“Il faut inventer le groupe média de demain” : liberté, tech et Gorafi, la vision de DC Company

Par Élodie C. le 03/01/2022

Temps de lecture : 14 min

L'interview de Geoffrey La Rocca, fondateur et CEO de DC Company.

La nouvelle, aussi sérieuse que le média est satirique, a suscité une petite émulation dans le secteur : Le Gorafi, co-fondé par Sébastien Liebus et Pablo Mira, est racheté par DC Company. Une annonce qui a immédiatement braqué les projecteurs sur cette jeune entreprise qu’on pourrait croire spécialisée dans les comics (DC signifie ici Digital Century). 

Fondée il y a peu par Geoffrey La Rocca, ex-DG de la régie publicitaire vidéo Teads, DC Company porte l’ambition de bâtir un groupe frayant entre les médias et la tech, porté par des entrepreneurs passionnés et experts dans leur domaine.

Geoffrey La Rocca, fondateur et CEO de DC Company lève le voile sur les coulisses de ce rachat et la façon dont il entend développer le groupe média.

Jusqu’en 2020 vous étiez directeur général de Teads, spécialisée dans la publicité vidéo digitale, puis vous avez lancé DC Company, qui se veut un véritable hub entre journalistes, entrepreneurs tech et créateurs de contenus. Expliquez-nous l’ambition de ce projet.

Geoffrey La Rocca : J’avais un rêve d’enfant, celui d’être journaliste. J’ai eu la chance de le réaliser à RMC, puis BFM. J’ai dû obtenir ma carte de presse en 2006 ou 2007 à 19-20 ans. Je suis devenu journaliste au début de ce qui allait être une mutation très profonde de ce métier et de l’écosystème des médias en général. Je suis ancré dans cette transformation. J’ai également eu la chance de travailler chez Teads par la suite pour contribuer à aider la presse et les médias en développant un produit publicitaire de qualité, comparé à ceux de Google et Facebook, en quasi duopole, et d’Amazon aussi. Ces géants cumulent d’importantes parts du marché publicitaire mondial et étouffent les médias traditionnels, je pense qu’on les a aidés à diversifier leurs revenus. C’est une aventure qui a renforcé ma conviction sur l’importance de la presse et des médias libres dans une démocratie : il n’y a pas de démocratie sans médias libres et il n’y a pas de médias libres sans modèle de financement solide pour ces derniers.

L’idée était donc de poursuivre l’aventure dans un secteur pas si éloigné de celui de Teads en rassemblant une équipe d’entrepreneurs, de créateurs de contenus et de journalistes pour essayer de créer des modèles économiques solides et ainsi produire du contenu de qualité.

J’observe depuis un peu plus d’une décennie, ayant 34 ans aujourd’hui, que le modèle même des médias a vraiment changé : il est passé de linéaire à quelque chose de totalement différent. Il y aura de moins en moins de médias de flux classiques, ou alors ils auront moins d’importance. L’idée est d’apporter une vision un peu différente sur la construction même des médias et de leur rôle : coller aux usages, s’adresser différemment aux consommateurs, créer du contenu avec une forte valeur ajoutée, et donc peut-être adresser des communautés par centre d’intérêt, comme l’environnement, la technologie, la diversité, etc. Voilà mon mantra sur le sujet. Et pour résumer le projet de DC Company, il se déploie en 4 principaux axes : 

1. Enrichir le modèle économique des médias pour coller aux nouveaux usages ;

2. Créer du contenu fiable, diversifié, différenciant en s’appuyant sur la technologie, notamment l’IA ;

3. Former les leaders d’aujourd’hui, les prochaines générations aux nouveaux métiers de la sphère média et adtech ;

4. Anticiper les évolutions de notre écosystème : depuis 15 ans maintenant, c’est via les échanges réguliers que nous arrivons à anticiper. Ceux qui n’échangent pas, qui ne sont pas dans cette volonté de transformer, sont toujours au même point 15 ans après.

Comment la tech peut-elle aider l’industrie des médias ? La publicité est-elle la seule solution, quelle que soit sa forme ?

G.LR. : Non, justement il faut absolument sortir de cette idée qu’un média, c’est la publicité et l’abonnement. Même si l’abonnement est passé du print au digital, on pense qu’on a trouvé dans l’abonnement digital, le Graal qui va sauver les médias. Or, même si aujourd’hui Louis Dreyfus annonce 500 000 abonnés pour Le Monde et le New York Times des millions, c’est formidable puisque c’est une part très importante de leurs revenus, probablement qu’ils ne dépendant qu’à 20 % de la publicité. Très bien. La réalité, c’est que Le Monde ne gagne presque pas d’argent aujourd’hui. Ce n’est peut-être pas leur but. 

Je considère pour ma part que les médias doivent gagner de l’argent pour investir de manière importante afin de créer de plus en plus de contenus de qualité et sortir de cette spirale infernale : on décime des cartes de presse depuis de nombreuses années à force de voir les médias péricliter, il y a de moins en moins de journalistes et de contenus de qualité.

On peut accuser les GAFA de tous les maux, en parlant des chambres d’échos qui aideraient à faire proliférer les fake news etc., mais les médias n’ont plus les moyens de produire assez de vrais news pour contrebalancer les fakes.

Quel modèle envisagez-vous pour DC Company ?

G.LR. : J’aimerais sortir du modèle média classique, de la diversification du bout des ongles comme certains font pour s’acheter une bonne conscience. Je veux une diversification profonde dans les médias qui vont faire partie de DC Company. Profonde dans le sens où l’on va vers de nouveaux domaines d’expertise, on sort de ce qu’était le média traditionnel. 

Peut-être que certaines personnes vont se dire qu’un groupe média ne ressemble pas à ça, alors qu’ils vont le comparer à la vision déjà datée qu’ils s’en font. Il faut inventer le groupe média de demain, et en cela DC Company a déjà un modèle très différent : on veut en faire le premier build-up tech media en réunissant le meilleur casting de personnalités et d’expertises à même de l’incarner. Ces entrepreneurs auront tous un intérêt dans l’entreprise, c’est le mécanisme du build-up : le rachat d’une entreprise en partie en cash et l’autre en actions. Nous voulons trouver des gens qui ont envie d’aller plus loin, mais se retrouvent seuls, et voir ce qu’on peut s’apporter mutuellement en additionnant nos expertises. L’expression « seul on va plus vite, ensemble plus loin » est exactement dans l’esprit de DC Company.

Ces « expertises » répondant à des intérêts particuliers font notamment écho à ces communautés de niche que l’on retrouve sur internet. 

G.LR. : Oui, et pas forcément qu’en ligne. À côté du Gorafi, DC Company a aussi pris une participation, passée sous les radars à l’époque, dans le groupe I/O Media d’Albin Serviant qui possède Têtu et a racheté Opéra Magazine. Cela prouve notre intérêt pour ces verticales par communauté. Il y a énormément de ponts entre Têtu et Opéra Magazine, et entre ces deux magazines et Le Gorafi demain. Avec Albin Serviant, nous avons l’ambition de nous entraider et de partager nos expertises. Nous avons la même ambition concernant les médias : faire des acquisitions de marques média affinitaires et communautaires, et regarder du côté d’entreprises technologiques au service de marques média. Nous étudions également de près le sujet des écoles, de l’éducation et de la formation.

DC Company a déjà le numérique dans son ADN avec le Digital Century Club, filiale de DC Company qui existe depuis 8 ans maintenant. D’abord très informelle, c’est désormais une vraie entité, un réseau professionnel réunissant des patrons industriels et de startups en forte croissance. Une petite communauté de 80 personnes aujourd’hui qui fonctionne bien et est au cœur du réacteur de DC Company.

Avec le Club, nous avons également créé une filiale DC Brand & Content pour traiter les sujets marques média et ceux axés autour de la production audiovisuelle, puis deux autres filiales sur la partie tech et data, mais aussi sur le versant teach and learn — l’éducation et la formation — sur lequel on travaille à faire des acquisitions. C’est le début d’une aventure, de la prise de participation dans I/O Media en avril dernier, au recrutement d’Alexandre Ballarin, ex VP chez JP Morgan, en tant que CFO et associé de DC Company, et cette annonce avec Le Gorafi. En 2022, l’idée est de faire 3-4 acquisitions majeures pour asseoir un ensemble qui sera rentable et fera près d’une dizaine de millions d’euros de chiffre d’affaires. C’est l’ambition qu’on se donne.

Votre première acquisition s’est justement porté sur le média Le Gorafi. Pourquoi miser sur l’information satirique ?

G.LR. : C’est une communauté comme une autre. Un média très puissant et une marque très forte. C’est une rencontre aussi. En toute transparence, je n’avais pas imaginé racheter Le Gorafi, c’est la rencontre avec les cofondateurs, Sébastien Liebus et Pablo Mira, qui m’a fait comprendre qu’ils avaient des compétences très fortes sur le contenu éditorial et la capacité de réunir les meilleurs auteurs. Certains travaillent pour l’équivalent du Gorafi dans le monde entier, notamment sa version anglophone, comme The Onion aux États-Unis : nos auteurs sont aussi bons pour trouver des idées satiriques en français ou an anglais, cette communauté d’auteurs m’a interpellé. 

Le Gorafi est le digne héritier de l’information satirique en France. Pour avoir été bercé par Les Guignols de l’Info plus jeune, je retrouve cette patte dans certains articles politiques du Gorafi. Nous avons perdu ce réflexe, peut-être cette liberté en France. Je trouve important de la soutenir, et d’aller à la fois sur des communautés comme Têtu (gay et LGBTQI+), l’opéra ou la satire, de montrer que nous pouvons être un groupe nouvelle génération, ouvert sur le monde et la liberté d’expression.

Quand je dis, « pas de média libre sans modèle de financement solide », quoi de mieux que de le prouver avec Le Gorafi en essayant de trouver un business model et de pérenniser ce média âgé de 10 ans maintenant ? Le média avait besoin d’aide et d’accompagnement pour aller plus loin, développer encore plus la communauté sur les réseaux sociaux, mais aussi les activités business, créer des nouveaux formats vidéo, et recruter des gens pour soutenir ce projet. Depuis deux mois, une social media manager, passée par Studio Bagel et Netflix, nous a rejoint et nous a déjà permis de lancer de nouveaux formats vidéo, traduction de certains articles, qui bénéficient déjà de plusieurs millions de vues sur les réseaux sociaux. C’est une victoire pour tout le monde, en premier lieu pour les fondateurs, puis les auteurs, désormais en capacité de produire plus d’articles, et pour la marque, qui continue de progresser sur les réseaux sociaux avec des communautés en forte croissance : 

– 2 millions de visiteurs uniques par mois sur le site ;

– 3 millions d’abonnés sur nos réseaux sociaux : près de 1,4 million sur Facebook, 1,3 million de followers sur Twitter et 300 000 abonnés sur Instagram.

Comment entendez-vous développer ce média ? Quels sont vos objectifs à court et à long terme ?

G.LR. : Un livre sort chez Flammarion, Le Best of du Gorafi, pour fêter les 10 ans du média célébré en mai prochain, la partie vidéo est lancée, puis la partie commerciale : au-delà de la publicité classique programmatique développée et optimisée, beaucoup de choses restent à faire. Maintenant que je suis du côté éditeur, je vois toutes les optimisations à opérer, notamment pour que les revenus soient plus importants. 

Nous croyons beaucoup dans le brand content, nous avons donc créé une structure qui se veut la satire des régies publicitaires, d’où son nom de Gorafi Mediaplan Optimizing Ads Solution. Celle-ci propose des offres qui vont de 10 000 à 100 000 euros pour accompagner les marques. Nous avons même développé une offre à 1 million d’euros et une autre à 2,5 millions d’euros qui propose respectivement l’envahissement d’un plateau télé avec pancarte au nom de la marque ou le blocage d’une autoroute ou d’un aéroport.

Vous l’aurez compris, nous tentons de ne pas nous prendre au sérieux, la réalité c’est que cela intéresse de nombreuses marques. Beaucoup d’opérations sont prévues pour 2022 : nous souhaitons aller chercher des marques qui souhaitent s’exprimer de façon décalée. Comme nous l’avions fait avec la marque Je suis à vélo et l’article « Selon une étude, les gros cons à vélo désormais plus nombreux que ceux en voiture », ou avec la société Papernest et l’article « Elle épouse son conseiller du service client après 18 heures passées en ligne pour la résiliation d’une box internet ».

Ce sont des articles qui, niveau audience, fonctionnent parfois mieux que les classiques et qui sont évidemment écrits par nos auteurs et non par les directions marketing des marques.

Par ailleurs, une nouvelle version du site est sortie et va encore être encore plus optimisée. Nous allons également développer une partie donation en partenariat avec Tipeee, la startup fondée par Michael Goldman, pour que nos lecteurs puissent soutenir les auteurs via une sorte de « donate wall », et bénéficier d’avantages : les premiers contributeurs recevront le livre, d’autres pourront aussi assister aux conférences de rédaction et voir ce qui se passe en coulisses, etc.

Un système de contribution comme on peut le voir sur Twitch notamment…

G.LR. : Exactement ! Nous réfléchissons également à des sujets vidéo, notamment sur Twitch : je rêverais d’un faux débat. La présidentielle va être un formidable terrain de jeu pour tester des choses, d’autant plus avec le niveau de la campagne… La satire va avoir tout son rôle à jouer pour détendre un petit peu l’atmosphère.

D’autres investissements dans les médias sont-ils prévus ? Vous avez déjà évoqué » d’autres sociétés du secteur », pouvez-vous nous en dire plus ? S’agit-il toujours de presse satirique, de pure player, de média BtoB peut-être… ?

G.LR. : Nous avons la volonté d’animer la communauté du média satirique dans le monde. Les fondateurs de ces médias se connaissent, nous voudrions les réunir et partager les best practices : certains sont plus en avance sur TikTok, d’autres sur le brand content et autres solutions de monétisation et de business, etc.

Nous regardons également d’autres actifs dans l’écosystème des médias, en ligne ou non, des sociétés de production audiovisuelle aussi. Depuis l’annonce du rachat du Gorafi, nous avons également reçu un certain nombre de sollicitations, auxquelles parfois nous ne nous attendions pas. Nous restons donc très ouverts, puisque nous voulons construire ce groupe sur les prochaines années. 

On a l’impression que les médias, surtout en ligne, sont condamnés à devenir des content factories (sans journalistes), brouillant de plus en plus la frontière entre information et publicité…

G.LR. : Tout dépend du type de publicité et de contenu poussé par les marques. Pour envoyer un certain type de message, une publicité de 30 secondes à la télévision ou de 15 secondes en vidéo sur un mobile suffit. Sur d’autres sujets, pour ancrer plus profondément un message, il va falloir l’écrire, avec des auteurs. Tant que les frontières sont précisées, avec la mention « sponsorisé » il n’y a pas de souci. 

Je ne pense pas que les médias soient condamnés à quoi que ce soit, le brand content est un sujet, mais ne doit pas être LE sujet. La publicité programmatique est une des lignes de revenus, mais ne doit pas être LA ligne de revenus, tout comme l’abonnement.

Le business modèle de nos acquisitions et participations, entre Le Gorafi, Têtu, Opera Magazine et le DC Club, est déjà très large et rien ne représente plus de 40 % de notre business. Ce qui nous permet une certaine liberté et de ne pas être dépendants d’un seul versant. Il faut être à la fois dans l’éventail le plus large possible de revenus qui constitue le business model d’un média, diversifier les expertises, au même titre, de l’autre côté, que la distribution du média. Celle-ci doit être la plus variée possible, sans être dépendant de Google, TikTok, Instagram ou Snapchat, c’est-à-dire d’un seul réseau ou d’une seule plateforme. Il faut utiliser ces plateformes avec parcimonie et un certain doigté pour ne pas s’effondrer lorsqu’un réseau social décide de modifier son algorithme.

Comment voyez-vous l’univers des nouveaux médias évoluer dans les 5 ans à venir ?

G.LR. : Je suis assez dépité de voir que, depuis 10-15 ans, pour les mêmes maux, nous appliquons les mêmes — mauvais — remèdes.

Je trouve cette industrie parfois très sclérosée, à part quelques groupes qui parviennent à tirer leur épingle du jeu, elle a peur de son ombre, peur de progresser, peur d’aller vers de nouveaux métiers. Les médias sont encore dans le : « Nous sommes les groupes des 90-2000, voilà ce que nous faisions à l’époque, donc si nous vendions de l’abonnement à l’époque, nous parviendrons à le faire en digital puisque l’abonnement passe sur ce support ». Il faut aller plus loin. 

Le Washington Post développe en parallèle, comme autre ligne de revenus, la vente de sa plateforme de back-office pour les journalistes. Elle est vendue à des médias dans le monde entier, en France notamment : Libération, L’Express, Le Parisien et la PQR l’utilisent. C’est une formidable démonstration d’une diversification profonde et réelle : un nouveau métier, une nouvelle expertise, sans ego. C’est ce qui explique le succès des grandes plateformes, et même celle de Teads, qui a fait ce que les médias auraient dû faire entre eux : investir massivement dans la technologie, recruter des ingénieurs, experts, etc., plutôt qu’en recruter trois et demi quand Teads en a 200 et Facebook des milliers. Ça ne fait pas le poids.

En outre, si on peut se féliciter de ce qui se passe avec le droit voisin, il ne faut pas se cacher derrière en l’envisageant comme une nouvelle ligne de revenus, c’est tout au plus un bonus. Il faut construire un autre business modèle pour les médias.

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