Pour un bonus-malus écologique dans la publicité ?

Par Élodie C. le 18/06/2020

Temps de lecture : 12 min

Moins radical qu’une Loi Evin pour le climat.

La société de consommation et la publicité telle qu’elle la promeut sont-elles à bout de souffle ? Ces derniers jours, plusieurs rapports d’ONG et d’associations appellent à la régulation radicale de l’activité publicitaire lorsqu’elle vante les mérites de produits socialement ou environnementalement contestables. Le rapport « Big Corpo » publié ce 9 juin y voit même un « impératif écologique et démocratique » tant les multinationales pèsent sur l’économie, l’environnement et les médias dans le monde. Des impératifs redoutablement apparus lors de la crise du Covid-19 qui voyait les confinés questionner notre société actuelle pour repenser celle d’après.

Faut-il imposer une « Loi Evin Climat » comme Greenpeace le propose ? L’industrie publicitaire a-t-elle les moyens de promouvoir un nouveau modèle de consommation ? Quelles sont les pistes envisagées pour acter la transition écologique du marché publicitaire ?

David Garbous, ancien directeur marketing de Lesieur et de Fleury Michon, en est convaincu, la publicité peut être une arme de construction massive pour peu qu’elle soit mise au service de stratégies véritablement vertueuses. Le fondateur du cabinet de conseil Transformation Positive et de la plateforme « Réussir avec un Marketing Responsable » opère un droit de réponse de l’industrie à ceux qui la dénoncent, sans omettre d’en pointer les failles dans ce nouveau Parole d’annonceur.

La crise sanitaire et le confinement qu’elle a engendrés ont poussé de nombreuses personnes à s’interroger sur la société dans laquelle ils vivaient. La sortie du rapport Big Corpo fait écho à ces questionnements-là, quel message prioritaire véhicule-t-il ?

David Garbous : Pendant le confinement nous nous sommes tous sentis en fragilité. Le sujet du climat est dans les esprits depuis longtemps, même si la perception de son urgence n’est pas immédiate. Avec le Covid, nous avons vécu une crise climatique de 0 sur l’échelle de Richter — car la « vraie » crise climatique sera beaucoup plus puissante. Nous avons néanmoins réagi de manière assez remarquable, même s’il y a eu le meilleur et le pire de l’humanité, en nous retrouvant collectivement autour de l’idée de protéger l’essentiel : ce qui nous alimente, nous nourrit, les relations entre les gens, mais aussi la santé. À ce titre, et comme l’a expliqué Bernard Latour récemment, la crise nous amène à réfléchir sur ce qui est vraiment essentiel. Nous nous sommes ainsi rendu compte que nous pouvions nous passer de beaucoup de choses : ce qui était essentiel six semaines auparavant, était finalement assez accessoire. Ce type de crise est comme une catharsis : elle autorise à penser la société dans laquelle on veut vivre. Comment remobiliser l’intelligence collective pour ne pas aller dans le mur ?

Le rapport Big Corpo explique que l’incitation à la consommation est encore pertinente aujourd’hui dans la société telle qu’on veut la construire. Si la publicité est remise en cause depuis longtemps – comme avec ces ONG demandant une « Loi Evin climat » – ce que pointe le rapport ce sont les faits, mais pas la cause. Lorsque l’on affirme, “la publicité, c’est mal”, on se trompe de combat : la publicité est un métier au service d’une stratégie de marque et/ou d’entreprise, ce n’est pas l’outil qui est pervers, c’est la stratégie qu’elle promeut. Si elle permet de construire le monde d’après, la publicité peut devenir une arme de construction massive.

De quelle manière ?

D.G. : Nous devons repenser notre modèle de consommation. Nous interroger collectivement sur la société que nous souhaitons construire en utilisant les outils du marketing en premier lieu, et de la communication ensuite, pour rendre cette société désirable. Les sujets de responsabilité sociale des entreprises et de développement durable sont compliqués à appréhender pour le public parce que nous les rendons compliqués, restrictifs et pas vraiment « glamour ». Ce que l’industrie et la société doivent entreprendre, c’est inventer un nouveau régime pour que consommer durable devienne le nouveau summum du chic pour faire société. Et cela, la publicité sait très bien le faire.

Ce que ne dit pas très bien le rapport en revanche, c’est que la publicité est le sommet émergé de l’iceberg : pour que la publicité soit bonne et fasse bien son travail, le marketing doit préalablement bien faire le sien. Si l’effort n’a pas été fait sur la conception d’un produit ou d’une offre, la publicité ne pourra pas les rendre vertueux. Si elle essaie de le faire, c’est alors pire que tout puisqu’elle fait du greenwashing, ment et s’attire les foudres justifiées des citoyens.

La publicité charrie toute une chaîne de valeur, et pas uniquement celle de ceux qui la font : cela implique également la production. Si la publicité change, c’est parce que le monde change. Cette réflexion pertinente sur la publicité doit amener une réflexion plus profonde sur le modèle de consommation. Les publicitaires doivent être moteurs, mais ils ne pourront rien faire si les entreprises ne bougent pas elles aussi. Les premiers à pouvoir le faire ce sont les donneurs d’ordre : ils décident s’ils vont communiquer sur la voiture thermique ou la voiture électrique.

C’est plus facile pour un.e directeur.rice marketing de vendre une campagne pour la dernière voiture diesel qui consolide un parc représentant 80 % du CA d’une entreprise, que la voiture électrique qui en représente 5 % et dont on ne connaît pas encore le rendement économique.

C’est un cercle vertueux ?

D.G. : Nous sommes arrivés à un point de bascule intellectuelle et d’investissements. Une entreprise et son directeur marketing doivent être capables de faire l’audit des produits du monde d’après et ceux qui ne sont plus d’actualité. De peur que les consommateurs ne nous suivent pas, nous avons du mal à prendre des décisions radicales. Il faut oser surinvestir les produits vertueux de demain et désinvestir ceux d’aujourd’hui. Cette action libère et crée un alignement entre sa propre vision de citoyen et celle de l’entreprise. En étant aligné avec ses propres convictions, on génère un sentiment de fierté, d’appartenance et de réussite.

Le rapport dénonce la communication commerciale des firmes faites pour vendre toujours plus de produits et dont les conséquences seraient bien trop souvent nuisibles à la planète et à la santé. Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’augmentation des dépenses publicitaires peut augmenter le niveau de consommation global nécessaire en cette période de relance économique ?

D.G. : Je le redis, il faut flécher les investissements sur les produits de demain. Si personne ne connaît les produits climato-compatibles des entreprises, car leur publicité n’est pas faite, nous allons tous dans le mur. La publicité rend désirable et possible une nouvelle consommation. Il faut utiliser ce levier-là.

Ce type de pépites (produits ou équipes en avance sur d’autres) sont présentes dans toutes les entreprises. L’enjeu est de faire de ces pépites les plus avancées des succès commerciaux grâce au marketing et la communication. Ces succès donneront envie aux entreprises de basculer.

Quinze jours après mon arrivée chez Fleury Michon, la crise de la viande de cheval dans les lasagnes [chez Findus, NDLR] explosait suscitant de nombreuses inquiétudes des consommateurs sur la fabrication des plats cuisinés, etc. Certains nous ont alors demandé ce que nous mettions dans nos surimis. Une campagne classique devait sortir, mais à contre courant des émotions du moment. Nous avons finalement pris le contre-pied de cette première campagne [avec « Venez vérifier », NDLR], en invitant le consommateur à remonter toute la chaîne de valeurs : supermarché, usine, jusqu’en Alaska. Nous sommes passés de – 5 % sur ce business à + 12 %. Cela a créé une dynamique de succès dans l’entreprise et donné envie aux autres collaborateurs de s’emparer du sujet pour en faire une vraie démarche d’entreprise. Cela a notamment abouti au fameux jambon zéro nitrite gris, aux plats cuisinés en barquette bois, etc.

Grâce à ce premier succès, nous avons pu redéfinir le projet d’entreprise : au lieu de nous définir par ce que nous faisons (les produits), nous devrions réfléchir à ce qui nous intéresse. En 2014, nous avons donc défini une « mission » : Aider les hommes à manger mieux chaque jour. Nous avons interrogé les gens en interne sur ce que cela signifiait pour eux, en quoi nous étions pertinents sur le sujet, etc., et nous avons organisé toute l’entreprise autour du manger mieux. L’offre a changé, donc la communication a pu changer, c’est une « chaîne de valeur ».

Le marché alimentaire s’est emparé du « Manger mieux » depuis un moment maintenant. Est-ce suffisant ?

D.G. : Aujourd’hui, de nombreuses sociétés parlent de « raison d’être ». Celle-ci ne doit pas être un levier de communication, elle doit être transformative. Le Act for Food de Carrefour est magnifique, toutefois lorsque le consommateur se rend dans le supermarché, il est plongé au milieu de 100 000 références en moyenne, distinguer ce qui est Act for Food ou non se révèle très compliqué. Il y a une distorsion entre une belle aspiration de communication et la réalité de l’expérience client. Si cela dure trop longtemps, nous créons le type de frustrations détectées dans le rapport : la publicité nous emmène dans le mur. Le travail d’alignement de la chaîne de valeur entre le marketing et la communication est nécessaire, voire indispensable.

En 2012, j’ai été élu personnalité marketing de l’année pour l’huile Fleur de Colza et décidé de lancer dans la foulée la plateforme « Réussir avec un marketing responsable » : depuis 2013, 58 cas d’entreprises ont placé le sujet de la RSE dans l’offre business. Quand le marketing s’empare du sujet de manière transparente et pédagogique, cela donne des cartons économiques. C’est bien la preuve que le marketing doit s’emparer de la RSE. Les consommateurs sont souvent en avance sur les entreprises, pourtant, on entend encore trop souvent dire au sein de ces compagnies que les consommateurs sont schizophrènes : ils disent vouloir de bons produits dans les études, mais ne les achètent pas en magasin. C’est faux. Ces bons produits sont souvent mal exécutés parce que les gens qui les conçoivent n’y croient pas.

Ce sont parfois les produits les moins vertueux qui génèrent les marges nécessaires pour pouvoir communiquer, et donc capter le marché auquel ils s’adressent. Ce sont également ceux qui génèrent de nombreux déchets (mode, fast-food, automobile), comme le secteur du fast-food (McDonald’s génère 115 tonnes d’emballages par jour en France, 2,8 tonnes chaque minute au niveau mondial pointe le rapport), quelles sont les pistes envisagées pour inverser cette tendance ?

D.G. : Vous avez parfaitement raison sur ce point-là. Quand les produits les moins vertueux margent le plus, on a forcément du mal à les abandonner. Pour opérer la bascule, il faut vérifier qu’une transition en ciseaux est possible : faire monter petit à petit les produits les plus vertueux, tout en relançant potentiellement l’innovation, et s’autoriser à baisser ceux des moins vertueux. Identifier le chemin de déploiement pour positionner de nouveaux standards est majeur et l’une des conditions de la pérennité d’une entreprise.

Quand on réfléchit à une génération, c’est-à-dire à 20 ans, notamment sur l’alimentaire, on se rend bien compte qu’on ne peut pas continuer ainsi. Tout simplement parce que nous n’aurons pas les ressources suffisantes pour nourrir 9 milliards d’habitants comme nous nourrissons les Français ou les Américains aujourd’hui. C’est en ayant en permanence à l’esprit l’obsession du long terme qu’on prend des bonnes décisions à court terme.

C’est tout l’objet de ma nouvelle activité de conseil, accompagner dix Fleury Michon dans leur transformation, et de ma volonté de créer avec l’ISC Paris, un master sur la communication et le marketing responsable. Nous voulons démontrer que la communication et le marketing peuvent vraiment changer les choses. Il y a une conscience et un désarroi chez cette nouvelle génération, mais aussi, et surtout un désir d’accélérer le changement. Il est essentiel qu’on leur donne les clés pour cela. Ce qui ne signifie pas dédouaner ceux actuellement aux commandes : s’ils ne bougent pas, ils se rendent coupables d’une forme de crime contre l’humanité. C’est une opportunité historique pour eux d’accélérer les choses, de repenser leur métier et remobiliser leurs équipes de communication pour booster cette transformation dont nous avons tous besoin.

La loi Evin encadre les publicités en faveur du tabac et de l’alcool, qu’attendez-vous du législateur désormais pour acter la transition écologique du secteur ? Quelles sont les pistes proposées par le rapport ?

D.G. : L’une des pistes évoquées dans le rapport me paraît pertinente et a déjà été testée dans d’autres secteurs avec succès : l’idée du bonus-malus. La position de l’interdiction de la publicité est trop radicale, même si elle a le mérite d’éveiller les esprits. Être capable de flécher les investissements pour donner de l’air ou des moyens aux entreprises qui ont vraiment envie de se bouger, je trouve cela assez puissant.

C’est un moyen donné à l’État, sans qu’il devienne interventionniste pour autant, comme cela a été fait avec le secteur automobile, l’énergie et d’une certaine façon le Nutri-Score. C’est une manière de diriger les investissements vers les meilleures propositions de valeur. C’est vertueux et cela mobilise les gens.

En revanche, ce que peut faire le gouvernement, c’est requestionner le modèle de consommation. La publicité est seulement l’un des maillons capables d’entraîner tout le reste. Toute seule, la publicité ne peut rien. Il ne faut pas réduire le débat à : « La pub est-elle bonne ou pas ? » Mais plutôt quelle stratégie elle sert.

En tant qu’ancien directeur marketing de Lesieur et Fleury Michon, vous avez dû être confronté à ces problématiques et enjeux environnementaux et sociétaux ?

D.G. : Effectivement. Chez Lesieur, j’ai travaillé sur Fleur de Colza en 2004. Une huile produite en agriculture raisonnée, mais dont personne ne parlait à l’époque. Nous avions choisi de mettre des agriculteurs sur les packs, ce qui avait suscité des craintes en interne (n’est-ce pas “ringard” ?). Malgré les questionnements, nous l’avons fait. Le produit a fait 15 % de croissance. Trois ans après, l’entreprise décidait de basculer 92 % de l’approvisionnement en agriculture raisonnée. À ce moment-là, il y a un impact sur l’écosystème, le business et l’environnement absolument génial. Mais cela a été rendu possible parce qu’il y a eu un succès commercial lié à un travail de marketing, de commerce et de communication.

Chez Fleury Michon, nous avons remplacé le plastique de nos barquettes par du bois [de peuplier français renouvelable, NLDR] ou propulsé le 0 nitrite. Toutefois, si nous ne communiquons pas sur ces produits, les gens ne comprennent pas nécessairement la démarche, même s’ils connaissent un succès d’estime dans les rayons. Pour le zéro nitrite, une partie des gens nous disaient : « Il est périmé votre jambon », du fait de sa couleur grise. Sans la campagne, « Le rose n’est obligatoire ni pour les princesses ni pour le jambon », nous ne pourrions pas en faire un produit mass market. Le rôle de la communication est crucial ici pour accompagner les changements de comportements à haute valeur ajoutée.

C’est ce que je veux faire avec le master de l’ISC Paris : il n’y a rien qui fasse plus bouger un marketeur qu’un copain qui réussit sur un sujet auquel il n’a pas pensé. J’aimerais que l’on crée un baromètre des entreprises les plus engagées sur ces sujets-là. Beaucoup de sociétés ont du mal à recruter, parce qu’il y a des doutes sur la volonté et la sincérité de s’atteler au changement. Les diplômés de cette promotion pourront évaluer les entreprises dans lesquelles ils vont et donner envie aux autres d’y aller si leur démarche est sincère.

Qu’aimeriez-vous que les professionnels du secteur retiennent du rapport Big Corpo, ou entreprennent dans les mois à venir ?

D.G. : Il y a un appel positif qui peut devenir une menace avec de la régulation ou de l’interdiction. Nous vivons un moment incroyable, il faut en prendre la mesure, s’en saisir, ne pas avoir peur de perdre plus que nous allons gagner. Et à ce titre-là, nous pouvons marquer l’Histoire. Dans le bon sens… ou dans le mauvais si on n’agit pas. Ce moment est un formidable accélérateur d’activité et de sens. C’est l’opportunité pour le secteur d’être à la manœuvre et source de solutions. Il faut y aller, c’est une opportunité historique !

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