Les "entreprises carottes" en embuscade...
Dans un contexte d’incertitude économique (et politique), la pérennité de la RSE inquiète. Des entreprises comme Danone ou certains acteurs du CAC 40 réduisent leurs budgets alloués à des projets durables, reflétant une tendance globale de recentrage sur le cœur d’activité.
Par ailleurs, la fonction même de la RSE est questionnée. Entre critiques sur le greenwashing et perte de visibilité, sa place stratégique semble vaciller face aux priorités économiques immédiates.
Le retour de Donald Trump au pouvoir, avec ses positions climatosceptiques affirmées, sa promotion de politiques anti-diversité et son rejet des initiatives progressistes, s’inscrit dans un contexte mondial marqué par des replis identitaires et des divisions idéologiques croissantes. Cette dynamique, bien que centrée sur les États-Unis, résonne en Europe et en France, où les enjeux politiques, sociaux et environnementaux sont étroitement liés. Aux États-Unis, Microsoft et Walmart ont d’ores et déjà reculé, voire purement et simplement stoppé, leur programme diversité, équité et inclusion (DIE) face au lobbying conservateur. Et on sait que les entreprises européennes et françaises ont tôt fait de trouver prétexte à s’en inspirer.
Face à une transition écologique urgente et à une montée des attentes en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE), les interrogations se multiplient : comment naviguer entre des volontés politiques souvent contradictoires et des exigences économiques croissantes ? Les entreprises peuvent-elles, seules, accélérer le changement, ou l’implication des pouvoirs publics est-elle indispensable ?
Sans un cadre réglementaire fort et contraignant, les engagements RSE des entreprises ne risquent-elles pas de devenir des initiatives purement cosmétiques ou opportunistes ? On en discute avec David Garbous, ancien directeur marketing de Lesieur et de Fleury Michon, fondateur de Transformation Positive et de la plateforme « Réussir avec un Marketing Responsable ». À bâtons rompus.
Le retour de Donald Trump aux affaires, climatosceptique (convaincu ? il a nommé un climatosceptique au Ministère de l’Énergie et prévoit d’intensifier l’extraction de pétrole et de gaz), conservateur et anti-woke (diversité et inclusion), aura-t-il une incidence en Europe et en France selon vous ?
David Garbous : L’influence des États-Unis reste très importante, même si elle s’érode légèrement. Pour moi, le retour de Donald Trump illustre une société qui a peur de l’avenir et qui cherche refuge dans un mythe du passé, en affirmant qu’on retrouvera une puissance d’antan. Cette posture, alimentée par le déni des réalités géopolitiques et écologiques, est renforcée par les fake news. Cela crée un monde parallèle où certains croient pouvoir revenir à une situation antérieure, ce qui n’a pas de sens. C’est une réaction profondément humaine, que je ne juge pas, car face à l’avenir, deux options s’offrent à nous : soit se mobiliser pour construire une vision et agir, soit sombrer dans le fatalisme en croyant que tout est perdu. Dans ce dernier cas, certains s’abandonnent au chaos ou veulent restaurer un ordre ancien. C’est exactement ce que l’on observe aux États-Unis, mais aussi en Europe, avec des replis identitaires, comme lors de la récente élection en Roumanie.
Ce repli sur soi est une dynamique dangereuse qui, historiquement, conduit à des catastrophes humaines. Lorsque l’autre devient l’ennemi, la confrontation devient inévitable, menant souvent à la guerre. Nous avons une responsabilité collective pour éviter cela, notamment au niveau politique. Malheureusement, nos dirigeants peinent à offrir une vision porteuse d’espoir. En France, les deux dernières élections présidentielles se sont jouées sur des oppositions contre les extrêmes, en particulier l’extrême droite. Les débats ont porté sur ce contre quoi nous votions, plutôt que sur ce que nous voulions construire ensemble. Une société sans projet commun est une société en danger.
Ces dynamiques ont aussi un impact sur la gouvernance des entreprises. Elles libèrent des discours et des stratégies rétrogrades qui imaginent qu’un retour à un état passé est possible. C’est une illusion qui empêche d’avancer collectivement.
La COP29 (Conférence de Bakou 2024) vient de s’achever dans la douleur et sur un échec avec un accord que beaucoup considèrent comme très faible et pas à la hauteur des enjeux (en plus d’être non contraignants) : dans un contexte de transition écologique urgente, la RSE peut-elle survivre sans une réelle volonté politique et des sanctions pour les contrevenants ?
D.G. : Les politiques arrivent toujours en dernier sur les sujets d’importance. Bien qu’ils devraient œuvrer dans l’intérêt collectif, on constate que lorsqu’ils interviennent sur une thématique, c’est qu’elle est déjà en passe de devenir mainstream. Aujourd’hui, l’écologie n’est pas encore considérée comme telle. En revanche, les entreprises commencent à s’emparer de ces enjeux de manière significative, et je pense que cette dynamique finira par influencer le monde politique, même si cela prendra du temps. J’espère que ce changement arrivera rapidement, mais à court terme, il me semble plus pertinent de compter sur la société civile, les citoyens et les entreprises pour impulser le mouvement.
Contrairement aux politiques, les entreprises sont en compétition permanente, et leur “mandat” est remis en jeu quotidiennement par les choix des consommateurs. Prenons l’exemple des produits alimentaires : chaque achat ou non-achat constitue une sorte de vote. Ce système donne aux entreprises la possibilité d’agir concrètement et de faire évoluer les choses à un niveau presque politique. Chaque décision d’achat, notamment en matière alimentaire, est un acte politique, et ces choix, répétés quotidiennement, ont un impact énorme, sans nécessiter de processus complexes.
Sans un cadre réglementaire fort et contraignant, les engagements RSE des entreprises ne risquent-elles pas de devenir des initiatives purement cosmétiques ou opportunistes ?
D.G. : Ce qui motive les entreprises à agir, c’est avant tout un pragmatisme économique. Bien sûr, il existe quelques initiatives philanthropiques, mais elles restent rares. La réalité, c’est qu’intégrer les enjeux RSE leur permet de générer davantage de bénéfices que de suivre un modèle de business classique. C’est ce que je constate avec la plateforme Réussir avec un marketing responsable. Nous avons récemment dévoilé le palmarès 2024, et il met en avant 18 entreprises qui ont intégré des enjeux RSE dans leur activité et qui en tirent des avantages considérables, comme des gains de parts de marché. Elles sont connectées à leurs publics, alignées avec leurs attentes, et parviennent à conjuguer responsabilité et succès économique.
Prenons l’exemple du groupe SEB, qui a lancé des gammes d’aspirateurs économes en énergie, réduisant leur consommation de 40 %. Ils ont travaillé leur R&D pour casser le mythe du “plus c’est puissant, mieux c’est”. En racontant cette nouvelle histoire aux consommateurs, ils ont obtenu une croissance de 18 % sur cette gamme. Cela montre qu’il est possible d’allier innovation responsable et performance économique.
Avez-vous d’autres exemples ?
D.G. : Bien sûr ! Salomon récupère des chaussures de trail pour les recycler en chaussures de ski, dans une logique d’économie circulaire. Nexans a mis en place un système de récupération et revalorisation des câbles électriques pour réduire l’utilisation de ressources. Résultat : ils attirent de nouveaux clients en masse. Candia intègre du plastique recyclé dans ses bouteilles, réduisant de 20 % leur impact environnemental, et cela séduit les consommateurs. La biscuiterie Handi Gaspi transforme des baguettes invendues en biscuits tout en employant des personnes en situation de handicap, et cela cartonne. Fleury Michon propose des gammes végétales en alternative à la viande, avec un vrai succès.
Un autre cas intéressant : Darty lance les avis longue durée et un indice de réparabilité. Ils demandent à leurs clients, un an après l’achat, si le produit répond toujours à leurs attentes. Cela plaît énormément, car les consommateurs apprécient une réflexion qui va au-delà de l’emballage initial et s’intéresse à la durabilité.
Ce que je vois, ce sont des équipes investies, créatives, qui prennent du plaisir à trouver ces solutions parce qu’elles fonctionnent et qu’elles redéfinissent ce qu’est le business aujourd’hui. Les enjeux de responsabilité sociale et environnementale ne sont pas des contraintes, ce sont des opportunités : pour mobiliser les collaborateurs, renforcer la marque employeur, innover, et bien sûr développer le business. À mes yeux, l’avenir du commerce repose sur cette combinaison entre économie et écologie. C’est la seule voie possible. Ne pas suivre cette direction reviendrait à se tirer une balle dans le pied.
Quel est selon vous le rôle des pouvoirs publics dans l’évolution de la RSE : moteur d’innovation ou frein à son développement ?
D.G. : À mes yeux, le rôle du politique est crucial : il doit offrir un cadre clair et pérenne pour les entrepreneurs et les entreprises. Rien n’est plus délétère qu’une régulation instable, qui change sans cesse. Les entreprises, lorsqu’elles investissent, doivent amortir ces coûts sur le long terme. Pour cela, elles ont besoin de visibilité. Il est donc essentiel que ce cadre soit à la fois stable et suffisamment contraignant. Compte tenu de la vitesse alarmante à laquelle nos écosystèmes et nos ressources se dégradent, même si je constate de belles avancées du côté des entreprises – ce qui me motive encore chaque matin –, le rythme collectif est encore trop lent.
Un cadre global, défini par un organisme gouvernemental, est indispensable. D’ailleurs, certaines entreprises elles-mêmes reconnaissent qu’elles n’avanceront pas sans cette structure. Il faut donc des mécanismes clairs et, idéalement, des mesures incitatives comme des systèmes de bonus-malus. Ceux qui agissent seraient soutenus par les contributions de ceux qui ne bougent pas. C’est une manière pour l’État de favoriser les transformations nécessaires sans pour autant grever son budget.
Les entreprises qui remplissent deux critères sur trois perçoivent un bonus financé par celles qui n’affichent aucune information. Ce dispositif ne coûte rien à l’État et agit comme une double incitation : une carotte pour les acteurs engagés et un bâton pour les retardataires. C’est une méthode efficace pour accélérer la transition vers des pratiques plus responsables.
Avec le collectif En Vérité, que je préside, nous avons justement soumis une proposition de loi en ce sens. Ce collectif, qui rassemble 60 marques alimentaires, demande des règles de transparence pour aider les consommateurs à faire des choix éclairés, privilégiant ainsi les produits les plus avancés sur les plans social et environnemental.
Cela fonctionne vraiment ?
D.G. : Des études montrent que lorsque des informations claires sont disponibles sur la nutrition, l’impact environnemental ou l’origine des matières premières, les consommateurs optent deux à dix fois plus pour les produits vertueux. Par exemple, des dispositifs comme le Nutri-Score pour la nutrition ou Origine-Info pour l’origine des matières premières sont des outils essentiels pour orienter les choix des consommateurs.
L’indication de l’origine, par exemple, a un impact significatif : promouvoir des produits de provenance locale – comme du ‘made in France’ pour la France ou du ‘made in Germany’ pour l’Allemagne – est écologiquement pertinent grâce aux circuits courts, économiquement bénéfique pour les agriculteurs locaux, et très apprécié par les consommateurs, qui y voient un gage de santé.
Les entreprises peuvent-elles se suffire d’une autorégulation en matière de RSE, ou faut-il impérativement des incitations fiscales et réglementaires ?
D.G. : Les entreprises peuvent, dans une certaine mesure, s’auto-réguler. J’appelle cela les “entreprises carottes” : celles qui voient dans l’innovation, les changements stratégiques et les grands enjeux de société des opportunités à saisir. Ce sont souvent des entreprises plus petites ou des challengers, car elles sont naturellement plus agiles et prêtes à prendre des risques. À l’inverse, les leaders bien installés, lorsqu’ils bénéficient d’un système qui leur convient, ont tendance à préférer le statu quo et parfois à faire du lobbying pour préserver cet état de fait.
Malgré cela, les “entreprises carottes” prouvent qu’il est possible d’avancer. Mais pour atteindre les objectifs nécessaires, comme limiter le réchauffement à 2 degrés, des contraintes externes sont indispensables. Si on veut avancer au bon rythme et être à la hauteur des 2 degrés, il faut mettre des coups de bâton. Et ça, c’est le législateur qui le fait.
Une dernière chose à ajouter ?
D.G. : Je voudrais souligner l’absurdité de certaines initiatives récentes. Par exemple, essayer d’assouplir les règles de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), comme l’a proposé Patrick Martin du Medef, tout en affirmant que ces questions sont importantes, est une posture totalement schizophrène. Dire qu’on en a besoin tout en détricotant le Pacte Vert, comme certains le préconisent aujourd’hui, relève d’une folie douce. J’ai cherché les bons mots, et voici ce qui me vient : au mieux, c’est de la négligence. Au pire, c’est de la paresse. Et en réalité… c’est criminel.
Oui, c’est un véritable crime contre l’humanité anticipé. Ne pas prendre aujourd’hui les décisions qui permettront de garantir un avenir à nos enfants, c’est tout simplement détruire cet avenir. Personnellement, je trouve cela insupportable et scandaleux. Surtout quand on sait que les solutions existent, qu’elles sont à notre portée, et qu’il est encore temps d’agir. En plus, ces solutions sont économiquement viables.