il résister ou accélérer sa mutation avec la crise ?”, avec Mercedes Erra et Mathieu Morgensztern, le Country Manager de WPP France et CEO de GroupM France estimait en revanche que les GAFA n’entraient pas en concurrence avec les agences média. Avez-vous déjà vu un GAFA dans un appel d’offre ?
– Une concurrence de certains cabinets de conseil
Celle-ci empêche une différenciation par le haut. “Structurellement, le problème des agences média est qu’elles restent encore principalement dans le trading et l’achat d’espace. Il est nécessaire de mettre en valeur nos avantages concurrentiels (indépendance, expertise) de conseils auprès de nos annonceurs. »
S’adapter ou mourir ?
Ces défis et les transformations du secteur poussent les agences à se questionner sans cesse, à l’affût de nouveaux formats, comportements de consommation et innovations afin de proposer la meilleure offre possible, et repenser l’accompagnement client. Comme se différencier tout en restant pertinent et dans l’air du temps ?
– Dans l’offre proposée et l’accompagnement client
Pour Bertrand Nadeau, directeur de la communication et du développement d’Omnicom Media Group, les agences et leurs équipes “doivent plus que jamais, et avant tout, comprendre les business models de leurs clients, suivre les évolutions technologiques du marché tout en percevant les évolutions du comportement du consommateur, tant dans sa consommation média que dans ses attentes envers les marques.” Pour remplir cet objectif, l’agence doit s’adapter aussi bien au niveau du profil des personnes recrutées, que de la formation des collaborateurs ou encore dans l’organisation des équipes pour accompagner les clients, poursuit-il. Que ce soit en faisant évoluer les modèles de collaboration et de rémunération, ou en augmentant le temps passé « chez le client ». Cela peut ainsi se traduire par le fait d’implanter des personnes de l’agence chez l’annonceur ou proposer au client des séances de travail en mode sparring-partner sur des sujets qui ne sont pas obligatoirement liés au média.
Du côté de l’Udecam, si l’on reconnaît que la situation actuelle est évidemment difficile, on n’en reste pas moins confiant. En effet, la crise sanitaire a mis en lumière l’importance des agences dans l’accompagnement des annonceurs et des médias, ainsi que leur capacité à s’adapter en temps réel à l’évolution de la situation pour protéger autant que possible leur activité, rappelle Gautier Picquet. “Sans les agences, cette situation aurait été encore plus dramatique », analyse-t-il. Par ailleurs, “les agences développent la dimension-conseil de leur activité pour créer plus de valeur à la fois pour eux et pour les annonceurs. Il y a le développement d’expertises transverses qui associent média, marque et business. Nous sommes agences-conseil de la simplixité, avance-t-il, nous devons rendre simple ce qui nous est complexe.”
À l’instar du monde des médias, la solution à la survie des agences média et la clé de leur indépendance sont peut-être à trouver du côté de la diversification des revenus. “Les investissements publicitaires vont être difficiles ces trois prochaines années, prédit encore le président de Publicis Media et de l’Udecam. Au-delà du conseil, les agences sont désormais en capacité d’adresser de nouvelles préoccupations qui dépassent largement le média – développement durable, gestion data, et demain tous les enjeux de la télévision segmentée.”
Pour le président de l’ACPM, il faut savoir évoluer et s’ancrer dans une dimension-conseil en sortant du trading (qu’il ne reniera “jamais”) : “Nous devons optimiser l’investissement client à son propre bénéfice. Je dis souvent à la direction des achats : ‘Je ne suis pas là pour vous faire payer moins cher, mais pour que vous performiez mieux’, notamment en matière éthique, sociétale et durable.’’
– Quid du recrutement (profils et RH) ?
La crise liée à la Covid-19 et les transformations du secteur auront nécessairement un impact au sein des agences, que ce soit en matière de recrutement et de profils recherchés. “Soyons honnêtes, le marché va devoir se restructurer, les agences média également, tranche le COO de Publicis France. Nous vivons un moment difficile, nous allons devoir nous adapter aux impacts de la crise, à la réalité de notre pays, c’est-à-dire notamment adapter les masses salariales à nos revenus, puis savoir rebondir ensuite.”
Chez Omnicom Media Group, « le changement est certes important, mais déjà initié depuis plusieurs années, souligne Bertrand Nadeau : nous devons recruter des profils plus diversifiés, tant dans la formation que dans les compétences. Nous avons toujours et plus que jamais besoin d’experts média, mais nous musclons aussi fortement nos équipes avec des profils experts en marketing (issus d’annonceurs par exemple) côté conseil. Nous nous renforçons aussi en structurant des départements d’expertises, comme Annalect par exemple, avec des analystes, des data scientists, mais aussi des développeurs ou des experts des systèmes d’informations pour le traitement de la data, car il ne suffit pas de posséder des données pour bien les utiliser, encore faut-il relier ces données entre elles pour réussir à réellement comprendre ce qu’elles nous indiquent. Nous devons également continuer de mettre nos clients en contact avec des personnes toujours plus curieuses et audacieuses qui sont des qualités aussi essentielles que les expertises acquises et citées ici. »
Pour Publicis Media, les agences doivent également s’ouvrir à d’autres profils, à « des talents d’architecte à même de réfléchir data, planning, et penser un nouveau monde, des profils sur lesquels la concurrence est très rude », concède Gautier Picquet.
Pour réussir à séduire des profils aussi divers, Bertrand Nadeau mise sur la marque employeur. Toutefois, « cela nous oblige aussi à augmenter notre attractivité d’une manière globale en prenant en compte les attentes des nouvelles générations (télétravail bien sûr, mais aussi offrir la possibilité de travailler en dehors de Paris avec des implantations dans plusieurs villes en France, et ce, depuis de nombreuses années, etc.) et surtout, en permettant des évolutions rapides au sein de notre réseau pour offrir toujours plus de perspectives et de diversité à ceux qui nous rejoignent ».
Tous s’accordent sur le rôle que les agences ont à jouer dans le recrutement de demain et la formation de la jeune génération. « Nous avons des devoirs et des responsabilités, estime le président de l’Udecam, que ce soit sur les stages, les contrats de qualification, et les toutes premières formations pour donner envie d’exercer nos métiers. » Il poursuit : « Je crois profondément à une dette commune des dirigeants de ce secteur : celle de la chance que l’on doit donner aux jeunes, celle de la formation aux premiers métiers. Savoir redonner à la nouvelle génération ce que l’on nous a donné il y a 20 ans. Nous avons un devoir d’embaucher des jeunes, de les accompagner dans leur formation. Nos métiers sont formidables et offrent des carrières multiples. Très peu d’écoles forment à nos métiers et peu les connaissent. »
À cette dette envers la nouvelle génération, s’ajoute « un devoir de bienveillance et d’inclusivité d’agir pour une société plus juste, avec une vraie égalité de rôles et de salaires, une vérité d’inclusion et de diversité. Le nombre de femmes à la tête des agences média est trop faible par exemple. Les agences média doivent agir et refléter la couleur de la France, une France diverse, riche de ses différences et de ses talents ! Les agences média se doivent d’être dans l’air du temps, de se bouger. Il faut arrêter de donner des leçons aux autres et ne pas se les appliquer à soi-même. Les hommes de 40 ans ne doivent pas finir entre eux, Mad Men c’est terminé ! »
Et demain ?
– Une place à (re)conquérir
Quelle sera la place des agences média dans la stratégie des annonceurs ? Celle d’un partenaire de confiance, prédit le directeur de la communication et du développement d’Omnicom Media Group. Des partenaires avec qui ils peuvent partager stratégie et problèmes tout en se faisant prodiguer des conseils « bien au-delà du média ». « Et cela s’explique sans aucun doute par notre position dans la chaîne de valeur du marketing publicitaire : nous sommes les seuls à avoir la visibilité de l’efficacité de toute la chaîne marketing. Nous savons ce que demande le consommateur, ce qu’il achète, les tendances qui émergent, et dans le même temps nous avons aussi accès aux informations plus sensibles de nos clients avec la connaissance des produits qui se vendent ou pas, des performances de campagne sur les ventes (digital et physique), mais aussi sur les évolutions de perception de marque. »
Lorsque cette connaissance est transformée en compétences, « alors vous pouvez proposer du conseil à forte valeur ajoutée aux annonceurs permettant de créer encore un peu plus de valeur pour eux”, conclut Bertrand Nadeau.
Un point sur lequel le rejoint Gautier Picquet. Ce rôle-conseil doit se déployer sur « une vaste gamme de préoccupations », qui voit l’agence média devenir l’acteur de la performance et du ROI des annonceurs, puisque ces derniers ont besoin d’avoir des « visions de ROI tangibles, même à court terme, et une vision éthique de la performance, c’est-à-dire une mesure identique pour tous. » Il est donc nécessaire de fournir « un conseil agnostique que seules les agences peuvent fournir. »
Le CEO de Publicis Media estime également inévitable de convaincre les annonceurs de l’utilité de l’investissement pour accompagner la relance économique, sociétale et démocratique du pays. « Nous investissons en média, nous ne dépensons pas. Toutes les entreprises ont leur part à jouer. L’agence média a ce rôle de vecteur de conseils et de performances à court et long terme. »
– L’agence média de demain sera…
« Une agence centrée sur les métiers data et conseil, prédit Gautier Picquet, c’est-à-dire sur plus de stratégie et de valeur et moins sur le trading. In fine, ce sera la synthèse entre une société technologique, pour expliquer la complexité du monde data qui va diriger nos intérêts futurs, et un cabinet de conseil avec l’expertise média et la créativité en plus. » Une agence média qui sera « riche de talents très différents, qui savent travailler ensemble et qui n’ont qu’un objectif : protéger les marques via un écosystème média très fort. »
Pour Bertrand Nadeau, « l’agence média de demain aura pour ‘simple’ mission de faire progresser le business de ses clients… et pourquoi pas imaginer qu’elle deviendra le lieu de convergence d’autres métiers de la communication et du marketing, qui sait ! »