Pour une intelligence artificielle un peu moins bête.
Les avancées toujours plus spectaculaires des intelligences artificielles génératives nous feraient presque oublier les biais et stéréotypes qu’elles véhiculent. Et lorsqu’il s’agit de banlieues, qui plus est hors de nos contrées (souviens-toi les “no go zones” version Fox News), les stéréotypes sont un lieu commun. Heetch, le “VTC des banlieues”, en sait quelque chose et Midjourney l’a confirmé via de simples recherches “Un anniversaire / mariage / restaurateur en France” + en banlieue.
C’est le départ d’une campagne créative et inspirée imaginée avec l’agence BETC, et dont le moindre des faits d’armes est d’avoir donné une seconde vie aux cartes postales.
Aude Devaux, directrice clientèle chez BETC Paris, et Benjamin Sousa, directeur marketing Europe chez Heetch, racontent comment ils ont fait voyager 12,5 millions de banlieusards jusqu’en Californie.
La genèse
En avril 2023, Heetch lance une campagne qui dénonce le traitement médiatique “historique” de la banlieue fait de clichés et de raccourcis, et se place comme “le VTC qui va plus loin”. “Greetings from la banlieue” s’inscrit dans la continuité de cette campagne et des actions mises en place par Heetch pour (re)donner “une image au minimum réaliste et au mieux optimiste” de la banlieue, rappelle Benjamin Sousa, directeur marketing Europe chez Heetch. “C’est aussi basé sur une réalité, celle de notre marque : 80% de nos trajets se font en banlieue. C’est le territoire quotidien de nos chauffeurs partenaires et celui de beaucoup de nos passagères et passagers qui souffrent de tous ces clichés malheureusement partagés.”
Heetch veut ne plus seulement dénoncer un fait, mais agir d’abord “dans l’intérêt de nos passagers et nos chauffeurs, puis des personnes vivant en banlieue”. Comme le rappelle la compagnie, ils sont 12,5 millions à vivre à Aulnay-sous-Bois, Châtillon, l’Haÿ-les-Roses, Saclay, Saint-Maur-des-Fossés, Pantin ou Clichy-sous-Bois.
Du côté de BETC, les retombées très positives autour du manifeste donne envie à l’agence de donner corps au travail réalisé précédemment. “Les gens étaient vraiment contents de voir une marque s’emparer de la banlieue de façon aussi juste (…) Après avoir dénoncé son traitement médiatique, nous souhaitions trouver un vrai levier pour redonner du pouvoir et de la part de voix à la banlieue et à ses habitants”, poursuit Aude Devaux, directrice clientèle chez BETC Paris.
L’idée est de porter ce propos aussi fortement que la campagne marque, avec un impact très concret à la clé. Aude Devaux en est convaincue : “Une marque peut vraiment faire la différence et avoir un pouvoir d’action sur tout un narratif sociétal lorsqu’elle est investie et porte un vrai combat, intégré de façon presque organique à sa vie et à sa plateforme de marque.”
La campagne
“Nous ne sommes pas tombés sur ce biais par hasard”, annonce d’emblée Aude Devaux. Quand bien même les algorithmes des intelligences artificielles génératives sont encore assez opaques, il est désormais de notoriété publique que les IA se nourrissent en grande partie de ce qui est diffusé par les médias, et ce, gratuitement et sans leur approbation (certains d’entre eux, comme le New York Times, CNN, Radio France ou TF1, ont d’ailleurs bloqué l’accès à leurs données, NDLR). “Nous avons volontairement testé Midjourney pour constater par nous-même que tous les biais dénoncés dans la campagne de marque se retrouvaient bien dans la plus célèbre des intelligences artificielles génératives”, poursuit-elle.
Des dizaines et des dizaines de prompts plus tard, avec et sans le mot banlieue inclus, leur instinct leur donne raison : les résultats soumis sont “catastrophiques”. Cette fois-ci donc, plutôt que de simplement dénonce, l’action est priorisée.
Deux faits en particulier inspirent l’agence :
– Les ingénieurs derrière Midjourney ont la main sur leur outil et son impressionnante base de données. “Ils peuvent influer sur ce qui est pris en compte par l’algorithme”.
– Et surtout, Midjourney ne représente en tout est pour tout que… 11 employés. “On pourrait croire que cette énorme machine en train de révolutionner le futur de l’Internet est composée de dizaines, voire de centaines d’employés, alors qu’il n’en est rien.”
“Lorsqu’on a mis le doigt sur ces deux facteurs, les planètes se sont alignées.”
Heetch mandate donc plusieurs photographes pour sillonner la banlieue afin de shooter un maximum d’images représentatives de la banlieue dans son ensemble. L’objectif est de créer “une base de données correctives à implanter dans la dernière version de Midjourney sortie début 2024”, raconte Benjamin Sousa.
Ces clichés ont ensuite été “transformés” en cartes postales dont vous avez deviné les destinataires. Mais pas seulement : “Cela nous a permis d’impliquer directement les personnes concernées, les habitants de la banlieue, puisque ces cartes postales étaient disponibles dans un réseau de commerçants disséminés dans tous les départements, et distribuées un peu partout dans Paris et sa banlieue”, se souvient le directeur marketing Europe de Heetch.
Les cartes postales remplies par les habitants ont ensuite été envoyés aux employés de Midjourney, à San Francisco, Californie. Greetings from la banlieue était née et s’exportait.
Ça prend combien de temps d’envoyer une carte postale en Californie et d’obtenir une réponse ? “Pas mal de temps et quelques relances”, concède Benjamin Sousa. “Ils n’ont pas d’adresse précise, et beaucoup d’entre eux sont en télétravail et dispersés. Cela a pris un peu plus d’un mois à partir de la date d’envoi.”
La réponse est intervenue juste avant les vacances de Noel. La réponse s’est formalisée sur X avec l’un des employés de Midjourney, puis sur Discord où ils prennent la parole une fois par semaine. Heetch et BETC ont multiplié les points de contact pour s’assurer de leur réception, “on a reçu les réponses d’un peu partout en même temps”, s’amuse Benjamin Sousa.
Les résultats
– L’intégration de la base de données réalisée par Heetch et BETC par Midjourney dans l’IA générative.
Point important, la campagne prend place au bon moment puisque Midjourney s’apprête à sortir sa V6 début 2024. “Lorsqu’on a reçu leur réponse avant Noël, nous n’avons eu qu’une dizaine de jours pour mettre en place notre base de données selon leurs specs, leur livrer et leur laisser le temps de l’intégrer. Nous avons refait les tests une fois la V6 sortie avec les mêmes prompts que ceux de la campagne et on voit qu’il y a un changement significatif”, rapporte Aude Devaux.
La différence s’opère sur certains prompts, comme un mariage, un anniversaire ou des jeunes en banlieue. “Le traitement n’est pas aussi solaire et lumineux que celui d’un traitement sans le mot banlieue, mais on voit qu’il y a une vraie amélioration. Nous ne sommes plus sur des paysages apocalyptiques, avec des poubelles en feu et des tags sur les murs. On sent vraiment une évolution depuis l’intégration de notre base de données.”
– les retombées médiatiques et le bruit que la campagne a généré
“Nous avons reçu des retours très positifs des habitants de banlieues croisés dans le cadre de la campagne. Beaucoup d’entre eux étaient très touchés et nous l’ont fait savoir. De tels retours sont assez rares sur des campagnes de marketing”, se réjouit encore Benjamin Sousa.
– Plusieurs milliers de cartes générées, complétées et envoyées par vague de 2 000, “et il en reste encore à envoyer”.
– 4 000 images sur la base de données, avec pour objectif qu’elle grossisse dans les prochains mois. “Nous allons la faire évoluer et continuer à nourrir Midjourney. Ce n’est pas un one shot, nous continuerons à faire vivre la campagne.”
Et tout cela, “sans budget média”, ou presque, ponctue Aude Devaux. “On a donc tenté de démultiplier les points de contact de façon intelligente : puis l’IA est un sujet avec énormément de part de voix dans les médias (Fr et internationaux) et sur LinkedIn où gravite toute une communauté tech très portée sur le sujet. Nous avons activé des gens sur ce réseau, puis travaillé les RP, et quelques influenceurs très positionnés sur la banlieue”.
“On est arrivé au bon moment parce que le sujet explosait dans les médias, c’est ce qui nous a permis d’arriver jusqu’à ces résultats.”
Et, comme le précise Benjamin Sousa, dans des médias, en général, assez frileux de parler d’activation marketing, comme France Inter ou l’émission Clique.
Les 3 clés de succès
– La cohérence
Avec l’identité de la marque, son histoire et ses dernières prises de parole. Mais aussi avec le positionnement de BETC et les campagnes que l’agence peut faire, estime Benjamin Sousa. “Cette campagne est la réponse créative à une problématique posée : les cartes postales nous ont permis – et c’est très important pour nous – d’être présents physiquement sur le terrain et d’aller à la rencontre des gens, de les impliquer dans la campagne.” Ce qui n’est pas chose aisée lorsque l’on parle d’IA. Les cartes postales ont permis ce lien tout en jouant l’opposition avec l’intelligence artificielle.
– La tonalité de la campagne
C’est un sujet sérieux avec des conséquences réelles pour les gens qui subissent ces clichés au quotidien, les cartes postales ont permis d’apporter un peu plus de légèreté. “Quand on expliquait la campagne aux gens ou qu’ils la découvraient à travers les cartes postales dans leurs commerces de proximité ou via le flying des étudiants, ils s’étonnaient qu’on puisse s’attaquer ainsi à la Silicon Valley avec des cartes postales, se rappelle Aude Devaux. Cela nous a permis aussi de dédramatiser un peu le sujet, nous ne souhaitons être trop dramatiques dans nos prises de position, on veut rester optimistes.”
– Le timing
“C’était aussi un choix : l’IA est un sujet extrêmement important aujourd’hui, rappelle Benjamin Sousa. C’est autant sujet économique, social, culturel que philosophique. Nous vivons un moment important. Cela a contribué à générer de l’intérêt et de la visibilité à cette campagne. Le timing a contribué à son succès.”
Heetch et BETC, toujours en lien avec Midjourney, ont la volonté de poursuivre leur mission d’évangélisation et continueront à alimenter la base de données créée pour la campagne. “On va tenter d’étendre le dispositif à d’autres intelligences artificielles souhaitant collaborer, précise Aude Devaux. La suite de cette campagne se fera dans les coulisses, mais c’est important pour nous de la déployer de toutes les manières possibles.”
To be continued.