L'interview de Séverine Bavon et Romain Brignier d'Acracy.
On vous parle d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître : celui de l’âge d’or de la publicité, outrageusement représenté dans un livre écrit par l’un de ses anciens enfants chéris. Une époque pas si éloignée, mais presque préhistorique à l’échelle d’Internet, et qui semble aujourd’hui déconnectée des aspirations d’une nouvelle génération en quête de sens et moins encline à sacrifier sa vie personnelle pour s’assurer un statut social, comme ont pu le faire leurs aînés. Le deal gagnant-gagnant des années fastes a du plomb dans l’aile, expliquant en partie la baisse d’attractivité – réelle ou supposée – des agences de publicité et le passage de nombreux talents sous statut indépendant.
En quoi le “freelancing” peut-il être une réponse à cet “exode” ? Peut-il représenter une réelle alternative au modèle agence auprès des annonceurs ? Être indépendant dans un secteur éminemment collectif est-il chimérique ? Séverine Bavon et Romain Brignier, tous deux co-fondateurs d’acracy, nouvelle plateforme de mise en relation annonceurs / freelances (et passés par R/GA, Marcel, TBWA, BETC ou CLM), évoquent la création de cette communauté de talents et le nouveau deal en train de se créer dans cette interview Jeunes Loups.
Qu’est-ce qui pousse les talents à quitter les agences ? Voire, à ne pas les rejoindre ?
Romain Brignier : Notre industrie s’est construite dans les années 80-90 sur un mythe de coolness. À l’époque, celui-ci était la base du contrat pour ceux qui travaillaient dans la publicité : en échange d’heures de travail, nous pouvions avoir accès à une industrie fascinante. Aujourd’hui, on se rend compte que cela n’existe plus forcément. Pour beaucoup de gens, et surtout beaucoup de jeunes, nous sommes aujourd’hui passés d’une industrie assez cool, à de la réclame pure.
Dans la balance désormais, il y a toujours les longues heures de travail, les salaires globalement en dessous de la moyenne des autres marchés, mais il n’y a plus la coolness des années passées en échange.
Pour les nouvelles générations qui arrivent sur le marché, le deal n’est donc plus aussi intéressant qu’il pouvait l’être à l’époque. Beaucoup de gens quittent les agences pour ces raisons-là. Ils n’ont en outre pas toujours de reconnaissance de la valeur de leur talent, et l’équilibre vie professionnelle / vie personnelle est compliqué. Ils estiment qu’ils peuvent exploiter leurs compétences d’une meilleure manière ailleurs.
Séverine Bavon : C’est dingue, car le coeur de la valeur de ce marché c’est le talent, et c’est ce dont le marché prend le moins bien soin.
En quoi le “freelancing” est une réponse à cet exode ? Ce phénomène n’a-t-il pas toujours existé ?
S.B. : C’est vrai, le freelancing existe depuis très longtemps. En revanche, jusqu’à il y a peu, il traînait une mauvaise réputation. Dans les agences ou les métiers créatifs, le freelance était un peu perçu comme la voie de garage, celle que l’on emprunte parce que l’on n’arrive pas à trouver un emploi, ou que l’on se trouve entre deux contrats. Cela ne traduisait pas la réalité, mais c’était perçu ainsi.
Aujourd’hui, on assiste à une inversion assez forte. L’une des raisons est que cela correspond aux attentes des nouvelles générations. Mais nous observons également autour de nous de plus en plus de gens très talentueux et passionnés par leur métier qui ont l’impression, pour les raisons évoquées, que le deal de travailler en agence n’est pas le bon, notamment parce qu’ils ont évolué dans un monde où le CDI n’est plus roi. On assiste à un transfert massif du talent vers le freelance, qui devient un véritable choix dans une carrière.
D’ailleurs, en 10 ans, le nombre de freelances en France a été multiplié par 2,5, et la moitié sont des talents créatifs.
R.B. : Le freelance a explosé ces dernières années, notamment avec l’arrivée du statut autoentrepreneur.
S.B. : Même si ce n’est pas toujours facile au quotidien, tous les freelances avec qui nous parlons actuellement évoquent une chose : le contrôle. Ils peuvent choisir de travailler énormément pour gagner beaucoup d’argent, ou prendre du temps pour leurs projets personnels, voir leurs amis ou s’occuper de leur famille. Tout d’un coup, ils reprennent le contrôle sur leur vie professionnelle.
R.B. : D’ailleurs, nous évoquons les nouvelles générations, mais les freelances ont globalement 35 ans en moyenne. Beaucoup de freelances ont roulé leur bosse en agence, engrangeant une décennie d’expérience, et décident de franchir le pas, notamment parce qu’ils ont une rotation de clients, une bonne notoriété et un track record qui leur permettent de prospecter plus facilement.
À titre personnel, vous êtes passés par des agences qui font de nombreux envieux, dont R/GA, TBWA ou Marcel. Pourquoi vous êtes-vous lancés dans l’aventure Acracy, une nouvelle plateforme de mise en relation entre annonceurs et freelances ?
S.B. : Il convient d’évoquer deux aspects :
– Nous avons eu la chance de travailler dans de superbes agences, avec des gens vraiment talentueux et sur de très belles marques. C’est une chance énorme dans une carrière, car il y a toujours un moment où l’on se demande ce que l’on pourrait faire de mieux et quelle sera la prochaine étape. En étant dans une belle agence, on ne se dit pas qu’on sera nécessairement plus heureux dans une autre, c’est ce qui nous a poussés à nous remettre en question et à trouver d’autres façons de faire ;
– Nous faisons aussi partie de la génération que nous venons d’évoquer.
Comment fonctionne votre outil de matching / de mise en relation ?
S.B. : La promesse est très simple. Du côté des entreprises, nous leur donnons accès à tous ces gens extrêmement doués qui passent sous les radars justement parce qu’ils sont indépendants. Et du côté des freelances, nous regroupons les meilleurs au sein d’une communauté pour les rendre plus forts, défendre leurs tarifs et leurs conditions de travail.
Le fonctionnement est aussi simple. Nous travaillons avec tous les métiers d’agences (par extension) : de la création, à la stratégie, au design – UX, UI, motion designer -, social media manager, en passant par les réalisateurs, illustrateurs, etc. Le client nous brief en ligne à travers un formulaire afin d’identifier ses besoins, et nous revenons vers lui sous 48h avec une sélection de profils adaptés à la mission (entre 2-3 profils). Ce sont des profils en qui nous avons confiance et dont nous connaissons la disponibilité. Le client fait sa sélection et la mission peut commencer presque immédiatement.
Comment vous rémunérez-vous ?
R.B. : Notre différence par rapport à d’autres plateformes de freelancing est notre transparence : le freelance fixe son propre tarif. Et ensuite Acracy facture une commission de 15% que le client règle directement. Cette commission pouvant être négociée à la baisse avec notre offre Pro pour les clients représentant un certain volume.
S.B. : Nous travaillons également avec des experts en data et machine learning, car grandir nécessitera de garantir un matching de qualité à grande échelle. Nous sommes donc en train de concevoir un algorithme qui ne s’arrêtera pas au simple matching de compétences. L’idée est de modéliser et d’analyser un profil en y intégrant des softs kills pour permettre aux entreprises d’obtenir non seulement des recommandations en termes de compétences, mais également en termes d’affinités et de personnalités.
Qu’est-ce qu’un annonceur peut proposer à un ou des freelances ?
R.B. : Pour les clients c’est un enjeu crucial d’intégrer des freelances dans leur organisation, car ils prennent de la distance par rapport à la culture de l’entreprise et aux projets générés en interne. Cela les aide à intégrer des compétences et des visions du monde parfois différentes de leur culture et leur apporte une certaine forme de fraîcheur.
Hier, le freelance était un mal nécessaire pour gérer certains enjeux internes, demain, avec l’arrivée massive de nouveaux talents sur ce marché-là, cela deviendra un vrai acte fédérateur de transformation pour beaucoup d’entreprises.
Travailler dans la com’ a toujours été un sport collectif : on ne produit rien ou presque seul en agence. Or les freelances interviennent souvent en solo sur des projets. Ou du moins en tous petits groupes. N’est-ce pas incompatible ?
R.B. : Nous venons des agences et nous pensons que les phases de conception, qu’elles soient stratégiques ou créatives, devraient rester en agence pendant encore un certain temps, voire très longtemps. C’est un processus construit et collaboratif. Même si l’on voit de plus en plus de clients réinternaliser certaines compétences externes. Les freelances interviennent chez le client au sein d’équipes, ils ne sont pas livrés à eux-mêmes.
Les freelances sont des intermédiaires demandés, car si la communication est effectivement un sport collectif, ce collectif n’en entraîne pas moins parfois une certaine lourdeur de gestion à mettre en place. Pour tout un tas de tâches, comme pour créer une équipe de projet ad hoc, il est parfois plus simple d’engager deux ou trois experts sur des sujets bien particuliers et les faire travailler avec des collaborateurs en interne. C’est un modèle intermédiaire entre ce qu’une agence peut proposer – la force d’un collectif au service d’une idée – et ce qu’un talent associé à un autre peuvent apporter à leur échelle.
Cela vient en complément de ce que peuvent proposer beaucoup d’agences sur la partie purement conceptuelle, et les clients retrouvent beaucoup plus d’agilité lorsqu’ils souhaitent déployer une idée ou faire éclore un projet.
Acracy est-elle une réponse à des annonceurs qui ont eux-mêmes renforcé leurs équipes en interne ou créé leur agence in-house ?
S.B. : En internalisant de plus en plus, les annonceurs ont réussi à atteindre leur objectif de baisse des coûts, tout en rendant les process plus simples, rapides et moins coûteux. Cependant, l’une des très grandes forces des agences c’est le talent et ce petit quelque chose d’immatériel : son rôle extérieur. L’agence n’a pas de problématique client à gérer au quotidien. Elle apporte ainsi un regard différent et potentiellement du challenge.
Le modèle d’Acracy se situe entre les deux : apporter une forme d’agilité que seule une organisation légère de freelances peut apporter, et un regard extérieur, cette fraîcheur de ne pas être, au jour le jour, dans les mêmes problématiques. Le freelance devient ainsi un accélérateur de la transformation des entreprises : il combine des expertises très fortes et variées et un regard extérieur pourvoyeur de créativité et d’innovation.
Quels sont les défis du freelancing, présents et à venir ?
R.B. : Pendant des années, ce statut de travailleur indépendant est resté assez précaire, notamment en France. Être indépendant est handicapant la plupart du temps pour toutes les choses de la vie courante : rechercher un appartement et déposer un dossier, souscrire à une mutuelle et/ou une assurance, etc., puisque l’hypothèse de base du salariat et du CDI roi existe de manière très forte. Toutefois, beaucoup de startups sont nées sur ces problématiques-là pour faciliter la vie des travailleurs freelances. Ils sont désormais beaucoup plus à franchir le pas, même si certains doutent encore de devoir affronter des clients seuls ou gérer leur comptabilité.
Notre défi est là : comment rendre le statut de freelance plus attractif et moins risqué. Au-delà du service de matching, il y a un enjeu de formation de jeunes esprits créatifs en demande, et d’approvisionnement des meilleurs outils possible pour travailler (espace de coworking, possibilité d’assurance maladie ou dossier locataire, etc.). Ce sont des enjeux auxquels nous pensons pour rendre le statut de freelance plus intéressant.
Il y a également un défi côté client : comment parvenir à gérer des travailleurs indépendants et maximiser la valeur apportée au sein de l’entreprise ? Le freelance doit être un vrai outil de transformation.
Travailler seul peut être difficile au quotidien, quid de la transmission des savoirs ? Ensuite, côté client, comment gérer les problèmes de disponibilité et le suivi long terme des talents ?
S.B. : c’est un juste équilibre à trouver. Le freelance n’a pas vocation à opérer sur de très longues durées, et certains sont en recherche de variété dans les expériences : travailler pour une grande marque automobile et le lendemain pour une petite marque de bijoux. Ils peuvent être ouverts à des expériences potentiellement longues pour progresser et structurer leur travail, mais être accro à un client sur la durée n’est généralement pas le but recherché.
R.B. : si on est honnête, avec les taux de turn-over qui augmentent en agence ou chez le client, et la nécessité de mettre en place des projets qui vont durer quelques mois avant d’atterrir dans les mains d’autres personnes, le marché est de moins en moins en demande de cette pérennité de relation.
Beaucoup de projets fonctionnent également sur des temps courts, avec un besoin de gens réactifs et impliqués au maximum. Engager un freelance est une bonne idée si l’on veut faire sortir des projets de terre avant qu’ils ne soient transmis à d’autres services.
Voyez-vous le freelancing remplacer à terme le modèle agence ?
S.B. : Nous ne voyons pas les freelances remplacer intégralement les agences. Nous avons quitté le monde des agences en bons termes, avec beaucoup de respect et d’admiration pour ce qu’elles sont capables de créer et de développer. Peut-être le marché va-t-il continuer à se resserrer sur les agences, et se polariser sur les deux extrêmes : les mastodontes et les plus petits modèles, indépendants et créatifs.
Avec cette évolution-là, le freelance va devenir un complètement, une sorte de modèle alternatif pour des projets qui demandent plus d’agilité, de rapidité de réaction et de développement que les agences ne sont capables d’en fournir.