Un grand écart entre Patagonia et… Shein.
Ils sont les acteurs de demain, leaders, dirigeants, consommateurs, travailleurs, etc., et on les dit éloignés des aspirations de leurs aînés sur à peu près tous les sujets. Comme eux, les jeunes générations n’en sont pas moins pétries de paradoxes quand il s’agit de consommation. C’est ce que révèle plusieurs études du cabinet McKinsey, dont celle publiée en novembre dernier The State of Fashion 2023.
Comme l’explique très bien The Economist qui reprend plusieurs de ces études : “Un bon point de départ pour disséquer la psyché des jeunes consommateurs est de considérer l’économie qui les a façonnés.” C’est également ce qui ressort des dernières études de l’ADEME qui voyaient les Français aspirer à reformater le logiciel économique et politique, mais n’en restaient pas moins paradoxalement ancrés dans un modèle consumériste hérité des 30 Glorieuses. Comme le rappelait justement Solène Madec, CEO et co-fondatrice de l’agence Belle, dans une interview pour notre rubrique Moteurs de changement.
Premier point et non des moindres, les millennials et les générations suivantes sont les premières à avoir accumulé moins de richesse que leurs aînés au même âge (les babys-boomers et la Génération X). En Chine, les jeunes sont particulièrement touchés par le chômage et ont décidé de mener un train de vie plus modeste que leurs parents, explique McKinsey. Pourtant, ces jeunes n’ont jamais paru autant shopping addict et brand friendly, si bien que le cabinet d’étude les a rebaptisé : always-on purchasers (acheteurs toujours partants).
Rivés à leur écran plus de 4 heures par jour, les habitudes d’achat de la génération Z, tout comme leur vie, sont dictées par l’économie de l’attention : acheter en ligne n’a jamais été aussi rapide et facile. Peu enclins à patienter, les jeunes veulent que leurs achats se déroulent sans accroc et que leur livraison soit la plus rapide possible. Comme le souligne justement l’étude, les facilités de paiement stimulent d’autant plus cette consommation : la société d’études de marché Forrester a ainsi constaté que la plupart des utilisateurs d’applications « acheter maintenant, payer plus tard » ont environ 20 ans. Les technologies shopping développées par les plateformes comme Instagram permettent à ses utilisateurs d’effectuer des achats sans jamais quitter le réseau social. Les trends démarrent souvent sur ces derniers, TikTok a ainsi permis à de nombreuses petites marques ou produits de connaître un succès fulgurant et des ruptures de stock à répétition.
Dans cet univers-là, les marques de luxe ont su tirer leur épingle du jeu puisque leurs items sont devenus des valeurs refuge de la génération Z. Leur premier achat de luxe s’opère à l’âge de 15 ans, contre 19 ans pour ses homologues trentenaires. 79% des membres de la génération Z et des millennials ont déclaré prendre des mesures pour gérer leurs finances (emploi supplémentaire, plus de crédits), contre 64 % pour la génération X et 53 % pour les baby-boomers.
Selon McKinsey les jeunes générations, notamment en Chine, recherchent donc plus les bons plans et promotions, ce qui explique en partie l’essor de la seconde main pour les achats luxe notamment. “Quel que soit leur âge, les acheteurs de resale affirment que les prix sont à l’origine de ce changement de comportement d’achat. Une enquête réalisée en 2022 par la plateforme américaine de revente ThredUp a révélé que 63 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles achetaient principalement pour économiser de l’argent.”
Ce qui a incité de nombreuses marques a lancé leur propre service de vente de seconde main. De Patagonia à Dr. Martens, précise l’étude. Kering a investi dans Vestiaire Collective en 2021 (qui fait dans la mode durable désormais) et Amazon s’est associé au revendeur What Goes Around Comes Around pour vendre des sacs à main d’occasion de marques de luxe.
On observe également que les consommateurs recherchent un type de luxe plus accessible. Ce qui est proposé par de nouvelles marques de luxe entrantes sur ce marché. Celles-ci s’adressent à des consommateurs soucieux de trouver des pièces haut de gamme, mais plus accessibles que celles proposées par l’ultra-luxe. Comme Chanel, dont les jeunes générations achètent ses produits d’appel parfum et maquillage, la Maison s’est récemment offert une hausse de prix spectaculaire qui a laissé nombre d’aspirants sur le carreau (de tweed), même en seconde main.
Selon le cabinet d’étude, cette nouvelle catégorie de marques aurait connu un regain d’intérêt. Il donne ainsi l’exemple de la marque Jacquemus du nom du créateur français du même nom, Simon Porte Jacquemus. Un créateur qui a su s’affranchir des codes traditionnels de la communication des maisons de luxe pour toucher les jeunes publics. Une “disruption” qui a porté ses fruits.
“Alors que les marques de luxe haut de gamme ont « premiumisé » leur marchandise et augmenté leurs prix, certains consommateurs de luxe d’entrée de gamme se tournent vers des marques plus abordables, mais dont le storytelling et l’esthétique restent haut de gamme”, note McKinsey.
L’industrie de la mode a enregistré une augmentation de 21% de ses revenus en 2020-2021. Le cabinet prévoit que le secteur du luxe surperformera le reste de l’industrie, avec des fortunés toujours plus fortunés qui continueront de dépenser et un secteur qui ne cesse de draguer et recruter de jeunes clients : le secteur du luxe devrait croître entre 5 et 10 % en 2023, “tiré par une forte dynamique en Chine (croissance prévue entre 9 et 14 %) et aux États-Unis (croissance prévue entre 5 et 10 pour cent).” Entre inflation, tensions géopolitiques et forte pression des taux de change, “l’Europe ne devrait bénéficier que d’une croissance modeste des ventes du secteur du luxe (entre 3 et 8%)”.
Dans le même temps, les jeunes générations se disent très concernées par les questions de durabilité : la moitié des acheteurs de la génération Z en Chine ont déclaré vouloir acheter moins de fast-fashion lors d’une récente enquête sur la consommation durable, précise McKinsey. Les entreprises répondent de plus en plus à cet appel : “Ces dernières années, nombre d’entre elles ont intensifié la publication d’initiatives axées sur la durabilité, bien que les preuves des progrès réalisés dans le cadre de ces initiatives soient limitées”, pointe l’étude.
Faut-il se réjouir ou s’affliger de voir des parangons de la fast fashion comme Shein et H&M parler durabilité ? En France, Jean-Philippe Evrot, directeur général Communication & Marketing de Don’t Call Me Jennyfer estimait dans une interview Parole d’annonceur en janvier 2022 : “Ce n’est pas parce que nous sommes une marque de fast fashion, que tout n’est pas parfait, que nous ne devons pas voir ces problématiques et travailler dessus. C’est la nouvelle génération qui aura les clés de demain, notre rôle n’est pas de leur proposer uniquement des vêtements ou du média. (…) Notre rôle est aussi de les sensibiliser et les informer sur cette problématique, sans moralisation.”
Shein, marque d’ultra fast fashion chinoise, n’en reste pas moins l’une des marques emblématiques de la génération Z. Ainsi, lorsque l’on interrogeait Jérôme Fourquier, politologue et directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’IFOP, dans En Théorie sur les contradictions de cette jeunesse que l’on dit plus consciente et « green », mais qui n’en fait pas moins appel à des dark stores à l’image finalement assez capitaliste et peu « éco-friendly », celui-ci répondait qu’elle est, comme tout à chacun, traversée d’un certain nombre de paradoxes : “Pouvoir se dire et adopter certaines pratiques qui vont dans le sens d’une plus grande attention à l’écologie et dans le même temps recourir aussi à ce type de service. Et peut-être aussi en se donnant bonne conscience en se disant que dans les grandes villes la livraison s’effectue à vélo plutôt qu’en voiture, donc sans pollution.” Il pointait également l’effet pervers de Vinted, dont 70 % de l’argent récolté par les utilisateurs.trices est réinjecté dans l’achat de neuf.
De la même manière, Amazon, Lidl et McDonald’s sont des sociétés en phase avec une partie de la société. 50% des 18-35 ans disent aller au moins une fois par mois au McDonald’s (étude IFOP), malgré une image de malbouffe et d’impérialisme américain.
Il est ainsi beaucoup plus facile de comprendre la jeune génération que se dire qu’elle est finalement… comme nous.