Diversification et omnicanalité.
Quand il s’agit de vérifier l’état de santé de la presse, il y a généralement deux manières de faire : regarder les chiffres des investissements publicitaires ou ceux de la diffusion.
La rentrée 2024/2025 marque un tournant crucial pour la presse, confrontée à une baisse continue de la diffusion print et à une diminution des investissements publicitaires digitaux malgré une croissance du marché (8,436 milliards d’euros, soit +9,3 % vs 2023) boostée par une conjoncture favorable – Euro 2024 et JO de Paris en tête.
Cependant, certains médias atténuent ces pertes grâce à l’augmentation des abonnements, révélant une volonté des consommateurs de payer pour du contenu de qualité. Face à ces défis, les médias sont contraints d’innover et de diversifier leurs sources de revenus et leur offre éditoriale.
Groupe de média, PQN, agence de conseil tech, entrepreneur et observateur du secteur, spécialiste de la stratégie des médias en ligne, mais aussi association professionnelle chargée de la mesure de l’audience de la Presse explorent les stratégies émergentes et les modèles économiques alternatifs adoptés pour assurer la résilience et la prospérité future de la presse.
1. Diversification des revenus : une stratégie incontournable
Le secteur de la presse fait face à une saturation des plateformes digitales captant une part importante des revenus publicitaires. Cependant, il existe une grande diversité au sein du paysage médiatique, certains segments comme la presse quotidienne d’information nationale (PQN) se portant mieux que la presse magazine, pointe Stéphane Bodier, directeur général de l’ACPM : « Les quotidiens nationaux n’ont jamais autant vendu d’exemplaires.«
En préambule, ce dernier tient ainsi à apporter une précision quant à la “baisse de diffusion” évoquée : diffusion en nombre d’exemplaires ou en nombre de titres ?
“Il faut garder en tête que la presse française est l’une des plus diversifiées au monde en termes de titres, pour de nombreuses raisons. En France, il y a entre 4 000 et 5 000 titres. Parmi eux, la presse quotidienne d’information – les grands quotidiens nationaux – n’a jamais autant vendu d’exemplaires. Prenons Le Monde, par exemple : il est proche de 530 000 exemplaires. Depuis sa création en 1947, Le Monde n’a jamais atteint un tel niveau de diffusion. La situation est donc très variée et contrastée. La presse d’information, en particulier les quotidiens nationaux, se porte très bien. En revanche, la presse magazine, qui est la plus nombreuse, est en majorité en déclin, même s’il y a des exceptions. Comme dans tout secteur, certaines catégories s’en sortent mieux que d’autres. On ne peut pas dire que la presse va mal : il y a des succès et des difficultés, mais elles sont très diversifiées. »
Tous les acteurs s’accordent sur un point : la diversification des sources de revenus est cruciale pour assurer la pérennité des médias. Ce que s’emploie à réaliser DC Company pour qui “s’adapter et innover n’est pas une option”. “C’est notre raison d’être”, rappelle Geoffrey La Rocca à la tête du groupe de médias en ligne. “Konbini a toujours été pionnier dans l’invention de nouveaux modèles économiques permettant de diversifier ses revenus. Le média a été le premier média à faire du brand content et à créer du contenu grâce à des formats qui font aujourd’hui partie de la culture web (Small Talk, Vidéo Club, Fast&Curious).”
François Defossez, aux manettes du podcast Mediarama insiste sur l’importance d’une diversification par les contenus : des abonnements payants en ligne, du contenu exclusifs et premium et de l’événementiel comme l’opèrent Mediapart et le Guardian (appel aux dons, évènementiel, maison d’édition et merchandising).
“L’expansion des abonnements payants représente, certes, un investissement technologique chronophage sur lequel beaucoup échouent, mais les audiences comprennent aujourd’hui que l’accès à un contenu exclusif est clé, souligne celui qui est aussi co-fondateur et responsable Conseil média de l’agence Cosa Vostra. L’introduction de modèles de revenus basés sur le contenu premium, ainsi que l’exploration de nouveaux formats comme les podcasts et les événements en direct avec billetterie entrent dans cette diversification.”
Il concède qu’il n’y a “rien de révolutionnaire” : “Ce sont des pistes dont on parle depuis quelques années déjà, mais qui sont toujours d’actualité. J’ai souvent tendance à dire aux médias que ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Il n’y a pas une ligne de revenu qui, de manière magique, va venir remplacer les revenus publicitaires quand on a tout misé sur un modèle d’audience : publicitaire ou par abonnement. C’est dur de passer de l’un à l’autre.”
Le Figaro, qui fête son bicentenaire, mise sur cette diversification pour maintenir son influence et répondre aux attentes du marché, tout en cherchant des solutions pour accroître la rentabilité des contenus diffusés sur ces canaux : print, web, formats (vidéos) spécifiques pour les réseaux sociaux et adaptés aux plateformes, lancement de Figaro TV en avril 2023, audio et podcasts.
Bertrand Gié, directeur du Pôle News du Groupe Figaro (Le Figaro, lefigaro.fr et Le Figaro Magazine), souligne la nécessité de définir un modèle économique autour des abonnements numériques (+280 000 abonnés) et de la diversification (agence de voyage, etc.).
Bravo aux 500 journalistes de nos rédactions, parisienne et en région, qui travaillent au quotidien pour une information de qualité @Le_Figaro @FigaroMagazine_ @Madamefigaro https://t.co/tNRRnu9AL5
— Groupe Figaro (@GroupeFigaro) February 29, 2024
“Nous avons lancé lefigaro.fr en 2008. Aujourd’hui, cela représente 400 articles par jour (versus 65-70 articles pour le print) et 25 millions de lecteurs (juillet 2024). Sur les dix dernières années, en moyenne, Le Figaro a toujours été le premier site d’actualité en France. C’est un succès d’audience, mais une déception en termes de revenus publicitaires. Ce n’est pas normal, aussi bien pour nous que d’autres sites d’information de qualité : le chiffre d’affaires de la publicité en ligne en 2023 atteint 9 milliards d’euros, soit deux fois plus que la télévision, c’est considérable ! L’argent est là, mais la quasi-totalité est captée par les plateformes et les 4 acteurs que nous connaissons bien. Les revenus publicitaires ne sont pas suffisants pour prendre le relais de la croissance, un modèle est à trouver autour des abonnements numériques. Ça fonctionne (+280K), mais cela prend du temps, et c’est un métier de recruter et conserver des abonnés, 150 personnes travaillent sur le développement du site. Nous sommes devenus une boite technologique.”
En cette période magique des JO, nous retombons tous amoureux de notre beau Paris… Et je vis une nouvelle lune de miel avec son journal ! Angles, idées, rencontres, analyses… La couverture du @le_Parisien est juste extraordinaire. 🙏 @MonsieurPierre 😍 pic.twitter.com/ehWnjsdhyZ
— Géraldine Woessner (@GeWoessner) August 1, 2024
On le voit, sur la diversification, devenue incontournable dans le paysage médiatique où les revenus publicitaires sont insuffisants,”beaucoup d’efforts sont faits, et ce sont plutôt des succès”, observe Stéphane Bodier. Il en veut pour exemple la couverture “extraordinaire” des JO de Paris par Le Parisien, tout comme ce qu’a fait Gala (avec le quotidien gratuit, Gala Paris) ou Le Figaro. “Il y a beaucoup d’initiatives importantes”, comme Ouest France et CMI, deux grands groupes, qui tentent la diversification en télévision, quand d’autres groupes de presse se développent sur l’audio digital;
📢@GALAfr se décline en quotidien gratuit pendant les JO avec Gala Paris : https://t.co/5lBTn1tUxA @Le_Figaro @mgurtler @AlexandreMaras
— Groupe Figaro (@GroupeFigaro) July 24, 2024
2. Innovation dans les formats et contenus
Le passage vers une stratégie omnicanale est une tendance forte pour s’adapter aux nouvelles habitudes de consommation. Pour beaucoup, il s’agit donc de proposer des contenus adaptés à chaque canal, notamment pour capter un public plus jeune et plus large.
“Hormis Le Monde, Le Figaro, L’Equipe et Mediapart qui sont les leaders naturels de leurs catégories respectives, beaucoup de médias issus de la presse écrite peinent à trouver un modèle viable sur le numérique”, analyse Maxime Loisel, fondateur de HyperNews et consultant indépendant en stratégie et design pour les médias en ligne.
“Je pense malheureusement que beaucoup de médias généralistes vont être obligés de devenir plus « petits », de recentrer leur couverture éditoriale, de s’adresser à des cibles plus resserrées. C’est particulièrement vrai pour les news magazines, par exemple, qui ont des coûts éditoriaux très importants qui vont devenir de plus en plus intenables avec la baisse de la diffusion papier.”
Pourquoi leurs abonnements numériques stagnent ? “Ils n’ont pas fait ce travail profond de redéfinition de leur promesse de valeur à l’heure du numérique. Pourquoi devrais-je m’abonner au Point quand je peux avoir tout Le Figaro dans ma poche ? Pourquoi devrais-je m’abonner à L’Obs quand je peux avoir toute l’offre du Monde ? Ce sont des questions difficiles qui devraient conduire à plus de différenciation, à repenser les formats éditoriaux souvent hérités du papier, à plus de créativité dans la conception des produits numériques, etc.”
Si l’innovation est une des raisons du rapprochement de DC Company avec Konbini, Geoffrey La Rocca précise que le groupe a, pour chacun de ses médias, trouvé de nouveaux modèles : “Le Gorafi se réinvente en publiant des livres et en lançant des émissions avec M6+, « C’est Qui la Boss » organise des festivals et s’engage pour l’empowerment féminin avec la création d’une application et d’un site dédiés à l’épanouissement des femmes, tandis que Konbini attire des milliers de festivaliers (100 000 cet été) et génère des millions de vues grâce à ses expériences culturelles uniques.”
Les formats numériques, comme les fameuses vidéos courtes, les contenus immersifs (réalité augmentée et / ou virtuelle), et les newsletters ciblées (Les Jours, peuvent captiver un public plus large, en particulier les jeunes générations qui consomment l’information différemment. Florent Defossez (Mediarama / Cosa Vostra) et Stéphane Bodier (ACPM) saluent les formats interactifs du journal L’Équipe et notent que son podcast est l’un des plus écoutés de France.
Au Figaro, l’omnicanalité est la ligne directrice, l’objectif est de créer des contenus qui peuvent être diffusés sur tous les supports et formats : print, web, réseaux sociaux, vidéo, télévision et audio, permettant ainsi au groupe d’adapter son offre aux habitudes de consommation de ses différents publics. Le Figaro a recruté une équipe dédiée d’une quinzaine de journalistes à la production de contenus pour les réseaux sociaux, avec des formats vidéo verticaux et des Reels sur Facebook/Instagram, TikTok, Snapchat, etc.
“Là aussi, on génère des audiences. Qu’est-ce qu’elles valent ? Je ne sais pas. On génère assez peu de revenus. Mais malgré tout, c’est important d’aller porter les contenus du Figaro ‘hors les murs’”, explique Bertrand Gié.
Avec Le Figaro TV, le groupe est disponible sur la TNT en Île-de-France, sur les box internet et sur son site web. Cette chaîne diffuse 24h/24 avec 7 à 8 heures de contenu frais par jour produit sur place dans 5 studios : “C’est un investissement pour le moment, mais nous croyons beaucoup à l’omnicanalité”. À la faveur des Jeux Olympiques, Le Figaro TV a réuni 2 millions de téléspectateurs et les contenus issus de l’émission dédiée (+ de 100 invités) a généré 10 millions de vues sur le figaro.fr.
Le groupe a également investi dans l’audio en développant des podcasts et en lançant Figaro Radio, diffusée en DAB (Digital Audio Broadcasting) sur plusieurs fréquences en France.
3. Fidélisation et engagement des audiences
Dans un contexte où la désinformation et les fake news prolifèrent, il est crucial de renforcer la fidélisation des audiences et la confiance des lecteurs. Comme le souligne François Defossez, les médias doivent s’appuyer sur un contenu de qualité et une transparence accrue pour gagner en crédibilité : « Les lecteurs sont prêts à payer pour un contenu exclusif et de confiance« , assurait-il précédemment.
“Les médias doivent se concentrer sur la fidélisation de leur audience en créant des communautés autour de leurs marques. Cela peut inclure des programmes de fidélité, des interactions régulières via les réseaux sociaux, des clubs de lecture virtuels, ou des contenus exclusifs réservés aux abonnés fidèles. Engager les lecteurs à travers des expériences interactives et participatives renforcera leur attachement à la marque et contribuera à stabiliser les revenus à long terme”, estime-t-il. Il donne l’exemple du magazine mensuel lifestyle gratuit Le Bonbon, avec ses évènements, privés souvent pour sa communauté : “Les plus fidèles sont devenus ambassadeurs de la marque”.
Comme l’évoquait Maxime Loisel (HyperNews) précédemment, la différenciation est essentielle pour être viable économiquement sur le numérique, mais aussi pour recruter et fidéliser un public spécifique.
“La tâche est rude, car se réinventer coûte de l’argent et il y en a de moins en moins. Mais ça me semble urgent, car le paysage devient de plus en plus menaçant avec le déclin de l’Open Web et l’arrivée de l’intelligence artificielle… Les audiences numériques et les chiffres d’affaires publicitaires vont de toute façon continuer de baisser selon toute vraisemblance, et il faudrait donc mettre les bouchées doubles sur l’abonnement numérique tant que les gens viennent encore sur les sites d’information.”
Geoffrey La Rocca mentionnait préalablement l’importance de l’engagement des audiences à travers des expériences culturelles et des événements pour fidéliser le public.
“Notre pari est de trouver ces axes de diversification pour assurer des modèles indépendants et une pérennité pour nos médias dont le rôle principal est d’informer, à l’heure où notre responsabilité est grande face aux fake news.”
4. Confiance et crédibilité
Année après année, de baromètre en baromètre, la confiance des Français envers “les médias” et “les journalistes” fait grise mine. Pourtant, il n’a jamais été autant essentiel de se fier à des sources fiables, transparentes et non partisanes alors que les fakes news, la désinformation et ceux qui les alimentent semblent toujours plus nombreux. Les nouveaux outils comme l’intelligence artificielle accentuent cette perte de repères.
.@brunopatino, président d'Arte : "On a quatre grands phénomènes qui se nourrissent les uns les autres : la marginalisation de l'information dans notre espace, sa décrédibilisation, la polarisation de l'information et sa paupérisation." #le69Inter pic.twitter.com/plw0BiV5w2
— France Inter (@franceinter) September 13, 2024
En mars dernier, l’Association de l’économie du numérique (Acsel) dévoilait les résultats de la 11ème édition de son baromètre de confiance des Français dans le numérique : la confiance globale dans Internet baisse (paradoxalement plus marquée chez les 35-49 ans que les seniors). L’IA générative suscite des craintes et de la méfiance, notamment parce que plus de la moitié des Français (55%) se sentent incapables de distinguer du contenu généré par une intelligence artificielle.
“Dans un environnement où fake news et désinformation prolifèrent, les médias doivent accentuer leurs efforts pour renforcer la confiance des lecteurs. Cela passe par un journalisme de qualité, la transparence dans les processus éditoriaux, et l’accent mis sur l’éthique”, explique François Defossez (Mediarama – Cosa Vostra). “Libération a pris les devant sur la lutte contre les fake news, avec le lancement de Checknews, et publie une charte des valeurs qui met en avant ses principes d’indépendance éditoriale.”
“Développer des partenariats stratégiques avec d’autres acteurs du secteur, qu’il s’agisse de plateformes technologiques, d’influenceurs ou d’entreprises du même secteur, peut permettre aux médias de bénéficier de nouvelles audiences, de nouvelles sources de revenus, et d’une plus grande influence dans l’écosystème numérique.”
Pour renforcer cette confiance, Bertrand Gié (Le Figaro) mise sur la qualité des contenus pour aider les lecteurs à comprendre et se démarquer dans un environnement saturé de bruit médiatique.
“Plus il y aura de bruit et de confusion, notamment avec l’explosion des comptes personnels en ligne et la surabondance de contenus, plus il sera nécessaire d’offrir des contenus éclairants, qui se placent un peu au-dessus de la mêlée et se distinguent du reste. Je ne vais pas vous faire le coup du phare dans la nuit, mais pas loin (rires).”
5. Simplification de l’achat publicitaire : la clé ?
Finalement, le plus grand défi de la presse ne serait-il pas de s’attaquer au grisbi ? Stéphane Bodier (ACPM) souligne la nécessité de simplifier l’achat d’espaces publicitaires dans la presse traditionnelle, pour la rendre plus compétitive face aux plateformes numériques : « Il faut simplifier le processus pour rendre l’achat d’espace publicitaire aussi facile que sur les plateformes numériques. Il est devenu extrêmement compliqué d’acheter de la publicité en presse. Là où n’importe qui peut acheter des espaces publicitaires sur TikTok, Google, Instagram ou Facebook en trois clics, acheter de la publicité en presse quotidienne ou régionale nécessite beaucoup plus d’efforts.”
L’avenir de la presse passera nécessairement par la diversification des revenus, l’adaptation des contenus à une stratégie omnicanale, et la modernisation des modèles publicitaires. Des initiatives comme celles du Figaro ou de Konbini montrent que, malgré les difficultés, l’innovation permet de répondre aux défis actuels, à condition de garder la qualité éditoriale au centre des priorités.