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Un Grand Prix annulé et un potentiel metoo dans l’adtech : les Cannes Lions 2025 s’embrasent sur la fin

Un Grand Prix annulé et un potentiel metoo dans l’adtech : les Cannes Lions 2025 s’embrasent sur la fin

// Le service après-vente des lions, sans Omar ni Fred.

Par Élodie C. et Xuoan D. - le 30 juin 2025

Que vous ayez piétiné la Croisette ou soyez restés au chaud à Paris, les polémiques entourant cette 72e édition n’ont pas pu vous échapper. 

À peine plus d’une semaine après la grande messe publicitaire des Cannes Lions, alors que l’euphorie est à peine retombée pour les lauréats (on me dit que certains les fêtent encore), c’est un enchainement d’informations, d’opprobres et de commentaires qui s’abattent sur l’industrie publicitaire et son festival star. Une polémique qui cible précisément la confiance dans la véracité des campagnes, et des cases qui les promeuvent. Un petit récap s’impose.

Les faits

Le 20 juin dernier, alors que le tapis rouge est déroulé pour l’ultime cérémonie de récompense, Ad Age balance une bombe : « Cannes Lions is investigating a Grand Prix winner » (Les Cannes Lions mènent une enquête sur un gagnant de Grand Prix).

Une bombe qui tombe d’autant plus mal puisque le Brésil est justement mis à l’honneur cette année et que le directeur de la création de l’agence mise en cause (Ícaro Doria, également co-président de DM9) est président du jury Print & Publishing. “Dans une vidéo envoyée à Ad Age, une source anonyme affirme que l’étude de cas de DM9 a modifié certains aspects de la vidéo, notamment le témoignage d’un client, un discours TED de la sénatrice démocrate de l’État de Caroline du Nord, DeAndrea Salvador, et un reportage de CNN Brésil”, précise le média. L’IA aurait même été utilisée pour ces modifications. La campagne pointée du doigt est “Efficient Way to Pay” pour Consul (Whirlpool), récompensée d’un Grand Prix en Creative Data. 

Des faits suffisamment graves et crédibles pour qu’une enquête officielle soit diligentée par l’organisation des Cannes Lions apprend-on alors. À ce moment-là, Ícaro Doria confirme les investigations en cours et précise que le “travail était tout à fait légitime”. 

Ses conséquences

Une semaine plus tard, les Cannes Lions rendent leur verdict et retirent le Grand Prix, mais aussi 12 Lions (1 Grand Prix, plusieurs Golds, Silvers, Bronzes) sur les 21 gagnés initialement par l’agence. Le Brésil, deuxième marché le plus récompensé en 2025, voit son total diminuer de 12 Lions, passant de 107 à 95. Quant à DDB Worldwide, dont fait partie DM9, l’agence demeure Network of the Year, mais son titre reste affecté par les sanctions, au même titre que l’agence Africa Creative* (Brésil – DDB WW).  

Ce retrait fait suite à la découverte de contenus générés et manipulés par l’IA dans le film de présentation de l’affaire pour simuler des événements réels et les résultats de la campagne, ce qui a conduit le jury à se voir présenter des informations inexactes lors de ses délibérations.” Cette manipulation “enfreint les règles d’inscription aux Cannes Lions concernant la représentation factuelle et porte atteinte à la confiance accordée aux œuvres par nos jurys et la communauté au sens large.” 

DM9 a pris l’initiative de retirer également ses cases “Plastic Blood” (OKA Biotech) et “Gold = Death” (Urihi Yanomami), reconnaissant leur manque de légitimité et engendrant, du même coup, le retrait des récompenses accordées. DM9 a admis avoir commis “une série d’erreurs” lors de la réalisation et du dépôt du dossier de candidature. En réponse, l’agence a dévoilé l’instauration de mesures supplémentaires, incluant une révision approfondie de ses procédures internes ainsi que la formation d’un conseil d’éthique dédié à l’intelligence artificielle, composé d’experts indépendants chargés d’encadrer son emploi de manière rigoureuse. Icaro Doria a été licencié. Quant à CNN Brasil, la chaine a déposé plainte contre DM9 et Whirlpool (mis hors de cause par l’agence), après détection de contenu modifié à partir d’un de leurs reportages, utilisé sans autorisation ni attribution correcte.

L’incident a poussé l’organisation du festival à instaurer des garde-fous majeurs pour les éditions suivantes afin de “garantir la solidité des récompenses à l’ère du contenu synthétique, des médias et de l’IA générative.” Parmi celles-ci : une transparence accrue sur l’usage de l’IA (“la non-divulgation constituant un motif de disqualification ou de retrait”), un code de conduite renforcé, des outils de détection anti-fraude et un comité spécialisé en éthique, IA et intégrité du contenu.

Le même jour, Adweek révèle que l’agence LePub est sous investigation après que le journaliste brésilien, Demétrio Vecchioli, a pointé du doigt le case d’une campagne primée d’un Bronze, Followers Store. L’idée : permettre aux fans géolocalisés près du bus de l’équipe de São Paulo FC de précommander un maillot exclusif via une notification push.

Le case vidéo affirmait :
– 45 000 maillots vendus en une journée ;
– Une couverture médiatique massive ;
– Un engouement de fans sans précédent.

Pourtant, Demétrio Vecchioli a mené une enquête et soulevé plusieurs incohérences :
– Aucune preuve publique que la prévente via notification ait eue lieu ;
– Certains médias cités n’ont jamais couvert la campagne ou n’existent plus ;
– Des vidéos d’influenceurs auraient été sorties de leur contexte ou montées de manière trompeuse ;
– New Balance affirme ne pas avoir été informé ni n’avoir validé la soumission de la campagne à Cannes. Tous les éléments auraient été fournis par l’agence sans l’approbation de l’annonceur.

Les échos de l’industrie

Ces polémiques ont soulevé beaucoup de poussière sous le tapis. Votre obligée n’en est qu’à son 4e festival depuis 2019 et il n’y a pas une année où il n’est pas question de ghosts et d’agences soupçonnées “d’enjoliver” ses cases pour les rendre plus awards friendly. Un bon storytelling écrase tout, demandez donc aux Américains, maitres dans l’art de vous tirer les larmes en 2 minutes pour du papier toilette. Et encore, on ne parle pas de politique quand elle se mêle à tout ça dans les couloirs du Palais et derrière les portes closes des jurys (via des groupes WhatsApp par réseau ou par pays où l’on joue de son influence et du sentiment d’appartenance de chacun).

Le sujet est sensible, car la ligne de crête entre bon storytelling et pipotage l’est tout autant. Et l’IA générative joue ici les bras armés redoutables. Les polémiques révèlent ainsi une faille majeure dans le système : celui de la confiance déclarative. Avec plus de 27 000 envois chaque année, il est matériellement impossible pour les jurés de vérifier chaque chiffre, chaque témoignage, chaque extrait vidéo. Or, les outils d’IA générative permettent désormais de fabriquer des preuves, des réactions ou des scènes crédibles en quelques clics. Et tant que ces manipulations restent invisibles, elles échappent à la détection. 

Il est difficile de ne pas relever l’ironie mordante : alors que les plages et yachts de la Croisette accueillent chaque année davantage de géants de l’adtech et des GAFAM (quand ils n’ont pas un port entier), omniprésents et triomphants, ces mêmes acteurs – IA addicts – promeuvent sans relâche leurs outils d’intelligence artificielle générative tout au long de la semaine.

Certains développent ou intègrent ces technologies, vantent leur capacité à révolutionner la création, le ciblage, l’optimisation. Et pourtant, beaucoup d’entre eux peinent encore à modérer ou à détecter efficacement les contenus synthétiques, les faux témoignages, les deepfakes ou autres artefacts publicitaires produits par IA.

Un paradoxe brutal : si même les plateformes à la pointe de la tech ne parviennent pas à tracer la frontière entre le vrai et le faux, comment les Cannes Lions, avec ses 27 000 soumissions en compétition chaque année, pourrait-il y parvenir seul ? Qui gardera les gardiens de la créativité, à l’heure des illusions génératives ?

Quelles solutions pour remettre un peu de confiance dans les palmarès ? Certains comme l’auteur Nick Asbury appellent à un fact-checking collaboratif post-palmarès, façon « journalisme open-source ». D’autres s’en donnent à cœur joie dans le « name & shame » et puisent dans leurs archives personnelles des ghosts cannois. Ou se dénonce non sans une pointe d’humour et un sentiment libérateur. Suffisant pour emporter toute l’industrie ?

À la rédaction, nous imaginerions une solution alternative sur le modèle des contrôles anti-dopage dans le sport : un système où toute triche est formellement interdite, mais où seuls quelques cas sont confrontés par des contrôles aléatoires de fact-checking, assortis de sanctions exemplaires. Ces dérives ne posent pas seulement la question de l’éthique créative, mais aussi celle de l’intégrité même des prix. Si la fiction prend le pas sur le réel, c’est la crédibilité du festival tout entier qui vacille.

Un futur metoo dans l’adtech ?

Et comme si la dégradation d’un Grand Prix et de ses petits frères lions ne suffisait pas, le teck des yachts des adtechs est sali par une polémique d’un tout autre genre. Nul fantôme ici, mais de quoi tout de même faire quelques cauchemars.

En effet, Adotat, édité par Pesach Lattin, un spécialiste de l’adtech qui n’a pas la langue dans sa poche, dresse un bilan critique de l’édition 2025 en dénonçant une ambiance plus que jamais marquée par un sexisme latent dans l’univers adtech / média à Cannes, malgré les discours de progrès et d’inclusivité.

Même sirène d’alarme chez Brian O’Kelley, figure respectée de l’adtech après avoir fondé AppNexus / Xandr et plus récemment Scope3. Ce dernier relaie une pétition appelant les Cannes Lions à être plus sûrs pour tout le monde.

Bref, les lendemains de fête cannois ont quelque chose d’amer cette année. Gageons que l’organisation saura combler ces failles pour l’édition 2026, même partiellement.