Vers la fin des algorithmes ?
Les derniers mois ont dressé un portait quelque peu contrasté des médias sociaux. Les bulles de filtre ne cessent d’inquiéter, de l’élection de Trump jusqu’aux gilets jaunes. Si bien que certains en appellent à la fin du traitement algorithmique des contenus dans les fils d’actualité.
Cette prophétie va-t-elle se réaliser ? Kantar Media ose l’étayer dans son rapport annuel, en compagnie de 9 autres tendances social media. Focus sur ce que pourraient nous réserver à l’avenir les plateformes sociales…
Les 10 tendances en vidéo
1. L’abonnement, nouvel eldorado des plateformes sociales ?
« 98% du chiffre d’affaires de Facebook repose sur de la publicité ciblée ». Cette dépendance aux social ads ne s’annonce pas encore problématique puisque la big blue app devrait connaître des « revenus publicitaires de 70 milliards de dollars en 2019 » selon Kantar Media, en hausse de 29% par rapport à 2018 : « 54 milliards de dollars, représentant déjà près de 20% de la publicité digitale ».
Derrière ces projections comptables flatteuses, la réalité est plus contrastée. Depuis l’élection de Donald Trump, le modèle d’utilisation des données de Facebook est mis à mal, notamment avec la diffusion sponsorisée de fake news ou le scandale Cambridge Analytica menant aux auditions parlementaires des dirigeants du leader des médias sociaux. Sans oublier le RGPD qui a durci le cadre réglementaire en Europe et sensibilisé le public.
La diversification pourrait être salvatrice pour Facebook. La firme s’essaie aux objets connectés avec les écrans Portal, aux box TV avec Ripley, à l’incubation de startups avec son Start-up Garage from Facebook, sans oublier ses projets dans la réalité augmentée ou la réalité virtuelle (Oculus).
Cependant, la diversification la plus évidente pourrait être celle de l’abonnement. La perspective d’un abonnement à Facebook, sans publicité, peut paraître fantaisiste. D’autant que cette offre est une arlésienne depuis quasiment les débuts de Facebook. Mais selon Kantar Media citant Bloomberg, « Facebook conduit depuis peu des études de marché pour jauger la faisabilité de cette pratique ».
Plus terre à terre, le géant de Menlo Park envisagerait de proposer « une version payante de sa messagerie WhatsApp pour les professionnels courant 2018 ». Slack peut déjà trembler…
Les autres plateformes sociales s’essaient aussi à l’abonnement : YouTube propose déjà des abonnements avec YouTube Red et YouTube Music, héritant cette approche de son positionnement entre divertissement et social. Twitter expérimenterait aussi des offres d’abonnements, entre sponsor automatique des statuts les plus performants, et version Premium de Tweetdeck. Linkedin de son côté a fait de ses abonnements une composante essentielle de ses revenus depuis plusieurs années déjà.
2. Vers une désalgorithmisation des plateformes ?
Bulles de filtres, fake news, procrastination, contenus peu recommandables, atteintes à la « brand safety »… Les algorithmes des plateformes sociales ont mauvaise presse. Mais qu’en dit la recherche ?
Comme l’explique Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information et blogueur émérite : « L’algorithmisation systématique à des fins de recommandation a fini par créer des boucles de prescription quasi incontrôlables car elles reposent sur des motifs (patterns) contextuels faussés aussi bien dans les contenus eux-mêmes que dans la logique de visionnage qui les accompagne ». Il illustre en donnant « l’exemple d’une vidéo de dessin animé dans laquelle Donald Duck envoie ses neveux travailler à la mine et qui pourrait déboucher sur la recommandation d’une vidéo très violente sur les conditions de travail des enfants dans certains pays ».
En cause, le manque d’intelligence « humaine » des algorithmes qui est incapable de saisir finement le contexte multifactoriel de la consommation d’un contenu. Un manque d’intelligence qui pourrait donc tous nous rendre idiots…
Du côté de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, le professeur associé Nisheeth Vishnoi estime d’ailleurs que « la situation actuelle est dangereuse pour la démocratie et qu’il est essentiel de trouver des alternatives ». Professeur dans la même faculté, Elisa Celis ajoute : « De nombreuses études ont montré que si vous êtes indécis, l’ordre dans lequel on vous montre une information et sa fréquence de répétition vont vous influencer. Ces algorithmes vont donc façonner votre opinion à partir de données biaisées. »
Pourquoi ces données sont-elles biaisées ? Car le modèle des plateformes était jusqu’alors l’hyper croissance. Et ces algorithmes sont redoutables pour rendre des utilisateurs toujours plus accros au service. S’interroger sur le sens des choses et l’impact sociétal des algorithmes n’a jamais été une priorité pour le management de Facebook, comme le montrent les différentes enquêtes autour du réseau social dans l’élection de Trump.
Le public étant sensibilisé aux écueils des algorithmes, désormais, seule « une personne sur trois considère les plateformes sociales comme des sources d’informations fiables » comme le révèle l’étude Trust in News de Kantar.
Comment se sortir de ce bourbier algorithmique ? En faisant progresser la technologie, avec par exemple une intelligence artificielle plus évoluée. D’où les investissements colossaux des plateformes dans la recherche fondamentale en IA. Mais rien ne nous dit que ces progrès seront suffisants. Alors pourquoi ne pas plutôt prendre la tangente ?
Google a récemment annoncé des publicités sans personnalisation. Twitter permet depuis quelques semaines de désactiver l’algorithme mettant en avant les meilleurs contenus de sa timeline, correspondant au souhait des utilisateurs de pouvoir revenir à une expérience originelle de la plateforme. YouTube de son côté a su se rectifier en vol la potentielle catastrophe industrielle YouTube Kids. Cette app promettait un cadre de visionnage sûr et personnalisé pour les enfants. Mais son algorithme avait été déjoué pour afficher des contenus trompeurs (une souris ressemblant à Mickey se retrouvait au final torturée, entre autres) ou peu pédagogiques (unboxing de Kinder Surprise pendant des heures…). La plateforme est alors revenue à un contrôle éditorial.
3. Les réseaux sociaux de marques
Repérée en 2015 par Kantar Media, la tendance des réseaux sociaux de marques avait été quelque peu discrète jusqu’alors. Mais depuis quelques mois, celle-ci semble s’accélérer. L’étude cite notamment le réseau We are Kiabi, « un site conçu à la manière d’un réseau social ». Ou bien « Amazon qui a lancé Spark, une sorte d’Instagram dédié à ses clients Prime, et encore plus récemment un réseau social dédié aux utilisateurs de Kindle. »
Si cette tendance peut s’avérer courageuse, pour ne pas dire un peu utopique face aux poids des milliards d’utilisateurs déjà engagés sur les plateformes sociales, elle correspond à une volonté de « réinvestir dans le «owned media» et de limiter la dépendance aux grosses plateformes sociales ».
4. Les mutations du social commerce
Toutes les plateformes sociales ou presque se sont déjà essayées au social commerce avec des fonctionnalités in-app. Facebook a développé sa marketplace de petites annonces, dans un esprit proche de leboncoin… en dérégulé. Dans le même groupe, Instagram a lancé Instagram Shopping, accélérant ainsi la conversion de la vision d’une photo ou d’une vidéo à un acte d’achat. Instagram réfléchirait même à une application dédiée « IG Shopping » dans la veine d’IGTV.
Quand on évoque le social commerce, Pinterest montre les crocs. « Les gens utilisent Pinterest pour réaliser quelque chose, comme un projet ou une intention qu’ils ont en tête. C’est presque comme du pré-achat. Avec l’objectif de vouloir embellir votre salon, vous faites pivoter cela à travers notre interface de recherche. Vous voyez une ottomane (cf le mobilier) que vous aimez et à partir de là, cela commence à avoir du sens » comme l’explique Tim Weingarten, directeur produit chez Pinterest. La plateforme leader des loisirs créatifs affirme que 87% de ses utilisateurs ont déjà effectué un achat après avoir consulté un contenu sur Pinterest. De quoi revendiquer aujourd’hui le titre de plateforme principale du social commerce… à moins que Pinterest serve surtout de laboratoire pour les autres acteurs ?
Place à un autre laboratoire avec Snapchat qui cultive une fois de plus sa différence. L’app au fantôme jaune mise tout sur la « shoppable AR », c’est-à-dire le commerce grâce à la réalité augmentée. Snapchat et Amazon ont à ce titre annoncé un partenariat proposant de reconnaître visuellement des produits, pour mieux les commander ensuite sur Amazon. Une sorte de Shazam – déjà partenaire de Snap – du shopping. De quoi augurer à terme un potentiel rachat de la startup d’Evan Spiegel par Amazon ? Kantar Media prend les paris.
5. L’union fait la force
Auparavant, les plateformes sociales privilégiaient les solutions en interne ou via des rachats. « Facebook a notamment racheté 77 entreprises depuis ses débuts » selon Kantar Media. Twitter aurait réalisé 51 emplettes similaires.
Mais l’époque a changé, le rythme des acquisitions a légèrement désaccéléré et l’heure est plutôt aux partenariats stratégiques. Comme le Data Transfer Project initié par Google, Facebook, Microsoft et Twitter afin de favoriser le transfert de données par les consommateurs d’un service à l’autre, comme le recommande le RGPD.
Derrière ce consortium, d’autres partenariats moins spectaculaires mais attestant d’une certaine volonté des plateformes de se renforcer grâce au collectif :
– Au-delà du détecteur de produits Amazon dans Snapchat, les deux entreprises se sont également rapprochées dans le cadre d’un partenariat avec Twitch, la plateforme de live liée au gaming appartenant à Amazon.
– YouTube s’est associé avec Eventbrite et Ticketmaster, couvrant ainsi « 70% du marché de la billeterie aux USA ».
– Instagram permet de réserver des tables de restaurant grâce à Lafourchette.
– Pour contrer les fake news, Facebook a fait appel à l’AFP et à différents médias. Twitter s’est fait aider par deux entreprises pour rétablir « la sérénité » dans les conversations de sa plateforme, comme l’expliquait Laurent Buanec dans notre interview minute.
6. La fatigue du marketing d’influence
« Une erreur a été commise à large échelle : considérer que l’influenceur est un canal marketing standard alors qu’il est question avant tout d’humain, de relationnel et surtout de confiance » selon Kantar Media. « Certains influenceurs se sont également laissés prendre au jeu, multipliant les partenariats payants jusqu’à se perdre et sérieusement entacher leur réputation auprès de leurs audiences. Ils portent d’ailleurs un nom : les serial branded influencers. »
Ajoutez à cela le manque de transparence vis-à-vis de certains contenus sponsorisés non déclarés, les arnaques e-commerce et les fausses audiences. Il n’en faut pas moins pour que le capital confiance du public soit atteint.
Comment y remédier ? C’est justement le thème de notre prochaine émission les enjeux – la Réclame de janvier.
Quelques pistes en attendant : le marché du marketing d’influence va continuer à se structurer et à se professionnaliser. Notamment sous l’impulsion d’annonceurs comme Unilever qui a tiré la sonnette d’alarme. Mais aussi grâce à l’autorégulation du secteur. L’ARPP se montre très pédagogue depuis plusieurs mois afin d’apporter davantage de cadre au marketing d’influence. Ce qui revient dans certains cas à simplement respecter la loi.
7. L’engagement : entre quête d’authenticité et d’efficacité
L’engagement est au centre de l’expérience social media. Car sans feedback de la communauté, point de dopamine chez les utilisateurs, point de rétention, et donc d’usage flatteur des plateformes.
D’un côté, Facebook a souhaité stopper la course « au react baiting », c’est-à-dire toutes les mécaniques appelant à des réactions artificiellement élevées. Tant pis pour les marques et leurs lives pleins d’emoji.
De l’autre, l’engagement a tendance à se simplifier, avec notamment des formats comme les sliders ou questions des stories Instagram, qui nécessitent peu d’effort de l’audience.
Preuve en est qu’il est difficile pour les plateformes de renier leur impératif d’être des champions de la croissance… et de l’engagement.
8. La vidéo en question
Du côté de la vidéo, Facebook Watch continuera en 2019 son déploiement dans le monde, entrant encore plus en concurrence frontale avec YouTube.
Snapchat devrait proposer de nouvelles séries Snaps Originals, cultivant ainsi sa singularité entre app de messagerie, réseau social, caméra et donc producteur de contenus.
Twitter renforce sa science du live en diffusant des événements en direct : la dernière keynote d’Apple ou des matchs de l’Overwatch League (e-sport). On imagine que cette piste ne fera que se développer en 2019, confirmant la mainmise de l’oiseau bleu sur l’instant.
L’engagement des vidéos sur Facebook a néanmoins connu une nette chute selon Kantar Media, avec un engagement par vidéo baissant de -63% entre le 1er semestre 2017 et le 2nd semestre 2018.
Pour contrer cette baisse, une seule solution pour les marques : opter pour d’autres formats pour les prises de parole. Les stories – vidéos ou photos – ont le vent en poupe. Voire l’audio, mais aucune plateforme sociale n’a pour le moment réellement pris le virage des podcasts et des webradios.
9. Le divertissement
Divertissement et réseaux sociaux ne sont jamais vraiment quittés, tant ils sont liés par des objectifs communs : tuer le temps, s’amuser, interagir socialement…
Si l’ère des jeux de la Facebook Plateform semble bien loin (2010), les jeux sociaux ont fait un retour remarqué sur Snapchat. D’autres formes plus étonnantes comme HQ Trivia ou Quidol en France transposent le principe d’un jeu télévisé live à une expérience mobile.
Enfin, le jeu vidéo en tant que culture ne cesse d’irriguer les tuyaux des plateformes sociales en contenus. Le jeu vidéo Fortnite génère d’ailleurs plus de vues sur YouTube que toute l’industrie de la mode ou de celle des voyages.
Et la tendance devrait s’accélérer selon Kantar Media, car avec l’automatisation (IA) et les différentes crises économiques, nous pourrions à l’avenir avoir tous bien plus de temps libre.
10. À l’Est, que du nouveau
La Chine reste un laboratoire fascinant pour quiconque souhaiterait tenter de deviner ce que l’avenir des réseaux sociaux nous réserve.
Kantar Media CIC identifie trois phases que les marques ont connues dans l’écosystème social media chinois :
1. L’appropriation initiale, avec la diffusion de contenus adaptés aux plateformes pour accroitre la notoriété de marque.
2. La quête d’engagement, que ce soit par les contenus ou les KOLs (leaders d’opinion).
3. L’ère de la maturité, avec la quête d’interactions uniques, et le social media au centre d’expériences comme l’achat, la réservation ou l’accès physique à des lieux.
Les plateformes occidentales sont actuellement entre ces étapes 2 et 3. Reste à savoir si elles réussiront à devenir de véritables moyens de paiement et d’identification comme a pu le faire WeChat. Du social media à l’omnicanal, il n’y aurait qu’un pas… de géant ?
Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site de Kantar Media.