Un sparring partner pour les créatifs.
L’IA est de toutes les conversations, des campagnes se créent en son nom, des studios et des offres lui sont dédiés. Mais, stop. Un instant. Quel est l’impact tangible de l’intelligence artificielle générative sur le travail en agence ? Après 2 épisodes consacrés aux agences de publicité et RP, notre série s’intéresse aux bouleversements engendrés au sein des agences social media.
Avec l’intégration croissante de l’IA générative dans la création de contenus pour les réseaux sociaux, comment les agences social media parviennent-elles à se différencier face à des annonceurs tentés par des solutions internes ou des outils automatisés, et à démontrer leur valeur stratégique au-delà de la simple production ?
Réponses avec Mathieu Genelle, directeur de Brainsonic Consulting, Clément Montailler, directeur stratégie social media associé chez Castor & Pollux, Jean-Baptiste Burdin et Eva Quillec, respectivement directeur de la création et head of social media & influence de l’agence Razorfish France, et Nicolas Blondel, fondateur et associé de l’agence Hobbynote (groupe Syneido).
1. Transformations des métiers
L’intégration de l’IA a révolutionné les pratiques des agences. Mathieu Genelle, directeur de Brainsonic Consulting, souligne que cette technologie rationalise les process, également appliqués à des activités administratives comme la prise de notes ou la rédaction de comptes rendus. Pourtant, l’adoption n’est pas unanime : “Certains professionnels préfèrent encore les méthodes manuelles, qui stimulent la mémoire et permettent une meilleure rétention.”
Automatisation : un levier pour gagner en productivité
Même constat d’automatisation du côté de Castor & Pollux, dont la collaboration fluide entre outils IA (comme Midjourney et ChatGPT) et équipes permet de maximiser la créativité et la rapidité des process. “L’IA générative vient bouleverser ce fonctionnement, en offrant désormais la possibilité de travailler sur la plupart de ces étapes en co-construction… mais seul”, explique Clément Montailler, directeur stratégie social media associé chez Castor & Pollux. Il est maintenant possible de brainstormer avec ChatGPT, synthétiser les idées avec l’IA de Notion puis les maquetter avec Midjourney ou Runway.
L’IA inspire également des innovations internes, comme Matcha, un outil développé par Castor & Pollux pour centraliser et sécuriser les données sensibles tout en fluidifiant les collaborations entre outils IA. “En découle un usage encore plus pratique, plus rapide mais aussi plus sécurisé, car hébergé en interne afin d’éviter la diffusion de données confidentielles.”
Nouvelles formes d’écritures créatives
L’intelligence artificielle redessine progressivement l’approche créative en agence, en particulier dans un contexte où la production rapide de contenus vidéo, largement favorisée par TikTok, est devenue stratégique pour capter et engager les audiences. Jean-Baptiste Burdin, directeur de la création de Razorfish France, note que si l’IA reste encore perfectible pour générer des visuels ou vidéos entièrement synthétiques, elle excelle dans l’optimisation de contenus existants : animer des visuels statiques, contextualiser des produits et des vêtements, enrichir des montages vidéo avec des musiques et effets générés automatiquement ou traduire un texte dans une autre langue.
“Cependant, le plus intéressant, c’est que l’IA est en train d’amener de nouvelles formes d’écritures créatives. Le processus même d’expérimentation avec l’IA fait naître des ‘accidents’ créatifs hyper intéressants qui vont inspirer nos créatifs pour imaginer des nouvelles idées.”
Ces accidents nourrissent l’imagination humaine et ont donné naissance à un clip de Noël intégralement généré par IA – des paroles, à la musique, en passant par la vidéo – pour les réseaux sociaux d’Orano. Un format directement inspiré des tendances IA, au ton volontairement décalé et qui illustre les nouvelles écritures créatives rendues possibles par ces avancées technologiques.
L’utilisation d’avatars et de modèles personnalisables
Au-delà des expérimentations visuelles, l’IA devient également un outil stratégique pour repousser les limites des productions traditionnelles, comme le souligne Mathieu Genelle, notamment à travers l’utilisation des avatars et des modèles personnalisables, comme les LoRas (Low-Rank Adaptation).
“Ces avatars pourraient remplacer les tournages traditionnels, pour produire des contenus variés et continus à moindre coût. Cependant, ces technologies restent perfectibles, avec des mouvements parfois artificiels ou des synchronisations imparfaites entre les gestes et la parole. D’ici deux ou trois ans, ces limitations devraient être surmontées, offrant des opportunités encore plus puissantes.”
Chez Hobbynote, l’arrivée de l’IA générative a représenté “un véritable vent de liberté” confie Nicolas Blondel, fondateur et associé de l’agence du groupe Syneido. “Chaque métier de l’agence a vu son potentiel créatif décuplé grâce à une multitude d’outils qui n’étaient pas accessibles il y a encore deux ans”, permettant ainsi d’obtenir des réalisations parfaitement alignées avec la vision initiale.
Une nouvelle vision qui trouve différentes applications pratiques au sein de l’agence : agents IA personnalisés pour créer des plannings éditoriaux ; automatisations pour le planning stratégique (veilles sectorielles synthétiques) ; HBN IA Vision pour analyser les contenus Meta des concurrents et utilisation des LLM.
Chez Razorfish France, “les IA génératives redéfinissent profondément la manière dont les contenus social media sont imaginés, créés et déployés sur les réseaux sociaux”, souligne Eva Quillec, head of social media & influence.
2. Les risques et limites de l’IA en agence
Malgré ses promesses, l’IA présente des risques. Clément Montailler (Castor & Pollux) alerte sur le risque de standardisation et d’homogénéisation des contenus « si l’IA est utilisée sans contrôle humain.” Une adoption généralisée des IA génératives risque d’entraîner une homogénéisation des idées, donnant l’impression que toutes les agences “embauchent le même CR ou DA”.
Le danger d’une créativité standardisée
Alors que l’authenticité est devenue une tendance majeure en social media, l’IA peut apparaître comme un obstacle à cette quête de sincérité. “Les audiences valorisent des contenus sincères et humains. Il y a une méfiance croissante envers les contenus générés par IA”, estime Clément Montailler. “Preuve en est, le rétropédalage de Meta qui ferme ses profils générés par IA suite à la colère des utilisateurs.”
À partir de 2026, l’IA Act imposera aux marques de déclarer les contenus générés par intelligence artificielle. Selon Mathieu Genelle (Brainsonic), cette obligation “soulèvera des questions sur l’image des marques” et pourrait influencer la perception des publics. “Pour garantir une adoption réussie, il est essentiel de considérer l’IA comme un outil d’accompagnement stratégique, plutôt qu’une solution miracle.”
Une des évolutions majeures concerne la manière dont les contenus sont consommés, avec une transition notable de l’hyperlien vers le résumé. Les utilisateurs, influencés par des plateformes comme TikTok et des outils d’IA génératives (ChatGPT, DeepSearch, Perplexity), privilégient désormais des synthèses concises plutôt que de naviguer directement sur les sites. “Cette tendance remet en question la visibilité des marques, car ces résumés réduisent leur présence en ligne. Ainsi, une problématique centrale émerge pour les agences : ‘Comment aider les marques à émerger dans un écosystème où les sources deviennent invisibles ?’.”
L’impact sur l’authenticité des marques
“Pour répondre à ce défi, les agences considèrent l’IA comme une ‘task force synthétique’ capable de soutenir une production de contenu massif, tout en garantissant une certaine qualité. Les experts humains supervisent et révisent ces contenus pour assurer leur pertinence et leur conformité aux valeurs de la marque. Dans ce modèle, l’humain demeure indispensable pour valider la dimension stratégique et émotionnelle du contenu”.
Même écho du côté de l’agence Hobbynote qui pointe une nécessité de la part de “collaborateurs experts” de pour jouer “les gardiens critiques” des résultats obtenus, explique Nicolas Blondel. Clément Montailler (Castor & Pollux) ajoute : “Aussi impressionnante soit-elle, l’IA nécessite toujours un contrôle humain. Elle ne possède ni esprit critique ni regard subjectif, se contentant de valider vos idées sans les challenger. Difficile de juger ainsi la pertinence des idées.”
3. L’IA, un moteur stratégique de différenciation pour les agences
“Il est rare d’aller chercher une agence de communication uniquement pour de l’exécution de production”, rappelle d’emblée le directeur stratégie social media associé de Castor & Pollux. Si la création visuelle ou textuelle est aujourd’hui accessible, le rendu idéal reste complexe.
Combiner expertise humaine et technologie pour se démarquer
Les agences se distinguent par leur faculté à marier IA et intuition humaine. “Ces capacités d’intuition, voire d’instinct, ne sont pas reproductibles par une IA, car elles relèvent du vécu et des émotions d’une personne. Là où l’IA accélère les processus, l’agence continue et continuera d’apporter de la profondeur, de l’humain et cette capacité unique à raconter des histoires qui résonnent avec les audiences.”
L’expertise humaine, et le travail des social media manager, demeure donc indispensable pour capter les dynamiques sociales et optimiser les campagnes. “Si les drafts générés par l’IA peuvent être techniquement corrects et bien structurés, ils manquent souvent de ce qui fait la richesse et l’impact d’une communication réussie : la nuance, la subtilité contextuelle, et surtout, la personnalité unique d’une marque, appuie Eva Quillec de Razorfish France.
Nicolas Blondel (Hobbynote) insiste : “L’IA n’est pas une fin en soi.” “Notre valeur ajoutée repose sur une compréhension approfondie des audiences et des secteurs, grâce à des analyses comportementales et une expertise pointue en segmentation. Mais aussi sur la création d’histoires et de campagnes impactantes, cohérentes et adaptées à chaque plateforme et audience.”
Pour rester pertinentes face à la réinternalisation de certaines compétences par les annonceurs, les agences doivent devenir ultra-expertes. Cela passe par une maîtrise des algorithmes, une connaissance approfondie des plateformes et une acculturation continue des équipes.
La démocratisation des A génératives pose un défi stratégique aux agences social, confrontées à des annonceurs de plus en plus tentés par l’internalisation, observe le directeur de Brainsonic Consulting, “les IA rendant ces compétences plus accessibles.” “Les agences doivent donc se réinventer pour conserver leur valeur ajoutée et leur pertinence.”
Une réinvention qui passe inévitablement par une différenciation : “Les agences doivent devenir ultra-expertes dans leur domaine. Cela implique de développer des convictions fortes, des partis-pris créatifs, et une vision business adaptée à chaque client. Une connaissance approfondie des plateformes sociales, de leurs algorithmes, et des tendances émergentes est également essentielle”, souligne Mathieu Genelle qui a frôlé le burn-IA-out.
Une acculturation indispensable
Un niveau d’expertise tel que les stratégies proposées sont difficilement reproductibles en interne. “Les agences bénéficient aussi de leur capacité à tirer parti d’une multitude d’expériences accumulées auprès de diverses marques, ce qui leur donne une vision globale des meilleures pratiques.”
Aujourd’hui, entre les outils d’IA générative, les fonctionnalités intégrées des plateformes sociales (TikTok, Meta), les apps d’édition (CapCut) et celles de création simplifiée (Canva, Adobe Express), les équipes créatives et les studios doivent relever un défi constant de formation continue pour tester et ajuster leur workflow au rythme des innovations.
“Chez Razorfish France, nous mettons en place plusieurs stratégies pour que l’acculturation et la transformation des métiers puissent s’opérer : micro-formations par expertise via des ambassadeurs, channels de discussions, newsletter interne, veille et tests d’outils… De plus, grâce aux partenariats stratégiques Publicis avec les grands acteurs de la tech, nos équipes ont accès aux principaux LLM de façon sécurisée”, confie le directeur de la création de l’agence.
L’acculturation des équipes et des clients est primordiale. “Cet accompagnement est crucial pour éviter les attentes irréalistes ou les déceptions. En outre, il est essentiel de redéfinir les tâches à valeur ajoutée pour que le travail reste intéressant, tant pour les créatifs que pour les équipes techniques”, ponctue Mathieu Genelle.
Pour Nicolas Blondel, la valeur ajoutée des agences réside aussi dans l’interprétation des données. “Analyser les performances, traduire les KPIs en enseignements actionnables, et ajuster les stratégies en continu, c’est là que nous faisons la différence.”
4. La stratégie créative comme différenciateur clé
Comme l’expliquait Mathieu Genelle, de Brainsonic, l’IA agit comme une « task force synthétique ». Cependant, l’expertise humaine reste essentielle pour garantir la pertinence et la conformité aux valeurs de la marque, mais aussi valider la dimension stratégique et émotionnelle.
Dans ce contexte, les agences sont appelées à réaffirmer leur singularité, en adoptant des approches distinctives et en renouvelant leur manière de travailler. “Ce retour à des identités fortes rappelle l’époque où certaines agences, comme TBWA avec sa « destruction créative » (disruption), Ogilvy, Leo Burnett et Saatchi & Saatchi avec les lovemarks, imposaient une vision claire et différenciée. Aujourd’hui, cette distinction passe par une capacité à proposer des contenus massifs, soutenus par l’IA, tout en intégrant une dimension humaine et stratégique.”
Ce qui fait dire à Jean-Baptiste Burdin (Razorfish Fr) : “Nous sommes passés d’un monde où seuls les professionnels formés pouvaient utiliser des outils de création à un univers où tout le monde peut générer du contenu de qualité “acceptable” en quelques clics. En combinant l’agilité de ces outils, avec notre expérience professionnelle de création de contenu, on arrive à des résultats vraiment bluffant très rapidement…”
Et si certaines marques ont pu internaliser une partie de la création de contenu, gagnant ainsi en autonomie, elles ont vite découvert les limites de leur capacité à créer des contenus puissants : “Il s’agit de mettre en scène ces idées de façon impactante, de concevoir des contenus qui nourrissent la marque et réinventent ces codes, plutôt que de simplement les dupliquer.”
“Nous ne sommes pas des exécutants, mais des partenaires stratégiques, offrant bien plus qu’une simple production automatisée”, conclue Nicolas Blondel.