Retour sur les coulisses de la vente d’un NFT par 20 Minutes

Par Élodie C. le 25/10/2021

Temps de lecture : 10 min

Une nouvelle source de revenus pour les médias ?

Le 19 octobre dernier a eu lieu une mise aux enchères inédite dans le monde de la presse française : la vente d’un NFT par le journal 20 Minutes. Un supplément numérique jamais imprimé de 6 pages au titre prophétique, « Les folles années 2020 », vendu avec sa plaque offset. 

Intégrée à une vente d’art contemporain dont les toiles physiques se sont arrachées des milliers d’euros en quelques minutes à peine, la vente exceptionnelle de ce NFT, une première en France pour un titre de presse, laisse entrevoir un univers possible pour les médias.

Laure Beaudonnet, journaliste au service culture de 20 Minutes et chargée des sujets prospectifs, revient pour nous sur cette aventure adjugée pour 3 000 euros en ligne. 

Dans quelques jours (19 octobre) 20 Minutes mettra aux enchères un NFT avec la maison de ventes Piasa. Quelle est la genèse de ce projet ?

Laure Beaudonnet : Lorsque le phénomène NFT a explosé au mois de mars dernier, notamment avec l’énorme vente de l’artiste Beeple [pour 69,3 millions de dollars, NDLR] et celles qui ont suivi, j’ai écrit des articles sur le sujet pour tenter de comprendre et expliquer la technologie, ayant déjà pas mal écrit sur les crypto-monnaies précédemment. Les NFTs restaient finalement assez obscures : même pour moi qui a la tête dedans depuis quelques années, il m’est nécessaire de revoir les bases autour de la blockchain avant d’entreprendre un sujet autour de ces technologies.

Il me paraissait intéressant de faire une petite série d’articles gonzo “On a créé un NFT”, pour expliquer toute la réflexion autour du choix de l’objet à transformer en NFT. Cela pouvait être un tweet, la première publication Instagram de 20 Minutes, un supplément numérique, etc. Si la proposition a été faite dès le mois de mars, différentes contraintes ont repoussé sa réalisation, puis Numerama a publié un article sur la même idée, mais le projet d’une série d’articles tenait encore. 

Comme Christie’s et Sotheby’s proposent désormais des ventes de NFTs aux enchères, je me suis tournée vers cette dernière qui m’a expliqué que de telles ventes étaient interdites en France et qu’elle ne voulait pas se mouiller. J’ai donc interviewé son représentant juridique pour déblayer le terrain en pensant raconter dans un article comment le journal s’était fait recaler par la plupart des maisons de vente. Mais Piasa a tout de suite accepté faisant basculer le projet dans une autre dimension. Ce qui aurait dû être de la bidouille pour générer ce NFT s’est transformé en quelque chose de très réglementé et carré puisque nous étions tenus de créer un compte entreprise pour procéder aux différents mouvements de fonds : de l’acheteur à 20 Minutes, puis de 20 Minutes à la Fédération internationale des journaliste pour alimenter son fonds de sécurité. 

La genèse du projet était strictement éditoriale, il s’agissait de rendre intelligible aux lecteurs une technologie un peu compliquée.

Qu’est-ce que cela apporte à 20 Minutes de ce lancer sur un tel marché ? Quel est le but recherché ?

L.B. : En tant que journaliste, je ne pense pas stratégie à proprement parler. Est-ce que cela va servir de jurisprudence par la suite pour faire d’autres choses lucratives pour 20 Minutes ? Aucune idée.

Lorsqu’une nouvelle technologie apparaît cela crée logiquement un intérêt éditorial. D’autant plus lorsqu’elle brasse des tonnes d’argent, que ce soit sur l’œuvre de l’artiste américain Beeple, le code source du Web ou la vente d’un article du New York Times sans passer par une maison de ventes. Tout le monde s’est mis à en parler d’un coup, l’intérêt éditorial était évident pour 20 Minutes. Je trouvais amusant, même d’un point de vue philosophique, qu’un journal gratuit vende l’un de ses numéros en version NFT collector, sachant qu’il s’agissait d’une vente aux enchères caritatives sans aucun argent en jeu pour Piasa ou 20 Minutes.

D’un point de vue stratégique, 20 Minutes à un côté startup et laisse ses journalistes aller au bout de leurs projets et idées, sans véritables verrous. En l’occurrence, il n’y a eu aucun frein quand bien même il fallait engager un peu d’argent sur ce projet, que ce soit pour le contrat de cession de droit d’auteur sur le supplément mis aux enchères et la création de la plaque offset.

Comment a été choisi, puis créé ce NFT ? Cela représente combien en termes de coût ?

L.B. : Ce NFT a été choisi grâce aux votes des lecteurs sur une dizaine de propositions sélectionnées en interne. C’est le supplément, Les folles années 2020, publié le 13 janvier 2020, qui a remporté ce vote. Un numéro de 6 pages en .pdf très prospectif qui faisait un état des lieux de l’éco anxiété, et l’angoisse de la société face au monde qui se présentait. C’était seulement quelques semaines avant que le Covid fasse son apparition en France, ce qui validait d’autant plus le thème de ce supplément et lui donnait quelque chose d’assez prophétique. 

Lorsque nous avons commencé à chercher l’objet à transformer en NFT, j’ai bêtement pensé au premier tweet de la plateforme Twitter publié par son fondateur Jack Dorsey et vendu 2,5 millions de dollars… Je me suis dit, tiens c’est facile, sauf que le premier tweet de 20 Minutes est vraiment naze. Notre première publication sur Instagram était bien : une photo représentant la vue de nos anciens locaux, mais le photographe était l’ancien rédacteur en chef parti de 20 Minutes depuis, avec toutes les questions de droit d’auteur que cette utilisation pouvait poser.

Nous avons ensuite pensé au numéro d’un journal et celui-ci s’est vite imposé, notamment parce que je l’avais chapeauté et qu’il avait un lien avec le futur. Une sélection a tout de même eu lieu en interne puis a été soumise au vote auprès des lecteurs. Les folles années 2020 l’a remporté à une voix près. Ce choix était commode puisque seuls trois journalistes ont participé à ce numéro et les photos utilisées provenaient de Getty Image et ne posaient pas de problème de droit d’auteur. Avec Sipa Press, notre première base de photo sur la plupart des numéros, cela aurait été impossible de le vendre en NFT (pour des questions de versement de droit d’auteur à chaque revente).

Quid de sa création ? 

L.B. : La création d’un NFT a un coût, en plus de la plaque d’impression dont je n’ai pas le prix exacte : pour réaliser des transactions sur la blockchain il faut dépenser des gaz (servant au paiement des frais de transaction liés à Ethereum). La création d’un NFT coûte 47 dollars (réglé en ether via Coinhouse), c’est peu finalement, nous nous attendions à plus. Nous avons évalué le prix de départ du NFT pour rentrer dans nos frais (contrat spécifique avec une avocate pour la cession des droits d’auteur des journalistes sur le supplément notamment) entre 2 500 euros (fourchette basse) et 3 500 euros (fourchette basse).

Le NFT a été créé sur la plateforme Rarible et mis aux enchères par Piasa. L’acheteur pourra opérer les enchères en dollars/euros mais devra ensuite être détenteur d’un portefeuille (wallet en VO) crypto pour finaliser la transaction. Le transfert de propriété se fera donc nécessairement de wallet à wallet, ce serait-ce que pour obtenir le certificat d’authenticité du NFT inscrit dans la blockchain.

Comment le partenariat avec Piasa s’est-il opéré ?

L.B. : Simplement. J’ai contacté l’attachée de presse de Piasa pour leur proposer une association afin d’organiser une vente aux enchères. Je ne connaissais pas grand-chose aux ventes aux enchères, j’avais appelé Drouot ne sachant pas que c’était uniquement un lieu de ventes et non une maison de ventes. J’y allais un peu à tâtons, et finalement c’est Piasa qui nous a proposé de faire une vente physique, puis Coinhouse s’y est associé. Ils nous ont proposé ce que l’on espérait même pas. Ni Christie’s ni Sotheby’s ne l’auraient fait.

A quoi pourrait ressembler le monde des médias de demain dans l’univers des NFT ? Voyez-vous d’autres applications possibles ?

L.B. : Dans l’univers des médias au-delà du collectible, il pourrait y avoir des idées de premium. 

On voit déjà qu’il y a pas mal d’applications possibles hors média, comme les crypto kitties. On observe l’intérêt que cela peut avoir dans la culture numérique : toute œuvre numérique, qu’elle soit répliquée ou non, peut devenir une œuvre originale. Cela amène l’art dans un autre monde, c’est la suite de « l’art de rue », il appartient à tout le monde, et peut aussi appartenir à quelqu’un.

Cardano et Solana se placent sur le même créneau et vendent des NFT, même si cela reste encore circonscrit autour de l’ETH. Les jetons numériques ont aussi leur intérêt dans tout ce qui se rattache à l’authentification, notamment dans le domaine du luxe pour éviter la contrefaçon. La marque WISeKey a mis aux enchères une montre sécurisée par NFT.

Grâce aux tokens, des joueurs NBA ont également souhaitent permettre à des fans ou investisseurs d’acheter une partie de leur contrat tokénisé et de toucher l’argent à chaque fois que le joueur en gagne par exemple. On peut également acheter une partie de la SCI d’un appartement en token : si mon token représente 3% de l’appartement, je perçois 3% du loyer chaque mois.

Cette initiative est-elle amenée à se reproduire ? Fait-elle partie d’une stratégie plus large de 20 Minutes dans le numérique ? 

Laurent Bainier (rédacteur en chef de 20 Minutes France) : Nous n’envisageons pas de reproduire cette expérience. Elle s’inscrit dans le cadre de nos expérimentations continues dans l’univers numérique. Les blockchains nous intriguent et que ce soit à travers des dossiers éditoriaux ou des expérimentations technologiques, nous n’avons pas fini de les explorer avec nos lecteurs.

On parle beaucoup de metaverse ces derniers mois, y voyez-vous une opportunité pour la presse de se réinventer, de communiquer autrement auprès de ses lecteurs ?

L.B. : On peut effectivement imaginer que 20 Minutes soit distribué dans le monde virtuel. Cela crée des opportunités, des nouvelles formes d’expérience de lecture et de narrations. Chez 20 Minutes, j’aime réfléchir à de nouvelles façon de présenter l’information pour qu’elle soit la plus agréable et sympathique possible d’où aspect l’intérêt de cet aspect gonzo autour de notre “Journal d’un NFT” : présenter une technologie qui parait compliquée et obscure de manière plus ludique et sympathique.

Le metaverse permet une immersion totale dans un monde virtuel, peut-être à travers des lunettes VR, mais avec une lecture audio. Lire dans le metaverse doit être assez étrange et peut vite donner mal au coeur…

Je ne vois pas pourquoi toute notre offre podcast ou vidéo ne pourrait pas entrer dans un autre univers qui s’inscrit dans une esthétique particulière et plairait à notre cible. Mais cela nécessiterait que les médias s’associent à un metaverse bien particulier pour atteindre une cible particulière. Je ne suis pas convaincu qu’il puisse y avoir un métaverse universel, pour tout le monde. 

Même Facebook qui a tenté de toucher le plus grand monde et en train de se vider de toutes ses populations. Cela me parait impossible d’avoir une esthétique ou des expériences numériques  qui plaisent autant aux plus âgés qu’aux plus jeunes. Notamment parce que ces derniers n’ont pas envie de se retrouver dans le même réseau social qu’eux. 

Et techniquement, pour en avoir discuté avec un spécialiste, il n’y a pas de plateforme qui permettrait une expérience de metaverse pour tous. Cela demande une capacité beaucoup trop importante que les plateformes aujourd’hui n’ont pas. C’est sans compter les pénuries à venir d’électricité, d’énergies fossiles, etc. Et lorsque Instagram et Facebook tombent en panne pendant plusieurs heures, ça donne une petite idée des limites de ces projets.

Comment voyez-vous l’univers des médias et plus particulièrement la presse magazine évoluer dans les années à venir ?

L.B. : Je suis assez inquiète. L’avenir des médias est compliqué aujourd’hui. Il y a une habitude à la gratuité du numérique qui est plutôt en phase avec la gratuité de 20 Minutes et en même temps, on assiste à une éclatement des lecteurs, des cibles et des sources d’information ou de non information. 

Le covid a accéléré une crise qui existait déjà dans les médias, je ne sais pas comment les médias ou 20 Minutes vont évoluer. C’est assez inquiétant quand on analyse la santé économique des médias aujourd’hui, depuis covid c’est un peu la catastrophe. A part les radios qui s’en sont bien sorties. Je ne sais pas si la presse-écrite est un modèle qui va perdurer bien longtemps. Nos métiers changent beaucoup et pas forcément dans le bon sens, beaucoup de  journalistes ne veulent plus travailler dans ce secteur à cause de sa paupérisation. Il faut observer comment tout cela évolue, nous sommes encore en transition. 

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