On ne touche pas à Wikipédia : le mauvais exemple de The North Face

Par Élodie C. le 31/05/2019

Temps de lecture : 8 min

Gold Lion dans la catégorie “PR scandal” pour Leo Burnett Tailor Made.

Pirater n’est pas jouer, surtout face à un symbole du partage dont la communauté veille à préserver l’héritage. Toutefois, lorsque l’on est une agence, peut-on résister à l’envie de tenter le coup de com’ synonyme de publicité gratuite pour l’une de ses marques les plus emblématiques ? Avec des plateformes toujours plus omniprésentes et incontournables dans notre quotidien, les détourner à son profit relève parfois du génie. L’agence brésilienne Leo Burnett Tailor Made s’est ainsi frottée à l’encyclopédie collective en ligne Wikipédia pour mettre en avant le logo et les produits d’une marque référence de l’outdoor, The North Face. Retour sur un anti-cas d’école dans ce nouveau bilan de campagne.

Le contexte

Pour une marque, apparaître en premier dans les résultats de recherche de Google est un Graal en termes de visibilité, et un potentiel énorme de ventes pour ses produits et services. Pour une agence, être en mesure de réaliser une telle chose pour un client sans débourser le moindre euro en achat d’espace, produit certainement son petit effet dans le monde publicitaire. C’est ce que l’agence brésilienne Leo Burnett Tailor Made a réalisé pour la marque de vêtements et accessoires de sport fondée par le militant écologiste Douglas Tompkins, The North Face. L’idée ? Lorsque vous planifiez un voyage, un trek ou une simple excursion, une recherche Google s’impose pour procéder à quelques repérages. Et généralement, la première image qui apparaît provient de l’encyclopédie collective universelle Wikipedia. L’encyclopédie en ligne bénéficie en effet d’un référencement naturel proche de la perfection grâce à ses articles structurés, complets et sourcés et donc très recherchés par les internautes, mais aussi régulièrement mentionnés dans d’autres publications. Wikipédia est visitée chaque mois par près de 500 millions de visiteurs dans le monde et 4 millions de visiteurs uniques par jour rien qu’en France. « Plus de 25 000 articles sont créés par jour sur les différentes versions linguistiques de Wikipédia et on compte plus de 10 millions de modifications par mois », précise le site. L’agence brésilienne a donc imaginé faire, “ce que personne n’avait fait jusque là” : pirater la plateforme.

La campagne

Comment réaliser un tel détournement ? En avril dernier, Leo Burnett Tailor Made a envoyé une équipe de photographes aux quatre coins du monde pour immortaliser des spots prisés par les amoureux d’évasions : le parc national de Guarita au Brésil, Farol do Mampituba, Cuillin en Écosse, Península do Cabo en Afrique du Sud et Huayna Picchu au Pérou notamment, en prenant soin de placer plus ou moins discrètement le logo de la marque dans le cadre – sur un sac à dos, une veste, un coupe-vent, une tente, etc. L’agence a ensuite remplacé les images Wikipedia de ces fameux lieux par les siennes, faisant ainsi apparaître la marque The North Face en haut des résultats de recherche d’images de Google sans avoir mis le moindre centimes sur la table. L’agence Leo Burnett Tailor Made a ensuite logiquement nommé sa campagne “Top of Images” et l’a présenté dans une vidéo à l’arrière goût de case study pensé pour les Cannes Lions, le mardi 28 mai dernier : « À chaque fois que quelqu’un cherchera une nouvelle aventure, il trouvera The North Face au sommet » peut-on lire dans la vidéo.

Notre mission est d’élargir nos frontières afin que nos consommateurs puissent dépasser leurs limites. Avec le projet “Top of Images”, nous avons atteint notre positionnement et avons placé nos produits de manière totalement contextualisée où ils sont vus comme des éléments allant de pair avec ces destinations”, a expliqué Fabricio Luzzi, PDG de The North Face Brazil dans un communiqué.

Pour Leo Burnett, rapporte Adage, le principal obstacle de la campagne a été “de mettre à jour les photos sans attirer l’attention des modérateurs de Wikipédia afin de maintenir la présence de la marque aussi longtemps que possible, les éditeurs de sites pouvant les modifier à tout moment.” Pourtant dans la vidéo (produite par la division brésilienne et approuvée par une équipe du Nord) l’agence explique être parvenue à une telle prouesse “en ne payant absolument rien, juste en collaborant avec Wikipédia.” Oui, mais non. Le terme “collaboré” paraît inapproprié au regard de la réaction de l’encyclopédie communautaire.

Les résultats

Le détournement paraît avoir fonctionné pendant un certain temps puisque de nombreuses photos de l’agence avec le logo de la marque apparaissent dans les premiers résultats de recherche des lieux cités dans la vidéo. De son côté, Wikipedia semble avoir eu vent de l’opération de communication après la publication de l’article d’AdAge et la controverse n‘a pas traîné.

Les contributeurs bénévoles de la plateforme ont remplacé les photos incriminées et s’en sont pris sèchement à la marque et son agence pour avoir violé les conditions d’utilisation du site en matière d’opération commerciale (paid advocacy). À l’instar de Liam Wyatt, vice-président de Wikimedia en Australie : “Nous avons enlevé le placement produit de tous les articles. Les comptes utilisateurs à l’origine des modifications ont été signalés pour violation des conditions d’utilisation suscitées par cette opération commerciale non divulguée ». Avec l’avènement des fake news et autre deepfakes, la plateforme se fait un devoir de présenter des informations neutres.

La fondation Wikimedia a également pris la parole dans un billet de blog : “Ils ont risqué la confiance que vous avez placée dans notre mission pour un coup de marketing de courte durée […] Wikipédia et la Wikimedia Foundation n’ont pas collaboré à cette opération, comme le prétend The North Face”, explique la fondation. Ajoutant à l’adresse de la marque : “Ce qu’ils ont fait s’apparentent à la dégradation de propriétés publiques, ce qui est une direction surprenante de la part de The North Face. Leur mission déclarée, « inchangée depuis 1966 », consiste à « soutenir la préservation de la nature », un bien public placé sous le signe de la confiance pour nous tous”, tranche Wikimedia Foundation. “Quand The North Face détourne la confiance que vous accordez à Wikipédia pour vous vendre plus de vêtements, vous avez le droit d’être en colère”.

La marque s’est depuis excusée, notamment sur Twitter en commentaire d’un post de Wikipédia dénonçant une “manipulation” :

Nous croyons profondément dans la mission de Wikipedia et nous nous excusons d’avoir engagé des activités incompatibles avec ces principes. Avec effets immédiats, nous avons mis fin à la campagne et à l’avenir, nous nous engageons à faire en sorte que nos équipes et les fournisseurs soient mieux formés sur les politiques du site, s’est excusée The North Face”.

C’est d’ailleurs l’un des principaux enseignements de ce raté. Avant de penser à détourner une plateforme, il faut en connaître intimement le fonctionnement et plus encore les principes. Wikipédia prône le participatif, l’ouverture et repose sur la contribution de nombreux bénévoles. Le tout dénué de toute publicité. Par son initiative, l’agence joue avec la confiance des internautes et des consommateurs, estime Americus Reed, professeur de marketing à l’Université de Pennsylvanie dans le New York Times : « Ils ont violé de manière flagrante à peu près tous les principes auxquels vous pouvez penser pour tenter de maintenir la confiance des consommateurs, a-t-il estimé. The North Face a raté son but car elle s’est concentrée sur la promotion de sa marque au lieu de promouvoir sa mission« .

La communauté Wikipédia appelle notamment la marque à faire un don “significatif” à l’organisme à but non lucratif pour faire amende honorable. « Après tout, Wikipedia est un organisme à but non lucratif et pourrait tirer profit, même d’une fraction du budget marketing que North Face aurait consacré à cet espace publicitaire ailleurs ».

Reste à savoir si la fronde ne faisait pas partie de la stratégie de l’agence pour faire parler d’elle et de son client… À l’heure des réseaux sociaux, où tout se commente, souvent de manière critique, l’entreprise est risquée. Gagner en visibilité ce qu’on perd en image de marque en vaut-il vraiment la peine ? Le principal concurrent de The North Face, Patagonia, qui bénéficie déjà d’une image vertueuse, n’en demandait pas tant.

Leo Burnett Tailor Made et The North Face auraient toutefois pu s’éviter une telle controverse puisque, contrairement à ce qui est dit dans le case study la vidéo, ce type de hacking n’est pas une première. Rappelez-vous en 2014, lorsque Pirelli exploitait déjà les visuels Wikipedia pour l’une de ses campagnes. Diffusée au mois de mai, la vidéo avait déjà tout du ghost pour festivals. En 2017, c’est Burger King qui s’est attiré les foudres de la communauté Wikipedia pour avoir modifié l’une de ses pages – celle du Whopper – dans le but de prolonger l’effet de sa campagne de piratage de Google Home : Ok Google, qu’est-ce qu’un Whopper ?. La page avait été réécrite pour l’occasion sous une forme plus commerciale que factuelle.

En publiant leurs photos sur la plateforme, The North Face a cédé tous ses droits commerciaux dessus. Les images ont été à leur tour détournées et recadrées pour supprimer toute trace du logo de la marque.

The North Face est également devenu la cible d’attaques sur les réseaux sociaux et d’appels au boycott…

Quand d’autres crient au génie marketing :

Du côté de l’agence ? Dans le New York Times, l’équipe Leo Burnett Nord explique que la division brésilienne « fonctionne en tant que « distributeur » indépendant, avec les droits exclusifs de vente et de commercialisation des produits de la société dans la région, et n’avait pas rémunéré Leo Burnett pour la campagne ou la vidéo« .

À quelques semaines des Lions, gageons que Cannes bruissera de rumeurs autour de coup de com’, quant à savoir si cela vaudra quelques Lions à Leo Burnett, réponse d’ici le 21 juin.

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