Un mois après le séisme #MeTooPub, quelle sera l’étape d’après ?

Par Élodie C. le 23/04/2019

Temps de lecture : 8 min

''La nouvelle génération de publicitaires sera féminine ou ne sera pas.''

Les révélations du Monde sont venues briser un silence longtemps entretenu : dans le monde de la publicité s’épanouit une atmosphère sexiste, faite d’humiliations et de harcèlements (moral et sexuel) trop rapidement intériorisés. Si le sexisme s’expose encore sur papier glacé, c’est qu’il est le produit de mécanismes anciens vécus et reproduits quotidiennement dans l’industrie. La libération de la parole qui a suivi ce #MeToo de la publicité a apporté des témoignages crus et engendré quelques excuses.

Néanmoins, après ce sursaut nécessaire vient désormais le moment de l’action. Comment formaliser l’étape d’après, déconstruire les stéréotypes et rouages pernicieux, mener des actions concrètes, profondes et pérennes en agence ? Il ne s’agit plus d’ouvrir les yeux, mais de transformer durablement l’industrie en créant un environnement sain et épanouissant pour l’ensemble des salariés. Ce pavé jeté dans la mare du sexisme publicitaire ne doit pas seulement éclabousser, mais engager, responsabiliser et combattre, car seuls les actes auront valeur d’engagement. Créée dans la foulée du mouvement par Christelle Delarue, CEO et fondatrice de l’agence Mad&Women, l’association Les Lionnes évoque avec nous le deuxième acte de ce #MeTooPub. Une nouvelle ère qui rimera avec égalité et sororité !
 

Que retenez-vous des semaines qui ont suivi les révélations du Monde en mars dernier ?

Les Lionnes : Nous en gardons une saveur aigre-douce. D’un sens, février et mars 2019 resteront comme une période charnière de l’histoire publicitaire : celle où l’industrie a opéré son #MeToo. C’est l’avènement d’une nouvelle ère où le pouvoir du “non” prend enfin sa pleine mesure. C’est une immense fierté et une grande satisfaction à cet égard. D’un autre côté, nous avons l’amère sensation que le séisme annoncé (et escompté) relève plutôt du frémissement pour l’instant.

Les limogeages se comptent sur les doigts d’une main alors même que nous avions indiqué que la démission était la seule solution crédible ! Ainsi, de nombreux prédateurs identifiés semblent encore s’en tirer à bon compte, rester en poste voire être parachutés çà et là, au gré de vents curieusement porteurs. Le mouvement #MeTooPub ne peut se contenter de progrès cosmétiques : il exige une révolution inédite, et vous pouvez compter sur notre détermination pour la mener jusqu’à son terme.
 

L’instant médiatique est fugace, comment faire en sorte que le sujet ne soit pas éclipsé par un autre avant qu’il n’ait pu engendrer de profonds changements ?

Les Lionnes : Il est essentiel que le sujet ne retombe pas comme un soufflé avant d’avoir induit des effets pérennes et durables. Le mouvement #MeTooPub n’est pas la quête du buzz ni une opération de com’, c’est un appel à un nouvel ordre au sein de l’industrie. Un ordre plus sain, plus juste, plus respectueux et plus égalitaire. Pour maintenir ce sujet à flot et éviter le drame d’un essoufflement précoce, il faut que les femmes conservent un niveau de vigilance et de mobilisation à la hauteur de l’enjeu. Les décisions prises sans nous sont, comme depuis trop longtemps, des décisions prises contre nous : ce n’est pas acceptable ! Pour veiller à la réalisation de ces objectifs, “Les Lionnes” (en référence aux Cannes Lions) sont au service de ces femmes publicitaires, victimes, témoins ou engagées contre les violences diverses. Notre collectif, fondé il y a un mois, représente une meute de près de 200 femmes désireuses de faire valoir leurs droits et de rappeler leurs devoirs à certains “fils de pub”.
 

Quelle est l’étape d’après, en agences et du côté des annonceurs ?

Les Lionnes : L’étape des excuses était prévisible, mais elle n’est certainement pas suffisante. Un passage à l’action est aujourd’hui inévitable, nécessaire et impératif. Des mesures concrètes doivent être prises non seulement du côté des annonceurs et des agences, mais aussi au niveau des autorités de régulation (ARPP) et des associations professionnelles (AACC et Union des marques). Ces mesures doivent faire l’objet d’une conviction sans faille et d’un volontarisme sincère. “Les Lionnes” sont d’ores et déjà en négociation avec l’AACC pour la mise en place d’un plan d’action en 8 axes afin de concrétiser cette volonté.

1. Identifier les problèmes et s’engager publiquement à les résoudre via des objectifs chiffrés à court, moyen et long terme avec une exigence de résultat (État des lieux de la situation interne et externe : enquête interne avec le support des Lionnes ou processus de mise en alerte avec valorisation des Lionnes comme relais d’alerte et de protection).

2. Comprendre en récoltant des datas. Une étude chiffrée et supervisée par les DRH permettra d’établir l’état de la parité au sein de la gouvernance, la répartition des salaires à même niveau de compétence, la fréquence de promotion, la part des femmes dans les recrutements et dans les départs, l’équivalence des congés parentaux, etc. Pourrait s’en suivre la rédaction d’un rapport de situation et des positive acts pour l’améliorer afin d’atteindre l’égalité réelle.

3. Construire en formant et informant : on ne peut faire l’économie de la formation des managers sur le sujet du harcèlement et de l’information des employé·e·s quant à leurs droits. De la même manière, le cybersexisme et la détection des violences envers les femmes doivent fait l’objet de formations, voire de mobilisations bénévoles sponsorisées par les entreprises.

4. Récolter et protéger les témoignages en encourageant l’échange et en ouvrant une instance ad hoc est incontournable. Côté RH, la mise en place d’une procédure RH formelle (suspension immédiate à titre conservatoire durant l’enquête et/ou rappel à la loi en cas de comportements sexistes) est nécessaire pour que les victimes plaignantes sentent leur parole respectée. Une hotline ouvrira d’ailleurs prochainement à l’initiative des Lionnes et avec le support de l’association Women Safe.

5. Faire cesser les pratiques excluantes du quotidien via une charte des best practices pour favoriser le bon équilibre de la vie (interdiction des réunions après 18h, des « charrettes » régulières, des week-ends travaillés, de la connexion permanente) et une bienveillance à l’endroit des bonnes pratiques (télétravail, temps de parole, respect de l’expertise de chacun·e). Collaborer et/ou incuber des associations féministes peut être un moyen pertinent pour satisfaire à cette ambition.

6. Créer et entretenir une atmosphère de sécurité est une condition sine qua non du bien-être au travail. Pour cela, il faut responsabiliser chacun·e en valorisant les comportements positifs et en éradiquant les comportements déviants. Culture de la responsabilité dans la vie des agences (dispositifs safe spaces, process de recrutement inclusif, retour de fêtes et autres).

7. Défendre la création et promouvoir la diversité est une priorité : la parité/mixité au sein de toutes les équipes, la mise en place des instances de partage du travail des équipes, la promotion des employées pour ouvrir la voie à la séniorité sont obligatoires. De la même manière, la transparence des salaires et des fonctions au sein des compétitions/projets, le mothering ou le porte-parolat sont des best-practices à estimer à leur juste valeur.

8. Être exemplaire, montrer la voie, promouvoir sa posture et ses pratiques publiquement, faire le choix du progrès pour faire avancer l’industrie avec ses clients et ses salarié·es. Médiatiser ses efforts et ses pratiques, vers des champions de l’Égalité et la création d’un label égalitaire sectoriel.
 

Peut-on lutter contre le sexisme dans la publicité sans s’attaquer aux stéréotypes qu’elle véhicule elle-même dans ses publicités ?

Les Lionnes : Évidemment non. Le sexisme est une hydre systémique. C’est un continuum de violences qui commence avec les images et les mots avant de germer dans les esprits jusqu’à induire, parfois, des comportements déviants d’une violence inouïe. Déconstruire les stéréotypes est la première étape de la construction d’une industrie propre et d’une société plus égalitaire. Avec 89% d’hommes directeurs de création dans le monde aujourd’hui, dont beaucoup sont restés bloqués dans le Mad Men des années 60’s, peut-on néanmoins s’étonner de voir encore des publicités sexistes ? Malheureusement non. La nouvelle génération de publicitaires sera féminine ou ne sera pas, car la présomption d’illégitimité accordée aux femmes est insupportable.
 

De Cindy Gallop à Mercedes Erra, toutes prônent la mixité en entreprise pour lutter contre le sexisme et le harcèlement sexuel, comment mettre en place cet objectif qui rencontre encore de nombreuses résistances ?

Les Lionnes : Si le sexisme est une hydre, c’est aussi une hydre qui se mord la queue ! Le sexisme demeure en agence et sur nos affiches parce qu’il y a trop peu de femmes aux postes à responsabilité… mais il y a trop peu de femmes aux postes à responsabilité parce que l’industrie demeure sexiste et baignée d’une ambiance hostile. Il faut donc opérer un changement, certes difficile, mais Ô combien nécessaire. L’audace du respect des femmes doit être une preuve bien plus qu’une promesse dans l’industrie de la publicité : un enjeu profitable pour l’égalité réelle des chances, des choix, des opportunités et des droits.
 

Quelles sont les principales clés de réussite pour changer concrètement les choses ?

Les Lionnes : La sororité, incontestablement. L’entraide et la solidarité entre femmes, entre soeurs, pour écrire la publicité de demain : une publicité responsable, juste, saine et égalitaire. Une publicité consciente de sa capacité à faire bouger les curseurs sociaux. Par ailleurs, le soutien des hommes nous apparaît très important, car le féminisme n’est pas une affaire de dames, mais une responsabilité universelle.
 

Selon vous, le harcèlement et le sexisme en agences seront-ils toujours des sujets dans 5 ans ?

Les Lionnes : Nous espérons qu’ils n’existeront plus, mais qu’ils resteront des sujets prioritaires. Dans 5 ans et bien au-delà. N’oublions pas les mots de Simone Veil, « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » Aucun acquis ne l’est pour toujours et le sexisme comme le harcèlement, même éradiqués, doivent rester des sujets, des points de vigilance, des hypothèses possibles, des préoccupations afin d’empêcher leur résurgence.

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