Fin des cookies et de la dépendance aux GAFA, IA et monétisation.
Alors que le digital a déjà largement transformé le secteur des médias et la diffusion de l’information, le marché est à l’aube d’une nouvelle période de profonds bouleversements. Du deepfake hier, aux intelligences artificielles (IA) génératives aujourd’hui, l’avènement de l’IA laisse craindre des lourdes conséquences en termes de désinformation. Quand les médias ne dénoncent pas les atteintes aux droits d’auteur d’OpenAI, l’entreprise à « but lucratif plafonné » derrière ChatGPT.
Un vent de fronde qui intervient au moment même où les médias sont déjà largement concurrencés par de nouveaux acteurs – les influenceurs notamment – sur le terrain des contenus, et ce, dans un contexte de baisse drastique du trafic venu des réseaux sociaux, de déclin de la publicité en ligne et de captation des revenus par les plateformes. La fin, annoncée de longue date, des cookies tiers force également l’écosystème médiatique à se recomposer.
Autant de défis qui se présentent aux médias pour 2024 et sur lesquels revient le panel d’acteurs de la presse interrogés.
1. Le cookieless
Alpha et oméga de la publicité en ligne pendant de nombreuses années, le cookie tiers entame son lent champ du cygne depuis trois ans et devrait — enfin — tirer sa révérence sur Chrome (Google – Alphabet mi 2024). Une échéance proche qui mobilise le secteur pour trouver des alternatives de ciblage efficaces et de monétisation des inventaires. En France, entre 30 à 40 % des inventaires sont cookieless sur l’open web contre +70 % aux États-Unis où l’adoption de Safari est plus importante (19,5 % de pdm en France), et l’apogée du cookie tiers est déjà un lointain souvenir sur Safari.
Le marché est-il prêt ? À en croire les échos, c’est plutôt le déni qui règne du côté des éditeurs/annonceurs alors que le marché de l’adtech et les agences média sont sur le pied de guerre. Chez CMI France (Elle, Marianne, Usbek & Rica, Public, etc.), « 2ᵉ éditeur de presse magazine en diffusion en France », l’enjeu pour le groupe est « la capacité à faire émerger nos contenus, sur les bons canaux, auprès des bonnes audiences, au meilleur moment”, précisent Kevin Singer, chief digital officer de CMI France et Priya Saint Olive, directrice data & digital.
Un enjeu, “plus que jamais indispensable face à la fin des cookies tiers et aux évolutions des plateformes, une transition inéluctable qui affecte profondément l’écosystème médiatique.” Chez CMI, cette révolution est vue comme une opportunité : “Elle nous pousse à innover, à valoriser nos contenus autrement, à remettre nos marques au cœur des stratégies média et pousser encore plus loin l’ambition pour nos écosystèmes.”
Chaque éditeur fourbie ses armes pour proposer des solutions publicitaires novatrices et des expériences toujours plus engageantes, authentiques et personnalisées. Pour Karine Rielland Mardirossian, directrice générale déléguée en charge du digital de MEDIA FIGARO : « Si beaucoup d’alternatives et d’offres se font jour, elles apparaissent souvent complexes et fragmentaires quand il importe d’offrir un écosystème de solutions transparentes et interopérables”. Le cookieless impacte d’ores et déjà plus de 30 % des inventaires de l’éditeur (“conséquence du blocage des cookies dans les environnements Safari et Firefox”).
Le groupe dit ainsi travailler à tester différentes solutions, dont une dizaine d’ID (déterministes, first-party et universels), pour des “résultats très positifs à l’instar de PPID de Google ou d’UID de Xandr”, une data clean room avec Liveramp ou le ciblage contextuel. “Autant d’initiatives qui, combinées, nous permettent d’envisager avec une grande sérénité un monde digital sans cookies. Avec deux convictions fortes :
– Le besoin d’harmonisation pour proposer des solutions communes à l’ensemble des éditeurs ;
– Le besoin de pédagogie. Si le digital aime la technicité et les jargons, nous pensons qu’il est plus nécessaire que jamais de simplifier la complexité. »
Prisma a également décidé de tester plusieurs alternatives ID. “L’enjeu clé, c’est que toute l’industrie média bascule à très court terme sur ces ID là, estime Julian Marco, directeur marketing TV/Entertainment et digital de Prisma Media. Le risque, c’est que les groupes médias, par rapport à des acteurs comme les GAFA, soient désinvestis car nous ne parvenons pas à proposer des solutions alternatives. Prisma Media prend beaucoup la parole pour qu’entre 3 à 6 mois, les acteurs majeurs de l’industrie adoptent la même approche.«
Un enjeu d’autant plus prégnant, que Marco “n’a pas l’impression que tous les éditeurs ont véritablement conscience de tout ce qui peut arriver.”
2. Financement et monétisation
C’est le nerf de la guerre des médias depuis de nombreuses années, et les crises successives n’arrangent pas les finances, ni les audiences. Au-delà de la pérennité des groupes et titres de presse, la viabilité des modèles de financement des médias revêt un enjeu autrement plus significatif pour Geoffrey La Rocca, ancien journaliste et DG de Teads, puis fondateur et CEO de DC Company (Le Gorafi) : “Il n’y a pas de démocratie sans médias libres et il n’y a pas de médias libres sans modèle de financement solide. C’est la raison d’être de DC Company : créer des modèles économiques solides et produire du contenu de qualité. À nous d’imaginer de nouvelles sources de financement qui ne s’appuient pas uniquement sur les revenus publicitaires ou les abonnements.”
Peut-il y avoir des modèles économiques viables sans intégrer durablement les médias dans le monde de la publicité à la performance, sauf à laisser les GAFA concentrer la grande majorité des investissements publicitaires ? Pour Reworld Media : “La performance n’est plus une option dans les campagnes publicitaires des annonceurs. Le modèle GAFA s’est construit sur cette base et il est largement majoritaire dans la captation de l’investissement publicitaire digital depuis des années. Dans le même temps, le seul segment digital en forte croissance en 2023 en France est celui du retail media”, estime Jeremy Parola, directeur des activités digitales de Reworld Media.
“La caractéristique commune de ces offres est qu’elles garantissent une performance à l’annonceur dans un contexte ROIste renforcé par la crise économique. Cet objectif doit être celui des médias en 2024 : proposer des produits publicitaires à la performance, aussi addictifs que ceux des GAFA et aussi précis que ceux du retail media. L’enjeu va dont être de continuer à accélérer sur le content to commerce, nourrir les modèles publicitaires avec de la data de retailer et développer de nouveaux objets publicitaires orientés performance.”
3. Le social à la peine
Ce qui n’étaient que des signaux faibles est désormais confirmé par plusieurs études : le trafic des médias issus de Facebook ou de X accuse une baisse aussi significative que continue. Cette tendance est confirmée à mesure que les deux plateformes visent à retenir au maximum l’audience chez elles, en favorisant notamment les vidéos courtes chez Facebook / Instagram.
Une baisse suffisante pour interroger et pousser les médias dont le trafic des sites dépend des clics sur les réseaux sociaux à s’adapter. Pour Jeremy Parola, la monétisation de l’audience sociale représente même le premier défi de Reworld Media. D’autant que cette tendance est en train de s’accélérer.
“Cette situation résulte des changements majeurs opérés sur les deux principaux canaux d’acquisition d’audience, à savoir Google, et des mutations rapides avec l’intégration croissante de l’IA sur les pages de résultats. Et d’autres parts, les réseaux sociaux, qui semblent se détourner des médias traditionnels et de leurs implications en termes de responsabilité et de droits d’auteurs.”
Conséquences : le trafic est à la baisse et le contenu se consomme de plus en plus directement sur les plateformes sociales. “Cet indicateur rappelle fortement la révolution similaire qui a eu lieu il y a deux décennies, lorsque l’audience a basculé du print vers le web”, rappelle Parola. “L’audience sera donc sociale et l’enjeu principal va être de capter une part significative de la valeur générée sur ces plateformes en tant que média. Les changements législatifs dans le monde de l’influence représentent une opportunité et il est impératif de trouver un moyen de prouver la valeur des médias dans le mix d’acquisition social des annonceurs. Cela va passer par l’investissement massif dans le contenu et la capacité des médias à prouver l’utilité de leur data dans l’investissement des marques sur les plateformes sociales.”
Chez Prisma, le challenge est également de réussir à maitriser ces mouvements. Même si le groupe se dit dans une bonne dynamique de trafic en 2023 – leader en audience quotidienne avec + de 6,5 millions de visiteurs quotidiens sur les sites de Prisma – le social s’est effondré de -20 % par rapport à l’année dernière, concède Julian Marco, directeur marketing TV/Entertainment et digital. “Ça s’accélère même de mois en mois, -20 % correspond aux premiers mois les moins violents.” Il donne l’exemple de Voici.fr, très puissant sur Google Discover, mais dont le trafic a chuté depuis deux ans environs, car Google “expose beaucoup moins » d’après l’analyse de Prisma Media.
Chez les GAFA, certains leviers extérieurs sont très mouvants. Discover évolue très régulièrement, ce sont des montagnes russes très, très hautes ou très, très basses. « Les ⅔ de notre trafic provient de Google (SEO et Discover) et le social correspond à une part beaucoup plus réduite et non majeure. Toutefois, au regard de la taille des sites de Prisma, cela se compte tout de suite en millions de sessions en moins« , soulève Julian Marco.
4. Intelligences artificielles génératives… de valeur ?
Depuis un an et l’explosion des IA génératives, de nombreux secteurs s’inquiètent des bouleversements qu’elles suscitent. D’autres préfèrent s’emparer de ces outils promis à un bel avenir tant leurs avancées surprennent de mois en mois.
Au sein de l’écosystème médiatique, leur adoption n’empêche pas la fronde. Depuis plusieurs mois, du New York Times à Radio France, des éditeurs de presse ont bloqué ChatGPT, déplorant l’utilisation sans consentement de leurs contenus/données pour entraîner les modèles d’IA, et réclament une rémunération.
Le Geste cherche à positionner, “d’un point de vue collectif ou individuel, les éditeurs vis-à-vis de ces acteurs de l’IA”, précise Julian Marco (Prisma Media). “Google ou OpenAI mettent en place des alternatives pour bloquer leurs robots, mais ce n’est pas très clair concernant ce qui est bloqué. Et d’un point de vue métier, il faut également s’approprier ces outils dans les règles pour produire des contenus. L’IA peut aussi nous aider à créer plus de valeur.”
Deux agences SEO américaines prédiraient un impact entre -45 et -75 % de trafic SEO (Google) pour les éditeurs, explique le directeur marketing TV/Entertainment et digital de Prisma. “Le SEO est notre première source de trafic, la perspective n’est donc pas très réjouissante. Cela pose des questions de production et de véracité de contenu : comment les acteurs qui produisent du contenu avec des humains vont être valorisés par des sources de trafic et les utilisateurs par rapport à des contenus produits via intelligence artificielle ?”, questionne-t-il.
DC Company voit ainsi dans “l’émergence de plus en plus forte de l’IA des opportunités, mais aussi des craintes légitimes. L’IA doit être considérée comme un nouvel outil, mais il faudra être vigilant quant à son utilisation, notamment dans le traitement de l’information”, prévient Geoffrey La Roca.
Pour CMI France, “la place de l’IA sera clé dans ce futur écosystème. Nous l’envisageons comme un catalyseur de la valeur ajoutée de nos équipes expertes, mais également la possibilité d’accompagner nos lecteurs dans de nouveaux territoires d’expression”, assurent Kevin Singer et Priya Saint Olive.
L’IA est ainsi source d’innovation dans la presse écrite, numérique ou audiovisuelle. “Dans les rédactions, l’usage de l’intelligence artificielle se limite majoritairement à des systèmes de transcription, de traduction et de génération automatique des sous-titres. Certains éditeurs commencent néanmoins à tester des outils prédictifs comme Sophi.io afin d’actualiser automatiquement leurs pages d’accueil en fonction des tendances du moment dans le but de proposer une curation toujours plus pertinente”, souligne l’INA dans la Revue des médias. Le Globe and Mail aurait ainsi augmenté son taux de clic de 17 %.
Pour DC Company, dans cette période d’intenses bouleversements des outils et des usages, l’un des enjeux majeurs sera donc l’accès à une information fiable. “Il est impératif que chaque citoyen puisse avoir accès à la fois à un pluralisme d’opinions, mais également à des médias fiables, qui ne soient pas soumis à une quelconque ingérence étrangère. En tant que médias, nous avons un devoir de vérification, de fiabilité de l’information, là où les GAFAM par exemple n’en ont aucun. Et pourtant ce sont des plateformes qui restent très utilisées par toutes les générations pour diffuser de l’information. L’éducation aux médias et à l’information doit justement toucher l’ensemble des citoyens quels que soient leur âge et les initiatives mises en place doivent absolument se poursuivre l’année prochaine.
Cookieless, raz de marée de l’IA (et ses conséquences en termes de fake news, désinformation et stéréotypes de genres (via les biais algorithmiques), contexte incertain où les réseaux sociaux sont de moins en moins pourvoyeurs de trafic (et avec l’IA, Google pourrait aussi être touché) auquel s’ajoute une concentration des revenus autour des plateformes – Google, Meta, Amazon… Le secteur des médias voit donc les défis s’amonceler. Rendez-vous en 2024 !