La revanche du ciblage contextuel et l'ascension du retail média.
Après des années de délibérations et d’anticipations, le monde du numérique et de la publicité se prépare à entrer dans une nouvelle ère, marquée par la disparition progressive des cookies tiers sur Google Chrome, le navigateur dominant à l’échelle mondiale. Cette transition, prévue pour commencer début 2024, représente un véritable tournant pour l’industrie, incitant les acteurs du secteur à adopter des solutions alternatives.
En dépit des avancées technologiques et des adaptations stratégiques, cette mutation soulève des questions fondamentales sur l’identification numérique et le ciblage publicitaire. Cette transition vers le « cookieless » semble s’annoncer non pas comme une simple tendance, mais plutôt comme une étape inévitable et décisive dans l’évolution de la publicité numérique. Alors que l’industrie se prépare à naviguer dans ces eaux inexplorées, un panel d’acteurs explore les tendances à venir pour le secteur.
Le cookieless (enfin)
L’arlésienne du cookieless sur Chrome (Google – Alphabet), LE navigateur à la plus grande part de marché dans le monde, prend fin. Peut-on le qualifier de tendance quand cela fait bientôt 4 ans que le sujet est sur la table ? Pour Chloé Six-Latapie, directrice générale de Gamned!, il aurait même fini par “lasser”, tant la question est latente depuis 2020. Ainsi, au 1er janvier 2024, les cookies tiers seront désactivés pour 1 % des utilisateurs, puis pour 100 % des utilisateurs à partir du 3e trimestre de la même année. Depuis trois ans, le secteur s’active et déploie des solutions probabilistes et déterministes, ID et data clean room notamment, quand Google a dégainé la Privacy Sandbox… qui refuse les identifiants créés par matching d’emails. Ces ID seraient donc moins une “tendance” de l’adtech en 2024 qu’une “technologie de transition”, estime Alain Lévy, CEO de Weborama : elles ne génèrent pas suffisamment de reach ou ne sont pas durables face à Privacy Sandbox ou les décisions d’Apple qui vont systématiquement contre ces solutions ID.
Relire notre dossier : Cookieless : quelles alternatives de ciblage pour les marques ?
On le voit déjà, la question de l’identité numérique et donc de l’identification sera cruciale. C’est même “l’enjeu le plus important auquel le secteur de la publicité digitale est confronté aujourd’hui” pour François-Xavier Le Ray, directeur général France de The Trade Desk. “ Jusqu’à maintenant, le secteur n’avait pas fait le travail nécessaire auprès des consommateurs pour s’assurer que l’échange de valeur sur lequel repose le fonctionnement d’open web soit bien compris. Aujourd’hui, avec la suppression des cookies tiers, l’ensemble des acteurs du secteur ont une opportunité unique de réparer le lien avec les consommateurs et de les informer sur les avantages d’une publicité pertinente : la transmission de données personnelles dont l’utilisation est clairement explicitée pour continuer à accéder à un contenu gratuit.” Selon lui, cela ne peut se faire sans passer d’un système d’opt-out à un système d’opt-in, avec une solution d’identité fonctionnant sur tous les canaux.
À la clé ? “Permettre aux annonceurs d’activer des campagnes plus percutantes grâce à un ciblage plus précis, plus mesurable, aux éditeurs de maximiser leur rendement et aux consommateurs de bénéficier de plus de transparence et de contrôle tout en bénéficiant d’expériences davantage personnalisées”, promet François-Xavier Le Ray.
Pour Weborama, point de lassitude avec le cookieless donc, mais la garantie d’entrer dans une nouvelle dimension, en particulier pour l’open web : “Les annonceurs vont devoir réinventer le travail des 15 dernières années, à savoir les insights, la segmentation, l’activation, la mesure, puisque rien ne sera plus possible. Tout ce que nous savions faire, il faut le repenser. C’est un énorme chantier qui va prendre plusieurs années, les cartes seront totalement rebattues sur l’open web, avec des technologies disparues et d’autres nouvellement au cœur du jeu.”
The rise of contextual AI
L’usage de l’intelligence artificielle dans le secteur de l’adtech n’est évident pas nouvelle, que ce soit avec les algorithmes, la data ou le machine learning. Toutefois, depuis l’émergence des IA génératives, son utilisation s’est renforcée, notamment pour tout ce qui touche à l’automatisation et la personnalisation de la création publicitaire. Plus généralement, l’intelligence artificielle permet une meilleure automatisation/optimisation des campagnes, comme avec Performance Max de Google ou Advantage+ pour TikTok, souligne Chloé Six-Latapie (Gamned!), et donc de gagner en productivité.
Si l’avènement d’un monde sans cookies tiers a suscité un vent de panique général en France, il a permis à l’ensemble du marché d’innover et a remis en lumière des solutions éprouvées, à l’instar du ciblage contextuel, qu’il convient aujourd’hui, au regard… du contexte, de (re)nommer IA contextuelle.
Comme le rappelle justement Alain Lévy (Weborama), l’open web est passé de 25 à 30% des impressions sans data en 2022, à 60 ou 70% en 2023 pour finir à 90% d’impressions “aveugles” fin 2024 : “Les stacks adtech n’auront pas accès à ces informations. La seule data/information dont on disposera, ce sera le contenu. Il faudra savoir le faire parler, l’interpréter, agir dessus, et ça, c’est le rôle de l’intelligence artificielle sémantique.”
Cela tombe bien, l’adtech possède une solution d’activation purement contextuelle et propriétaire depuis 2021, GoldenFish, Ces deux dernières années, Weborama a réalisé des AB testing sur des campagnes contextuelles d’un côté et avec cookie tiers de l’autre. Résultats : “Évidemment, plus le temps passe et plus les campagnes contextuelles surperforment. Elles surperforment à peu près dans toutes les catégories, que ce soit en termes de reach, branding, de performance sur des acquisitions, etc. La technologie est ultra puissante et totalement scalable demain.”
Ce “come back” du contextuel fait sourire Guillaume Belmas, CEO de Realytics, et les gens de l’écosystème télé, puisque le ciblage contextuel est le ciblage “naturel” utilisé en télévision “depuis la nuit des temps”. L’acteur spécialisé dans l’analytics TV et la TV programmatique vise donc l’étape suivante et travaille sur des sujets R&D pour “faire du contextuel au sens large”. Mais encore ? “Plus seulement au niveau du contenu et du programme, mais autour, c’est-à-dire le contexte d’un foyer ou le contexte d’un utilisateur à un moment donné par exemple.” Pour Guillaume Belmas, le ciblage contextuel est aujourd’hui trop restreint au contenu consommé (page ou vidéo) et pas assez au “contexte de consommation : la personne est-elle dans les transports en commun, est-ce le soir ou le matin ?” Et pourquoi pas aborder un contexte encore plus “pointu” : un contenu a-t-il une couleur ou fait-il ressentir une émotion particulière qui pourrait être liée à une marque ?
La mesure totale
Sans mesure, la performance n’est rien. Et dans ce contexte de cookieless à venir, elle sera un enjeu structurant pour l’industrie, promet Nicolas Rieul, président de l’Alliance Digitale (IAB France et MMAF). “Le défi sera de s’assurer d’une mesure de la performance efficace pour toute l’industrie et, en parallèle, de répondre aux besoins des annonceurs, d’adopter des méthodologies et solutions de mesures interopérables des nouvelles et nombreuses technologies qui seront à leur disposition.”
Mesure et planification/achats unifiés est un enjeu que l’on retrouve également chez Realytics, poussé par la fragmentation toujours plus importante des audiences. “La mesure total video est clairement le thème du moment pour nos clients et nos prospects, appuie Guillaume Belmas. Cela va être un sujet sur la partie télé, car Médiamétrie commence à s’en emparer et annonce un système de mesure qui devrait sortir courant ou fin 2024. C’est une réalité aujourd’hui : la patronne des achats (trading) d’une grande agence m’a confié qu’il serait déraisonnable, voire impensable désormais, de recommander à l’un de ses clients de ne faire que de la télé linéaire. Cela n’a plus de sens. Les plans mono dispositifs n’existent plus. C’est fort comme affirmation.”
Pour Antoine Ripoche, regional manager France chez Azerion : “La digitalisation récente des médias traditionnels, comme l’affichage extérieur, l’audio ou encore la télévision, a fait naître de nouvelles opportunités de communication pour les marques, mais également de nouveaux défis à relever. Longtemps silotés, ces nouveaux médias devraient se voir consolider en 2024, autant dans l’acte d’achat que dans la mesure de leurs performances. Dans ce contexte, et avec une forte tendance à la multiplication des écrans, c’est notre rôle, en tant que partenaire technologique, de soutenir nos clients – agences média et annonceurs – avec des solutions et des services innovants et efficaces.”
Ce qui fait dire à Nicolas Rieul (Alliance Digitale) que “2024 devra mettre un point d’honneur sur les capacités de mesures des nouveaux environnements et les KPI associés. Ces dernières années, les mutations technologiques ont permis de faire émerger de nouveaux canaux synonymes d’opportunité publicitaires, tel que la télévision et l’audio digitale, le DOOH, et évidemment l’IA Générative. Ces environnements devront faire preuve de rigueur dans la manière dont sont mesurées la performance et la qualité des campagnes média. Ils devront aussi nous permettre de lever le voile sur des indicateurs de performance émergent dans la mesure des campagnes, comme l’attention.”
Ce que relève aussi la directrice générale de Gamned!, l’agence de marketing digitale experte en programmatique : “L’attention deviendra une nouvelle métrique pour monitorer les campagnes. Si les mesures ad-centric (issues des régies publicitaires notamment) vont perdurer, la mesure du CTR (taux de clic) ou de l’impression ne seront plus suffisantes pour des logiques de branding. La mesure a besoin d’être standardisée et utilisée par tous les acteurs, il conviendra de trouver le modèle économique le plus adéquat pour monétiser un inventaire avec une attention plus forte.”
La percée du retail media
Déjà star montante de l’achat média et plus généralement de la publicité en ligne, seul segment digital en forte croissance en 2023 en France (9 milliards d’euros, soit 8% du marché global) adulé pour sa précision d’orfèvre, le retail media et sa data devraient continuer de nourrir les stratégies des acteurs de l’adtech. Notamment via Unmilitail (groupe Carrefour et Publicis Groupe), Infinity Advertising ou encore Valiuz (enseignes du groupe Mulliez).
“Le retail média, canal montant, ne montrera pas de signes de ralentissement en 2024 et l’open web sera l’un des principaux moteurs de cette évolution, confirme François-Xavier Le Ray (The Trade Desk). Car le retail media ne s’arrête pas aux sites marchands. Partout où les données peuvent être activées – les campagnes display et mobiles, mais aussi l’audio numérique, le DOOH, la télévision connectée et segmentée – la retail data jouera un plus grand rôle en 2024. Les marques ont d’ailleurs tout à gagner à l’intégrer dans leur stratégie omnicanale, car cette data offre une vision plus holistique, reliant les achats à l’ensemble du parcours numérique.” L’IAB Europe ne s’y est pas trompé en prévoyant des dépenses publicitaires atteignant près de 25 Mds€ en 2026.
Chloé Six-Latapie (Gamned!) observe également une accélération du retail media porté par les “efforts des enseignes et des commerçants pour développer le commerce en ligne. Qui dit développement de l’e-commerce, dit plus d’audience et aussi plus de data.”
“Avec des plateformes de plus en plus sophistiquées, mais aussi plus simple d’utilisation, les retailers ont l’opportunité d’aller chercher de nouvelles sources de revenus. En parallèle, les annonceurs vont poursuivre la rationalisation de leurs investissements publicitaires en adressant essentiellement le marché des médias. Cela permet d’être beaucoup plus proche de l’acte d’achat des internautes, puisqu’on est sûr de pouvoir adresser le consommateur lors de son parcours d’achat et donc de monétiser de nouveaux emplacements publicitaires à la fois sur Internet, sur le parcours de conversion en magasin, dans les zones de chalandise ou les zones commerciales.”
Selon les derniers chiffres, le retail media représente environ 10 % du marché digital. “Mais pas 10 % de nouveaux revenus digitaux, précise-t-elle, cela correspond à un transfert d’investissements des annonceurs sur ces leviers sociaux très ROIstes pour eux.”
Kamel El Hadef, co-fondateur d’Audion, note aussi une concentration du marché retail media. Criteo, le spécialiste de la publicité en ligne, a développé cette nouvelle activité tout azimut. Aujourd’hui, c’est elle qui tire la croissance, et représente déjà 29 % du CA.
“Criteo s’est recentré sur le retail media avec la volonté de proposer un accès à une data très fine à ses clients, pour plus d’efficacité dans leur plat média, observe Kamel El Hadef. C’est ce que propose Publicis avec Carrefour, mais aussi Valiuz, l’alliance data d’une vingtaine d’enseignes membres de l’Association Familiale Mulliez (AFM – Alinea, Auchan, Boulanger, Décathlon, Flunch, Jules, Kiabi, Leroy Merlin, etc). C’est une tendance observée dans les mois écoulés et qui, à mon avis, va se renforcer dès l’année prochaine.”
Pour l’Alliance Digitale, “2024 sera aussi l’année de la standardisation : le retail media, doit encore harmoniser la mesure de ses campagnes entre les différentes parties prenantes, avance Nicolas Rieul. Pour cela, les enseignes devront se réunir pour définir les indicateurs standards qui permettront aux annonceurs de faire preuve de plus d’intelligence média dans l’orchestration de leur stratégie. Les travaux de l’Alliance Digitale sur la standardisation de la mesure retail média vont d’ailleurs dans ce sens en réunissant l’ensemble des enseignes autour de ces discussions. Il en va de même pour les enjeux environnementaux qui nécessiteront de promouvoir une standardisation globale des enjeux de mesure de l’impact carbone, comme dans le cadre de notre référentiel commun avec le SRI, afin d’aligner le marché autour des méthodologies de calcul de l’empreinte environnementale de nos campagnes.”
La rationalisation technologique
Les derniers rachats et rapprochements dans le secteur tendent à le démontrer, le marché de l’adtech passe d’un univers fragmenté à univers consolidé. Face à une croissance ralentie et un contexte géopolitique aussi tendu qu’incertain, le marché rationalise son stack technologique. Pour illustrer ce besoin, Kamel El Hadef, co-fondateur d’Audion, prend un exemple qu’il connait bien : “Pour pouvoir héberger, diffuser et monétiser ses inventaires publicitaires en audio, un éditeur aura besoin à la fois d’utiliser un CMS (Content Management System), c’est-à-dire une plateforme d’hébergement ; un SST pour vendre son espace publicitaire – pour que d’autres acteurs via des DSP puissent les acheter – ; il va devoir aussi choisir un adserveur pour diffuser ses campagnes et les intégrer au sein de son contenu ; et s’il a envie de transformer automatiquement son contenu écrit en audio (text-to-speech grâce à l’IA), il va devoir utiliser une autre technologie.” Soit pas moins de 4 technologies et potentiellement autant de prestataires.
À l’instar de leur solution propriétaire, Audio 360, lancée cette année, Kamel El Hadef, co-fondateur d’Audion, voit émerger des “one stop shop” à même de gérer l’ensemble du parcours d’une campagne. Soit la réunion de l’ensemble de ces technologies en une seule et même plateforme “pour permettre à un éditeur de rationaliser ses coûts, sa productivité, et donc la manière et l’efficacité avec laquelle il va pouvoir à la fois créer du contenu, l’héberger, le distribuer et le monétiser.”
Un impératif qu’il a vu apparaitre lors de discussions avec ses partenaires (Prisma Media, Webedia ou récemment le groupe Le Monde) et futurs et d’autres éditeurs : “Ce sujet de la rationalisation est crucial : ces dernières années, nous avons assisté à un entassement du marché, à une pandémie mondiale Covid, une croissance de l’industrie de la publicité qui s’est ralentie, à la guerre en Ukraine qui a entraîné une nouvelle crise économique, etc. Autant de choses à même d’apporter de la friction sur le marché de la publicité et qui rendent impératif de se dôter d’un stack technologique global”.
L’adtech se trouve à l’aube d’une ère nouvelle, marquée par des transformations majeures et des innovations. Les acteurs du secteur, confrontés à la fin imminente de l’utilisation des cookies tiers, redéfinissent leurs stratégies et se tournent vers des alternatives plus respectueuses de la vie privée. Des solutions comme l’IA contextuelle et le retail media émergent, promettant une publicité plus ciblée et pertinente, tout en respectant la confidentialité des utilisateurs. Cette transition vers un monde sans cookies tiers, bien que complexe, offre l’opportunité de créer un écosystème publicitaire plus transparent, plus équitable et plus efficace. Cette période de changement, bien que remplie de défis, est également riche en opportunités pour ceux qui sauront naviguer avec agilité dans ce nouvel environnement.