Luxe, discount et duplicité.
Il suffit de taper “dupes” sur TikTok pour prendre conscience du phénomène. Sur la plateforme, plus de 180k vidéos en parlent : cosmétiques, parfums, mode, luxe, high tech, haircare, presque tout y passe. Les dupes ? Des produits inspirés de grandes marques, à des prix accessibles, mais sans verser dans la contrefaçon pure et simple en violation des droits de propriété intellectuelle (forme, packaging, logo, etc.). Un jeu d’équilibriste devenu une véritable stratégie pour certaines grandes enseignes, captivant des consommateurs désormais en quête de bons plans, où l’intérêt dépasse largement la simple économie réalisée.
De shame à fame, les dupes traduisent un mouvement plus profond. Qu’est-ce qui explique cet engouement ? Quels types de consommateurs sont concernés ? Les grandes marques “muses” doivent-elles s’en inquiéter ?
Marc Fraissinet, directeur général de TBWA\Paris, et Anne-Laure Boisson, directrice of Data & Insights de Mogul, nous disent tout sur ce grand jeu de dupes.
Tous dupés ?
C’est le dernier dupe en date qui affole les réseaux sociaux : l’enseigne de grande distribution Walmart a commercialisé une copie de l’iconique Birkin d’Hermès, qui a rapidement été rebaptisé Wirkin en ligne.
Si les articles inspirés d’Hermès semblent désormais tous sold out ou hors ligne, des copies et/ou dupes d’autres grandes maisons – Prada, Louis Vuitton (renommé GOWELL), Balenciaga, Dior – restent accessibles au milieu d’autres véritables sacs de grandes marques comme Michael Kors, Marc Jacobs, Coach ou… Hermès !
Certains observateurs s’étonnent que l’un des premiers distributeurs américains cède aux sirènes des dupes, d’autres y voient un mouvement stratégique bien ancré. On peut à tout le moins s’interroger sur le terme “dupe” pour le cas présenté, notamment au regard de la victoire de Chanel contre le chausseur Jonak pour “parasitage” et le phénomène des “Pingti” en Chine.
Marc Fraissinet, directeur général de TBWA, chargé du compte Aldi, définit le dupe ainsi : “Des produits qui offrent certaines fonctionnalités similaires à celles de grandes marques, mais avec une approche du coût beaucoup plus resserrée. On cherche à offrir des fonctionnalités très proches, voire identiques, tout en réduisant le prix de manière significative.” Il prend soin de les distinguer de la copie pure et simple : “Contrairement à une contrefaçon, un dupe ne cherche pas à imiter une marque en termes de design ou d’apparence. Il s’agit ici de fonctionnalité et de performance à moindre coût.”
Depuis quelques années, contexte économique oblige (crise et inflation), les dupes sont devenus un véritable phénomène culturel et commercial. Ces alternatives à prix cassé suscitent l’engouement : “Aujourd’hui, il s’agit de repenser la manière d’acheter : pourquoi payer le prix fort si l’on peut obtenir un résultat similaire en termes de fonctionnalité ?, questionne Anne-Laure Boisson, directrice of Data & Insights de Mogul. C’est cet aspect pragmatique qui est mis en avant. Et loin de se sentir “dupés”, pardonnez-moi le jeu de mots, les consommateurs éprouvent une véritable fierté. Il y a un sentiment de ‘battre le système’, de réussir à obtenir un produit de qualité tout en réalisant des économies.”
Ce ne sont d’ailleurs pas les fabricants ou les distributeurs qui se sont emparés du terme dupe, Aldi en commercialise depuis longtemps, mais bien les consommateurs eux-mêmes. “Ce sont eux qui ont choisi de qualifier certains produits ainsi, en s’emparant de cette tendance de manière organique et communautaire”, rappelle Marc Fraissinet.
“Le social listening montre que les dupes ne sont plus perçus comme une solution par défaut, poursuit Anne-Laure Boisson. Les internautes partagent quotidiennement leurs trouvailles, pépites et bangers. Ces conversations spontanées constituent une source d’inspiration riche, offrant un aperçu immersif des nouveaux comportements d’achat. Avec les dupes, il y a un côté ‘chasse au trésor’ que les consommateurs valorisent sur leurs réseaux sociaux. Chaque découverte est célébrée par des likes et des partages, renforçant ainsi une véritable ‘culture dupe’ qui s’étend à toutes les catégories de produits et à un public de plus en plus large.”
Quels consommateurs ?
Initialement, la culture dupe est ancrée dans l’univers de la beauté et du luxe. Grâce aux jeunes générations, adeptes des réseaux sociaux et particulièrement de TikTok, cette tendance s’est démocratisée.
Ces plateformes ont joué un rôle clé dans la démocratisation de cette pratique, qui a rapidement trouvé un public bien plus large. “Ce qui est intéressant, c’est qu’avec le temps, cette culture s’est diffusée à d’autres segments de population et à d’autres catégories de produits”, observe Anne-Laure Boisson. Les dupes touchent désormais toutes les tranches d’âge et profils socio-économiques, renforçant leur popularité à travers des conversations en ligne.
Loin de se limiter aux cosmétiques, le phénomène s’est étendu à la mode, aux équipements ménagers et même à l’alimentaire. Cette évolution marque un changement profond dans la perception des consommateurs, où la recherche de produits à prix cassés est désormais valorisée socialement. “Ce qui était autrefois perçu comme honteux, comme le discount, est désormais célébré”, confirme Anne-Laure Boisson.
Marc Fraissinet va plus loin : “Les dupes abolissent certaines barrières. On aurait pu en faire une tendance réservée à un public jeune ou à des catégories spécifiques, mais aujourd’hui, tout le monde est concerné.”
Cette démocratisation s’accompagne d’une montée en exigence des consommateurs, qui pousse les marques et les distributeurs à offrir des produits toujours plus qualitatifs. “Paradoxalement, les produits originaux dont les dupes s’inspirent bénéficient d’une forme de valorisation, car ils deviennent des références dans leur domaine”, ajoute Marc Fraissinet. Cette double dynamique entre dupes et “originals” reflète une transformation (durable ?) des comportements d’achat, ancrée dans une quête d’ingéniosité et de satisfaction personnelle : “Le consommateur de dupes se sent malin et satisfait. L’idée de dénicher un produit à moindre coût, qui fait « le job », est devenu une pratique valorisée dans toutes les couches de la société.”
Ces conversations influencent-elles directement les comportements d’achat et la perception des marques, originaux et alternatives ? Elles créent assurément un sentiment d’urgence (le mal numérique, le fameux FOMO) relève Anne-Laure Boisson : ”Les hashtags comme « TikTok Made Me Buy It » renforcent l’envie d’acheter immédiatement. Le côté rareté et exclusivité incite à se précipiter pour ne pas passer à côté d’une bonne affaire. Cela suscite aussi un effet boule de neige : les consommateurs testent, comparent, partagent et amplifient la visibilité des produits.”
Stratégie de dupes
“Certains produits iconiques se distinguent particulièrement et suscitent davantage de discussions, mais en élargissant l’analyse des conversations, on constate que le phénomène des dupes s’étend à une variété de catégories, observe la responsable Data & Insights de Mogul. On parle par exemple de dupes pour des produits alimentaires, dès lors qu’ils font référence à une grande marque, comme un dupe Kinder ou Buttermilk. Ce phénomène s’est totalement intégré dans le langage courant des réseaux sociaux, avec une origine purement populaire.”
Plusieurs enseignes adeptes (Walmart donc, Action et plus anciennement Aldi ou Lidl avec son recherché Mr Cuisine), proposent des dupes qui rencontrent un succès certain.
Ces stratégies font-elles écho à l’évolution des attentes consommateurs et du discours de marque ? “Aldi a toujours eu une stratégie intégrant des dupes, mais leur popularité dépasse parfois leurs attentes”, rapporte Marc Fraissinet. À l’instar de son concurrent lui aussi allemand, Aldi a lancé des hits, dont une brosse soufflante, dupe Dyson, qui affole le monde des crinières longues. “Les ventes explosent à chaque arrivage. Ce succès est amplifié par les consommateurs eux-mêmes, qui en parlent, testent et font le comparatif sur les réseaux sociaux. Aldi a donc intégré ce phénomène dans sa stratégie en renforçant sa communication et ses activations autour de ces produits.”
La preuve en image, avec la dernière opération de l’agence pour l’enseigne.
“Les réseaux sociaux jouent un rôle clé dans cette stratégie”, ajoute Anne-Laure Boisson. Les conversations permettent de cibler les produits prometteurs. Chez Mogul, nous utilisons le social listening pour aligner les attentes des consommateurs avec la promesse d’enseigne d’Aldi, créant ainsi un parfait timing entre offre et demande.”
Marc Fraissinet ajoute : “Avec Aldi, nous avons une collaboration continue basée sur le social listening. Chaque semaine, nous analysons les conversations pour détecter les tendances et ajuster les stratégies marketing. Ce processus, que nous appliquons également à d’autres clients comme L’Oréal, nous permet d’objectiver les observations grâce à des statistiques précises et d’alimenter des décisions marketing en temps réel.”
Pour illustrer l’ampleur du phénomène, les chiffres des recherches en ligne sont particulièrement révélateurs :
– le terme ‘dupe’ enregistre chaque mois 561 000 recherches sur Google, toutes variantes confondues ;
– certaines catégories spécifiques, comme ‘dupe parfum’ ou ‘dupe Dyson Airwrap’, atteignent à elles seules 2 400 recherches mensuelles. “Cela montre que le mot ‘dupe’ ne s’est pas seulement ancré dans le langage courant, mais aussi dans les habitudes et comportements de recherche des consommateurs”, conclut Anne-Laure Boisson.
Contrôler sa consommation
Une transformation des usages et modes de consommation qui voient les consommateurs chercher à reprendre le contrôle sur la leur, les dupes permettent de concilier le plaisir de consommer, de valoriser un achat intelligent avec des considérations économiques.
S’offrir un dupe n’est-il pas aussi une question de paraître, puisqu’on prétend singer une marque bien connue pour l’assumer comme un statement ? Dans un précédent article sur les métamorphoses du luxe en période de crise, nous observions déjà ce phénomène s’épanouir, notamment auprès des nouvelles générations, et particulièrement de la Génération Z, dont la relation avec les dupes est totalement décomplexée. Ces derniers valorisent davantage le style et l’accessibilité que l’authenticité ou la véracité du produit. L’original n’est plus systématiquement synonyme de désirabilité.
Déborah Marino, directrice générale adjointe de Publicis Luxe et directrice du planning stratégique de l’agence décrivait alors cette évolution comme “l’anoblissement du fake”, un mouvement porté par les réseaux sociaux et les plateformes comme TikTok.
Quel destin pour les marques avec ce nouveau paradigme ? Les dupes sont-ils un danger pour elles ? Une chose est sûre, le débat fait rage, et le dernier « banger » en date, le Wirkin, n’y échappe pas. Certains y voient un pied de nez à ces marques inacessibles au prix hors du commun, d’autres une tentative vaine de s’offrir un rêve version low cost et préfèrent en rire.
Pour Marc Fraissinet et Anne-Laure Boisson, les dupes ne représentent pas un danger direct pour les marques originales. Bien au contraire, ils instaurent une dynamique où chacun trouve sa place. “Les dupes cohabitent très bien avec les produits originaux, car ils ne ciblent souvent pas les mêmes consommateurs”, explique Marc Fraissinet. Les acheteurs de dupes, souvent limités par leur pouvoir d’achat, ne seraient pas nécessairement des clients potentiels pour les produits premium. “Même la personne qui pourrait se permettre d’acheter un produit à 400 euros, si elle choisit celui à 30 euros, c’est qu’elle n’était pas prête à investir cette somme”, ajoute-t-il. Cette coexistence atténue les risques de concurrence directe.
Des marques pas dupes
De plus, comme expliqué précédemment, les dupes participent paradoxalement à valoriser les produits qu’ils imitent. La conversation créées autour des comparatifs les rendent “presque légendaires”, estime Anne-Laure Boisson. Ces discussions permettent aux marques de mieux comprendre ce que les consommateurs perçoivent comme leurs réels éléments de différenciation, qu’il s’agisse de qualité, d’innovation ou d’expérience utilisateur.
Les dupes encouragent également les fabricants à innover davantage et à répondre aux attentes croissantes des consommateurs. Pour Mogul, cette tendance s’inscrit dans un cercle vertueux : “Les marques de grande consommation doivent être encore plus exigeantes sur leur cahier des charges, tandis que les marques premium sont poussées à travailler encore plus sur l’innovation. Tout le monde est gagnant.”
Aldi a d’ailleurs ressorti sa brosse soufflante en décembre dernier, juste avant la fêtes. Une quête à l’achat malin et viral qui a de quoi faire marquer des points sous le sapin.