« Les scandales liés aux données personnelles n’ont jamais concerné les cookies publicitaires »

Par Élodie C. le 19/04/2021

Temps de lecture : 10 min

Nicolas Rieul, IAB France, est l’Antécrise de la semaine.

Alors qu’un troisième confinement national a été décidé en France, et que près de 18,38 % des Français ont reçu au moins une dose de vaccin contre la Covid-19, la Réclame entend combattre la morosité ambiante avec sa rubrique : L’Antécrise.

Dans cette série d’interviews, nous donnons la parole à des dirigeant(es) confiné(e)s d’agences, de marques, d’associations professionnelles, de régies, et d’adtech. Le but ? Impulser une énergie positive pendant cette période complexe. Nous nous interrogerons sur comment garder le moral à titre personnel, comment rassurer son équipe en tant que manager, et comment transmettre de l’optimisme à ses clients (tout en vendant quelques projets, cela va de soi). On le sait, au-delà de la dramatique crise sanitaire en cours, avoir confiance dans l’avenir, dépenser, investir… est clé pour traverser ces turbulences et limiter la casse économique.

Tout juste un an après son élection à la présidence de l’IAB France, Nicolas Rieul nous délivre une nouvelle dose d’Antécrise.

Cela fait un an tout juste que vous avez pris la tête de l’IAB France. Entre crise sanitaire, nouvelles recommandations de la CNIL (précisant l’application du RGPD), fin de l’IDFA et l’avènement du cookieless, quelle année pour démarrer une présidence ! Comment vous y êtes-vous préparé ?

Nicolas Rieul : C’est vrai que l’année 2020 s’est caractérisée par une accélération inédite de beaucoup de problématiques au sein de l’écosystème. Après, que ce soit pour la recommandation CNIL ou l’avènement du cookieless, ce sont des sujets qui sont traités depuis maintenant quelques années par l’interprofession. Avec plus de 8 ans d’investissement au sein des associations professionnelles, dont 6 au CA de la MMA (Mobile Marketing Association France) et 4 à l’IAB France, avant que j’en devienne président, j’étais déjà bien impliqué sur ces problématiques donc c’était assez naturel.

S’agissant de la crise sanitaire en revanche, c’était la cerise sur le gâteau.

Quel est le principal sujet qui préoccupe actuellement les membres de l’IAB France ?

N.R. : Comme tous les acteurs économiques, nos membres sont très préoccupés par la crise que nous vivons collectivement et l’absence de perspective d’un retour à la normale, du moins à ce stade. Même si notre secteur ne fait pas partie de ceux qui souffrent le plus actuellement, beaucoup de nos membres ont vu leurs revenus freiner avec la baisse des investissements publicitaires, ajoutant de l’incertitude à une industrie déjà en proie à de nombreuses transformations. 

Les deux dernières années ont été particulièrement denses pour le secteur avec des moyens considérables investis par tous les acteurs de la chaîne publicitaire pour se mettre en conformité avec le RGPD. Aujourd’hui, nous sommes fiers des transformations réalisées et de constater que, en dépit de tous les maux dont on l’accuse, la publicité personnalisée sur internet reste plébiscitée par les utilisateurs avec un taux de consentement de l’ordre de 70 à 90 % selon les derniers retours.

Mais ce n’est pas fini. D’autres évolutions structurelles sont en cours de déploiement et obligent l’écosystème, encore une fois, à mobiliser des ressources importantes pour s’adapter rapidement plutôt que pour contribuer à l’innovation du secteur. Je parle ici des plateformes structurantes et de sujets comme l’App Tracking Transparency (ATT) d’Apple qui, fort de sa position de première valorisation boursière et de son milliard d’iPhone présents dans le monde, peut agir aussi bien en législateur privé qu’en régulateur. Il ne faut pas sous-estimer les dangers pour la souveraineté et la démocratie que font courir ces gatekeepers en imposant leur vision au reste de la société et leur modèle à leurs concurrents.

Enfin, nous sommes et resterons très attentifs au projet de Privacy Sandbox de Chrome, qui pourrait redessiner l’intégralité de la chaîne de valeur des médias et de la publicité en ligne.  

Pour autant, d’autres choses nous animent et nous avons beaucoup de projets innovants pour le secteur à faire valoir. Nous sommes par exemple en train de réfléchir collectivement au déploiement de solutions intelligentes pour la télé segmentée ou encore de développer des solutions contextuelles performantes pour toucher les utilisateurs qui refusent de la publicité personnalisée.

On imagine que la récente décision de l’autorité de la concurrence refusant de suspendre l’outil d’encadrement publicitaire d’Apple tant décrié par Facebook a dû ajouter de la crise à la crise…

N.R. : C’est effectivement une déception pour l’IAB France et nos partenaires associatifs (MMAF, SRI, UDECAM), l’industrie ayant placé beaucoup d’espoir dans cette demande auprès de l’Autorité de la concurrence. Nous sommes d’autant plus déçus que les services de l’Autorité avaient d’abord recommandé la suspension d’ATT, avant que le collège ne décide, de façon assez surprenante d’ailleurs, de ne pas la suivre, craignant l’effet « Minority Report », c’est-à-dire une condamnation avant que le mal soit fait… Il s’agissait pourtant d’une véritable occasion de contraindre pour la première fois une plateforme structurante prise en flagrant délit d’abus de position dominante à revoir sa copie. Cet épisode nous renforce dans nos convictions : le droit de la concurrence n’est plus adapté à la typologie et au fonctionnement du marché du numérique européen, les discussions sur le projet de règlement DMA (Digital Markets Act, NDLR) en seront d’autant plus cruciales. 

Mais nous n’avons pas pour autant perdu sur tous les tableaux. L’Autorité continue d’instruire au fond le dossier afin de vérifier si l’ATT ne constitue pas une forme de discrimination pour les autres acteurs (« self preferencing ») et nous avons également obtenu un décalage de son déploiement de près de 8 mois désormais.

Par ailleurs, notre plainte a permis de mettre en lumière les pratiques d’Apple qui, selon notre analyse, viole de façon flagrante la réglementation européenne en activant par défaut, et donc sans le consentement éclairé des utilisateurs, les publicités personnalisées pour ses services. Cela a d’ailleurs donné lieu récemment au dépôt d’une plainte à la CNIL par France Digitale dont nous attendons les suites avec intérêt.

Pensez-vous, comme Pierre Calmard dans notre précédente interview L’Antécrise, que la focalisation de l’Europe sur l’encadrement de l’usage des données personnelles et le freinage du ciblage publicitaire est une grave erreur stratégique ?

N.R. : D’abord, je voudrais sincèrement saluer Pierre Calmard dont la liberté de penser n’est plus à prouver et qui nous permet de soulever sereinement et factuellement des questions importantes notamment quant à la relation fantasmée entre publicité et vie privée. La participation au débat d’un iconoclaste et philosophe comme Pierre Calmard légitime notre industrie et nous permet de sortir d’une forme de populisme ambiant qui caractérise trop souvent la manière dont la publicité est traitée.

Il ne faut pas être dupe, ceux qui caricaturent volontairement (ou non) le rapport entre données personnelles et publicité digitale utilisent le très sensible sujet de la vie privée comme prétexte pour pousser des thèses anticonsuméristes qui veulent en réalité se débarrasser de toute forme de publicité. Pire, parfois, ce n’est pas par souci idéologique, mais plutôt une façon pour certains de se positionner et d’exister, sautant sur une idée qu’ils pensent mainstream en faisant fi de sa complexité. Les grands scandales des dernières années liés aux données personnelles n’ont d’ailleurs jamais concerné les cookies publicitaires qui sont, je le rappelle, pseudonymes. Malheureusement une idée fausse, mais simple, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe. Ces mots d’Alexis de Tocqueville n’ont jamais été aussi justes.

Il faut aussi prendre conscience que le modèle de la publicité numérique est celui qui permet de maintenir un internet ouvert, où des contenus de qualité peuvent être accessibles par n’importe qui, indépendamment de ses ressources. Je souscris d’ailleurs totalement aux propos de Pierre Calmard dans vos colonnes sur l’importance de la gratuité de l’internet pour s’ouvrir sur le monde, j’ajouterai simplement qu’en tant que citoyens, nous devons tout faire pour préserver ce modèle qui permet l’accès à la connaissance pour tous. Aujourd’hui, les bénéfices offerts par la publicité personnalisée pour le consommateur sont très importants et les risques associés inexistants ou faciles à circonscrire. 

En fin d’année dernière, vous disiez dans notre dossier « Les douze travaux de l’adtech en 2021 » que le plus gros chantier à venir pour cette année, la fin de cookie tiers, débuté en 2020, consistait à « réussir à repenser collectivement les futures structures et les futurs standards techniques du monde de la publicité en ligne. » Qu’en est-il aujourd’hui ?

N.R. : C’est toujours en cours. C’est un chantier immense pour l’industrie dont l’essentiel fonctionne grâce aux cookies tiers ou via un identifiant pseudonyme mobile. Aujourd’hui, la quasi-intégralité des acteurs de l’industrie pâtit de décisions unilatérales de certaines entreprises qui viennent mettre à mal la solidité du secteur pour renforcer leur position sur le marché comme Apple.

Il est très important qu’un projet aussi structurant que « Privacy Sandbox » se fasse dans un cadre de concertation ouvert, sain et représentatif de tous les acteurs de l’écosystème. Nous devons avoir un débat de fond sur le sujet primordial qu’est celui de la protection des consommateurs.

Car la concertation est possible dans notre industrie et existe déjà bel et bien. Il faut ainsi souligner l’émergence d’initiatives collectives de l’écosystème. Je pense à l’Unified ID 2.0 lancé par The Trade Desk et qui est aujourd’hui hébergé par le consortium prebid.org ou plus récemment à SWAN qui fédère de nombreux acteurs habituellement concurrents, mais qui s’allient pour promouvoir un internet ouvert, non fragmenté, préservant la relation personnalisée des marques avec les consommateurs et la gratuité des contenus. C’est grâce à ce type de projets ambitieux que notre industrie parviendra à rester efficace et innovante.  

Aux États-Unis, le marché de la publicité en ligne a crû de +12,2 % en 2020 vs +2,6 % en France, à quoi l’attribuez-vous ?

N.R. : Je crois qu’il existe avant tout un facteur macroéconomique assez classique. Les économies anglo-saxonnes et les USA en tête chutent bien davantage que les économies européennes au moment des crises, mais rebondissent dans un deuxième temps beaucoup plus rapidement. Cette crise en est un nouvel exemple avec des économies européennes qui tardent à repartir tandis que les USA tablent déjà sur une forte croissance pour 2021. 

Il y a aussi un facteur culturel, lié au rapport à la consommation et à l’économie en général. Le rapport à la publicité est assez différent entre les USA et l’Europe. Nous avons observé une certaine frilosité des marques pendant la crise en France qu’on ne retrouve pas aux USA et qui a pu freiner une partie des recettes de l’industrie au premier semestre 2020. 

D’un point de vue plus technique, un tel écart peut s’expliquer également par le poids du programmatique aux USA qui a progressé de plus de 25 % selon les chiffres de l’IAB US contre seulement 4 % en France. Cela s’explique aussi par la maturité digitale du marché américain qui a permis de tirer davantage bénéfice de la crise contrairement à la France dont la digitalisation du tissu économique n’est pas encore au même niveau. 

Pour nous, il s’agit d’une raison supplémentaire pour renforcer la digitalisation de notre économie et soutenir l’industrie de la publicité numérique en France et en Europe comme facteur d’innovation et de croissance.

L’adblocking est-il encore un sujet en 2021 ?

N.R. : C’est un sujet qui a plus de 10 ans maintenant. Depuis, beaucoup d’efforts ont été entrepris par la profession notamment via le label Digital Ad Trust porté par l’interprofession et qui permet de valoriser les sites qui s’engagent dans des pratiques publicitaires responsables.

Finalement, les risques pour l’industrie ne reposent plus sur le choix des utilisateurs, mais sur les plateformes structurantes qui décident à leur place de ce qui est bon ou mauvais, comme nous l’avons vu avec l’ITP et l’ATT d’Apple. 

Comment voyez-vous le secteur de la publicité en ligne évoluer dans les prochains mois à venir ?

N.R. : La tendance aujourd’hui est à une croissance du secteur avec un basculement croissant des investissements publicitaires sur le digital et une digitalisation croissante de l’économie. Les usages des consommateurs ont évidemment évolué à la faveur de la crise avec un renforcement de la présence du digital dans les habitudes de consommation. C’est aussi le cas pour les entreprises et notamment pour le plus profond maillage de notre tissu productif, à savoir les TPE/PME qui ont massivement renforcé leur présence digitale ces 12 derniers mois. Enfin, on observe également une digitalisation croissante et rapide des médias avec la télé segmentée, l’audio-digital pour la radio ou encore le DOOH (Digital Out-Of-Home) sur l’affichage.

Au-delà de ces perspectives encourageantes, notre secteur va avoir besoin de se rassembler et de réfléchir collectivement pour surmonter les défis du moment et créer de nouveaux équilibres sur le marché de la publicité digitale.

Vos trois valeurs pour affronter les prochains mois ?

N.R. : Résilience, optimisme et collectif !

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