David vs Goliath.
Ces derniers mois, c’est une véritable hécatombe qui touche des marques emblématiques du prêt-à-porter milieu de gamme inscrites dans le paysage français depuis de nombreuses années : Kookaï, André, Camaïeu, Pimkie et Don’t Call Me Jennyfer, ou récemment Comptoir des Cotonniers et Princesse Tam Tam qui vont fermer + de 50 boutiques sur le territoire. Dans le même temps, à l’extrême opposé l’un de l’autre, le secteur du luxe et de la fast fashion affichent une santé insolente. Récemment encore, ce sont deux mastodontes de la mode rapide, cheap et jetable qui ont annoncé leur alliance, Shein et Forever 21 : le premier pourra désormais proposer ces produits dans les boutiques physiques du second.
Si elle ne saurait être tenue pour seule responsable de la crise du prêt-à-porter, Shein cristallise toutes les critiques. Il faut dire que la société chinoise fondée en 2008 incarne tous les abus d’une société de consommation outrancière. La production et les achats sont aussi boulimiques que régurgités peu de temps après sur Vinted, quand ils ne finissent pas à la poubelle, venant grossir les millions de tonnes de déchets textiles générés chaque année.
Malgré la volonté des consommateurs, notamment des jeunes générations (dont c’est l’une des marques préférées), d’aller vers plus de durabilité et de responsabilité dans leurs actes d’achat, rien ne semble pouvoir arrêter le rouleau compresseur Shein, capable de produire 8 000 nouvelles références par jour.
Comment les marques de prêt-à-porter peuvent-elles rivaliser avec un adversaire à la communication et aux pratiques agressives ? Quels leviers s’offrent à elles ? Faut-il se battre sur le même terrain ? Échange avec Yann Rivoallan, président de la Fédération Française du Prêt-à-Porter Féminin (FFPAPF).
Un monde qui change trop vite
Transformation numérique tardive ou manquée, crises successives des gilets jaunes et de la pandémie de Covid-19 (l’activité du secteur n’a jamais retrouvé son niveau d’avant crise avec -6,6% selon l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode – IFM), saturation du marché, digitalisation de la société, inflation… Les raisons de la crise du prêt-à-porter sont multiples et les chocs s’enchaînent depuis plusieurs années. L’inflation fut la goutte de trop incitant les foyers à opérer des arbitrages dans leurs dépenses.
Le secteur de l’habillement a aussi (surtout ?) dû faire face à l’évolution du monde et des modes de consommation. “Ce qui a fait le succès d’un certain nombre de marques à l’époque, s’est retourné contre elles”, analyse Yann Rivoallan. Que ce soit Camaïeu (la marque a depuis été rachetée par Celio pour 1,8 million d’euros), Kookaï, Cop Copine, Grain de Malice, Pimkie ou Burton. “Ce sont des sociétés qui se sont construites avec une vraie proximité retail avec les clients. En plaçant des boutiques avec un produit de qualité sur des emplacements n°1, elles ont assuré la notoriété de la marque et assez de trafic, puis de transformation, pour avoir un beau chiffre d’affaires avec une belle rentabilité. Or petit à petit, toutes ces sociétés ont vu leur trafic en magasin baisser du fait de la digitalisation du monde”.
En 2021, 21% des ventes de vêtements ont eu lieu en ligne, contre seulement 6% en 2009, selon une étude publiée par l’IFM et Kantar en mai dernier. Certaines marques ont sous-estimé le poids du e-commerce, n’y allant que trop tardivement ou mollement quand d’autres ont raté le virage de la « seconde main ». “Ce qui faisait leur force — l’emplacement n°1 — ne correspond plus aux attentes actuelles et la digitalisation a entraîné un 2e effet, la bipolarisation de la consommation. Avec des achats de produits plus luxueux, bénéficiant d’une image très forte, notamment sur le digital, ou des produits avec des prix plus faibles.”
La société et les modes de consommation ont évolué plus rapidement que les efforts consentis par ces retailers classiques. “Cela obligeait à une transformation encore plus importante. Sézane a réalisé cette réinvention dès sa création (c’était une DNVB, NDLR), avec une partie digitale majoritaire et un retail développé petit à petit et très bien exécuté : moins de boutiques, mais qui offrent un produit en harmonie avec son image digitale, et un prix bien placé par rapport aux marques de luxe”, estime Yann Rivoallan qui cite également Ba&sh comme faisant partie des marques dont le développement s’est fait en adéquation avec ces évolutions : elle réalise aujourd’hui 30% de son chiffre d’affaires sur le digital et a testé beaucoup de solutions : location, ventes en boutiques avec des influenceurs et seconde main.
Fast & Furious
Avant même l’essor de Shein, le secteur de l’habillement a dû rivaliser avec des acteurs comme Zara et H&M, leaders de la fast fashion, eux-mêmes déjà montré du doigt pour leur capacité à tirer les prix et la qualité vers le bas (mais pas leur impact environnemental) tout en proposant de nouveaux produits à un rythme effréné. Zara lance ainsi plus de 20 collections par an, contre deux ou quatre pour les marques traditionnelles. La légende raconte qu’il s’écoulerait moins d’un mois, entre le moment où le vêtement est dessiné et celui où il est mis en vente. Un combo mode tendance et accessibilité à même de susciter une urgence à acheter. À son arrivée, Shein a fait entrer la fast fashion dans une autre dimension, avec des pratiques que d’aucuns jugent anticoncurrentielles.
Face à un acteur qui ne joue pas à armes égales, la solution ne peut être que légale avant même d’être communicationnelle, estime-t-on à la FFPAPF. “Le législateur doit trouver comment limiter ce type d’actions en termes marketing. Il s’agit d’assurer la qualité et la liberté d’expression de tous, tout en trouvant les moyens de limiter ces abus”, assène Yann Rivoallan qui travaille de concert avec Bercy, le député européen Raphaël Glucksmann et la journaliste Victoire Sato (fondatrice de The Good Goods) pour “stopper Shein”, symbole de “l’impunité des multinationales”, au travers d’un “bouclier législatif et réglementaire”.
Ainsi, “le premier sujet, c’est le respect de la loi. Un certain nombre de pratiques de Shein montre que la société est capable de vendre en promotion bien plus vite que ce que la loi l’y autorise, c’est-à-dire dans un délai de 30 jours”, pointe Yann Rivoallan.
“À partir du moment où l’on permet à de telles marques de créer près de 8 000 nouvelles références par jour, soit autant qu’une marque française produira tout au long de sa vie, on aboutit à une déferlante de nouveaux produits qui entraîne un déstockage des invendus et de ce qui était encore nouveau la veille. C’est inéluctable. On crée des modèles qui sont dopés à la nouveauté et à la promotion.”
Quelles solutions ?
Mais comment lutter lorsqu’il y a près de 5 milliards de vidéos TikTok où des influenceurs et particuliers déballent leur haul Shein “avec des t-shirts coûtant le prix d’un croissant ?” “C’est aussi la responsabilité des plateformes, qui savent grâce à leur algorithme ce qu’elles mettent en avant et peuvent comprendre comment modérer de façon plus importante un certain nombre de contenus. Il faut aussi leur donner les raisons légales de pouvoir modérer ces contenus.” Bon, quand on connaît les liens très étroits unissant business et politique en Chine, on imagine mal TikTok modérer les ardeurs du fleuron national Shein.
Aujourd’hui, sur un marché du prêt-à-porter milieu de gamme totalement saturé, il ne s’agit plus seulement de vendre un produit de qualité, il faut se distinguer et vendre de “l’immatériel”, soit, “de l’image, une identité, des signes, des valeurs« , expliquait Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris Cité, à France Info. « Retravailler l’offre de produit, le concept des magasins, penser une stratégie pour les réseaux sociaux… « , mais aussi (re)définir sa cible. Vendre moins, mais mieux qualifié. Et surtout d’être sans cesse à l’écoute des mouvements de la société et des attentes des consommateurs.
À ce titre, “Petit Bateau a fait un travail admirable avec un vrai travail sur la seconde main, de façon à proposer l’achat en seconde main aussi bien en boutique que sur le site, salue Yann Rivoallan. Idem avec Avnier d’Orelsan et ce qu’il a fait autour de la présentation de la marque dans le documentaire “Montre jamais ça à personne” et son positionnement sur les métiers du backstage. On achète une marque positionnée sur un segment précis, ce qui donne une marque très claire et lisible, avec une vraie cohérence et une communication très fine sur le site, ses réseaux sociaux et via le documentaire.”
La communication à elle seule peut-elle contribuer à contrer l’influence de Shein et de ces marques de fast fashion très agressives sur les réseaux sociaux et qui ont en outre une maîtrise redoutable du tracking et de la data ? “Pour pouvoir fabriquer plus de 8 000 nouvelles références par jour, cela passe forcément par une maîtrise de l’IA pour comprendre les attentes et les possibilités, ainsi que les autres produits qu’il faut pouvoir copier. D’où l’action intentée par H&M contre Shein”.
Et en France ? “Nous pourrions avoir une telle maîtrise si nous avions un volume de data suffisant. Il y a un volume de datas récupérable dans le monde entier, mais Shein bénéficie d’un volume de navigation unique sur son site. Comme la société génère 30 milliards d’euros de chiffres d’affaires, elle a nécessairement un volume d’analyse beaucoup plus important que n’importe quelle marque française. C’est ce qui lui permet au regard de son utilisation de l’IA d’avoir plus de perspicacité.”
Au-delà de leurs capacités à anticiper ou surfer sur les tendances, comment communiquer (innovation, stratégie de communication, engagements), notamment pour convaincre les clients d’accepter des tarifs plus élevés (souvent justifiés par certaines marques comme étant « le prix juste ») ? En période d’arbitrages budgétaires, un prix, aussi juste soit-il, n’est pas nécessairement accepté. Même si la tendance semble, malgré le succès de la fast fashion, tendre vers acheter moins, mais mieux.
Pour Yann Rivoallan, c’est “un sujet complexe, car il est lié au pouvoir d’achat de tout à chacun. Dans des périodes d’inflation forte, demander d’acheter à des prix “justes” revient pour beaucoup à acheter à des prix qui semblent impossibles.” D’où le succès des soldes d’été, du moins lors des deux premières semaines avant qu’elles ne soient stoppées par les émeutes. “Avec l’inflation, le consommateur avait moins consommé de mode et il a donc souhaité se faire plaisir pendant les soldes, qui restent une période privilégiée pour acheter en promotion”.
Les soldes et les promotions, que l’on retrouve tout au long de l’année en ligne, ont habitué le consommateur à acheter à bas prix : “Depuis plus de 20 ans, la mode s’est habituée à vendre de plus en plus en promotion sur des prix toujours plus bas, les consommateurs se sont habitués à pouvoir acheter à ces prix qui défient toute logique. Entre un t-shirt acheté 3 euros et un autre à 10, la différence de 7 euros s’explique / se justifie aisément (fabrication, distribution, etc.), mais pour la famille qui a des difficultés à boucler ses fins de mois et des habitudes de consommation fortes dans le textile (acheter des produits jetables), cette différence de prix est inentendable. C’est une liberté qui a été acquise pendant des années.”
“Si on veut accompagner la transformation de la mode, il faut comprendre tous les niveaux de pouvoir d’achat pour accompagner toute la population vers cette finalité”, explique l’entrepreneur.
Un futur à dessiner
Avec des modes de consommation qui se digitalisent de plus en plus, le magasin physique a-t-il toujours un avenir ? “Il y a toute une partie d’émotion nécessaire dans la mode, et on l’a aussi en touchant le produit, en faisant travailler tous nos sens. C’est pour cela que les DNVB se mettent à ouvrir des boutiques, car une partie de la population et donc de leur clientèle veut pouvoir acheter ainsi”, rappelle Yann Rivoallan. Signe que la tendance s’installe, Shein, après avoir ouvert un certain nombre de popups en France et en Europe – Paris, Marseille, Toulouse, Barcelone, Amsterdam notamment — s’est allié avec Forever 21, autre acteur de la fast fashion pour vendre ses produits dans ses magasins.
Et c’est sans doute dans cette part d’émotion, d’authenticité, mais aussi de personnalisation, que les marques de prêt-à-porter trouveront leur salut et parviendront à fidéliser leur clientèle avide d’interaction avec les marques qu’elles consomment. En ligne et IRL.