L’impact de l’IA en agence, épisode 1 : les agences de publicité

Par Élodie C. le 28/10/2024

Temps de lecture : 13 min

L’exosquelette de la création et de la valeur ?

C’est une révolution du même acabit que celle qui a touché le secteur industriel avec l’avènement de l’automatisation des chaines de production. L’explosion de l’IA dans sa version générative bouleverse le monde du travail et de la création. Encore aujourd’hui, deux ans après ses premiers soubresauts, les changements et les perspectives sont d’ores et déjà vertigineux.

L’IA est de toutes les conversations, des campagnes se créent en son nom, des studios et des offres lui sont dédiés. Mais, stop. Un instant. Quel est l’impact tangible de l’intelligence artificielle générative sur le travail en agence ? Comment les agences peuvent-elles justifier les mêmes budgets auprès des annonceurs, alors que la valeur perçue de la production diminue et que les marges sont toujours sous pression ?

Nous avons interrogé différentes typologies d’agences – publicité, RP, social et média – ainsi que des annonceurs pour analyser la façon dont l’intelligence artificielle transforme leur quotidien. 

Jean Allary, directeur du planning stratégique et associé d’Artefact 3000, Emmanuel Anjembe, head of strategy and growth de l’agence Monks et Vincent Druguet, CEO de VML, inaugurent le premier épisode de cette nouvelle série. 

1. Transformation des processus et de la culture en agence

Fast and furious

C’est l’impact le plus évident et prononcé : le gain de temps et donc de productivité dans les process, au-delà de la simple création. Emmanuel Anjembe, head of strategy and growth de l’agence Monks, et Vincent Druguet, CEO de VML, insistent sur l’intégration complète des outils IA dans les étapes de production, de la génération d’images et de contenus jusqu’aux storyboards et maquettes, et la transformation profonde que cela induit. 

Quand un brief client arrive, on l’intègre dans nos outils IA pour analyse instantanée en mode chat, accessible à toute l’équipe, précise Vincent Druguet. C’est désormais un élément clé intégré de notre processus créatif : nous n’avons plus besoin de roughmen, il y en a eu zéro en 2024, car tout est réalisé à partir des outils Gen AI que nous avons adopté. Cela s’étend aussi bien à la production qu’à la post-production, incluant images, sons et vidéos. En somme, tous nos processus – du planning à la création, en passant par la production – sont désormais profondément ancrés dans cette nouvelle méthodologie.

Emmanuel Anjembe présente ainsi l’IA générative comme un « exosquelette » délestant les créatifs des tâches répétitives et peu valorisantes pour leur permettre de se concentrer sur des activités à forte valeur ajoutée : « L’IA nous permet de faire plus que simplement créer des images. Elle pourrait véritablement transformer notre manière de travailler, qui suit depuis longtemps un modèle traditionnel – de l’insight à la stratégie, en passant par la création et l’adaptation au format, jusqu’à la diffusion médiatique.

Il poursuit : “À la manière d’un exosquelette utilisé dans certains supermarchés pour soulager les tâches répétitives, l’IA pourrait nous alléger des adaptations en série et des mises au format – qui n’ont jamais été le rêve des créatifs (rires). Comme le passage d’un spot de 30 secondes à un format TikTok.

Un gain de temps qui permettrait aux créatifs de se concentrer davantage sur l’innovation et les idées nouvelles à offrir aux clients, plutôt que de perdre du temps sur des déclinaisons et des pré-tests longs et coûteux :

Actuellement, les pré-tests, comme les focus groups, demandent beaucoup d’énergie et ralentissent le processus, ce qui peut rendre une idée obsolète avant même sa mise sur le marché. Pour pallier cela, nous avons développé Persona.Flow, un module d’IA générative basé sur les modèles de langage. Il centralise des données fiables d’instituts (Kantar, GWI, Ipsos), la first-party data de nos clients et des insights sociaux, permettant de créer des personas interactifs. Contrairement aux personas statiques sur slides, ces personas sont dynamiques : ils permettent d’échanger directement avec un profil type (comme « Élodie » par exemple) pour tester la pertinence et l’impact des idées, identifier ses centres d’intérêt et les meilleurs médias pour l’atteindre, et ce, en quelques secondes. Cela renforce notre agilité et notre créativité en nous offrant une approche plus rapide et précise des insights et adaptations.

Culture A.

Chez Artefact et VML, les outils IA remplacent purement et simplement certains outils traditionnels comme… Google (pas trentenaire et déjà vieux) et les roughmen, confirmant une mutation culturelle d’envergure.

Un changement auquel Artefact est tenu de se conformer en raison de la spécialisation de l’agence dans l’intelligence artificielle et de son rachat par un fonds d’investissement ayant misé sur cette technologie. Ce contexte oriente leur mission bien au-delà de l’adoption de l’IA : l’objectif est de devenir leader en la matière. Ainsi, la question de son adoption “est disqualifié”, puisqu’elle s’impose comme une nécessité – “Artefact se doit d’être en pointe sur le sujet”.

Tous les collaborateurs sont formés à GPT, Midjourney et aux outils de Gen AI, afin de bien comprendre ce qu’il est possible de faire, ce qu’on peut demander, ainsi que les limites actuelles de ces outils et les évolutions à venir”, explique Jean Allary. Ainsi, “Google n’a plus sa place chez nous ; seul ChatGPT est utilisé pour les recherches et le travail quotidien.” Après la concurrence de TikTok sur la recherche, notamment auprès des jeunes générations, sale temps pour l’ancêtre Google qui se voit challengé par de nouveaux venus.

Cependant, l’IA n’a pas encore radicalement transformé tous les aspects du travail créatif. “C’est pratique pour les recherches iconographiques et les storyboards, mais cela ne change pas le cœur du métier, comme le bon prompting, qui reste essentiel. Désormais, nos présentations incluent surtout des images générées par IA”, ponctue Jean Allary.

2. Nouveaux champs de créativité et super-pouvoirs technologiques

Pour nos trois publicitaires, l’IA est un moyen de s’affranchir des limites créatives en permettant des concepts autrefois contraints par les budgets ou les moyens techniques. 

La créativité repose sur deux éléments : les contraintes et le dialogue. “Grâce à l’IA, les créatifs peuvent repousser les limites de l’imagination. Ce n’est plus seulement une question de budgets ou de moyens techniques, mais de libérer l’idée, quelle que soit sa complexité, se réjouit Emmanuel Anjembe (Monks). Mais aussi d’accéder à des mondes invisibles : “Comme disait Steve Jobs, c’est un peu un effet LSD : l’IA nous aide à donner vie à des idées folles en révélant des possibilités invisibles. Elle agit comme des lunettes de vision nocturne pour notre créativité, nous permettant de voir ce que notre cerveau seul ne peut percevoir. Bien qu’elle ne remplace pas l’intuition humaine, l’IA amplifie notre impact en identifiant ce qui fonctionne et en optimisant les campagnes à une échelle inédite.

Il donne comme exemple une activation pour Adidas où l’IA a permis de simuler une interaction sur WhatsApp avec la star du football italien Alessandro Del Piero, rendant possible une expérience d’engagement sur-mesure pour la Gen Z, durant un match de football. Sachant que son attention est partagée entre l’écran et son téléphone. “Comment créer une connexion intime avec cette cible, notamment via des plateformes privées/intimistes comme WhatsApp ? Nous avons imaginé une activation où l’un de nos ambassadeurs, la star du football Del Piero, « discutait » avec les utilisateurs sur WhatsApp pendant le match. En exploitant l’IA, nous avons créé un personnage de Del Piero, avec toutes les données existantes sur lui, capable de répondre instantanément à des dizaines de milliers de messages, offrant une expérience personnalisée et interactive avec la marque.

Si les utilisateurs savaient que c’était une IA, cela n’a pas freiné leur enthousiasme : “Del Piero répondait en temps réel, partageant des anecdotes et des informations sur le match, tout en intégrant subtilement les produits Adidas. Ce type d’activation aurait été impensable auparavant, mais l’IA nous permet désormais de libérer notre créativité des contraintes techniques et de production, en concentrant notre énergie sur l’idée même. Pour moi, c’est là que réside le véritable potentiel de l’IA générative : donner vie à des concepts autrefois irréalisables.

L’IA libère ainsi des “super-pouvoirs”, permettant de transformer des idées ambitieuses en réalité. Ainsi, la génération de contenus, comme les arrière-plans et les décors, permet de remplacer des shootings coûteux. Chez VML, cette nouvelle dynamique a donné naissance à une activation interactive pour Kia, un chatbot développé pour le constructeur au Salon de l’auto. 

En termes d’idéation créative, avant, on se limitait en fonction des budgets de production. Avec l’IA, on gagne des super-pouvoirs. Par exemple, pour le récent salon de l’auto, nous avons lancé un chatbot WhatsApp pour Kia, conçu comme un « product genius » capable de répondre aux questions des visiteurs, aussi précisément qu’un expert ayant conçu le véhicule. Ce type d’innovation, réalisé en quelques mois, élargit notre champ créatif tout en intégrant de nouveaux processus”, se souvient Vincent Druguet

3. Défi de la défense de la valeur et des modèles de rentabilité

La créativité et la stratégie restent les piliers de la valeur des agences. Avec l’IA Gen, le premier est challengé. Dans un contexte où les clients demandent des solutions toujours plus rapides, mesurables et responsables, le défi pour les agences consiste à défendre et démontrer cette valeur ajoutée tout en redéfinissant leurs modèles de rentabilité. Monks, VML et Artefact constatent une érosion perçue de la valeur due à l’IA, qui pousse les clients à exiger davantage pour le même prix, voire moins. 

Les clients pensent que grâce à l’IA, on pourrait produire plus, plus vite, et moins cher. Un client a même exigé 10 % de gains de productivité annuels en justifiant cela par des moyennes du marché, confirme Vincent Druguet. Si nous trouvons le bon équilibre entre automatisation et préservation du talent humain, tout en continuant à défendre la qualité et l’originalité des créations, cela nous permettra de restaurer de la valeur. Mais il est certain que des métiers comme la post-production seront plus bouleversés que la création ou la stratégie.

De leurs côtés, Emmanuel Anjembe (Monks) et Jean Allary (Artefact 3000) notent que les clients s’attendent à plus d’assets sans augmentation des honoraires, intensifiant la compétition. 

Chez Monks, l’enjeu est de “remettre la valeur là où elle est, c’est-à-dire de payer l’expérience des gens, la connaissance qu’ils ont d’un secteur, la capacité qu’ils ont à évaluer avec un client, et donc l’expertise”

Il illustre son propos avec une “superbe anecdote” illustrant la rapidité apparente de la créativité en opposition à l’expertise et l’expérience accumulées : “Une agence travaille six mois avec un annonceur, puis vient le moment de présenter l’idée finale au PDG, qu’il n’avait pas encore vue. Toute l’équipe est là, confiante, car l’idée a été validée par tout le monde. Mais après la présentation, le PDG lâche un « c’est nul ». Après six mois de travail, c’est terrible. Le directeur de création prend alors la parole, interrompt tout le monde et dit : ‘J’ai compris votre feedback, ce que vous voulez, c’est ça.’. Le PDG répond aussitôt : ‘C’est exactement ça, merci.’ Puis le créatif conclut : ‘Je vous enverrai la facture demain, ça fera 100 000 dollars.’ Le PDG, surpris, lui demande pourquoi il facture autant pour ‘3 minutes de réflexion’. Le directeur de création répond : ‘Non, c’est pour 30 ans d’expérience.’ J’adore cette anecdote, c’est une belle illustration que ce qu’on rémunère, ce n’est pas la vitesse de réflexion, ni les outils utilisés, mais bien l’expertise acquise au fil des ans.

Le digital a fait basculer la communication dans l’ère de l’industrialisation, un peu comme le fordisme, avec une multiplication des assets à produire pour chaque campagne, observe pour sa part Jean Allary. Il insiste sur le fait que la valorisation des agences ne repose pas sur le coût unitaire d’un asset créatif, mais plutôt sur les honoraires annuels négociés avec les clients. Le vrai défi réside dans la compétition accrue entre agences pour les budgets marketing : “Le gâteau marketing global augmente, mais il y a aussi plus d’invités autour de la table, ce qui réduit la part de chacun. La valeur reste présente, elle se répartit juste différemment.”

4. Nouveaux modèles économiques

L’IA soulève des questions cruciales sur la rentabilité et les modèles commerciaux en agence. Tous partagent l’idée que le modèle de rentabilité doit évoluer, de la vente de services en SaaS en passant par une valorisation sur la base d’honoraires annuels et d’une flexibilité accrue. 

Ainsi, pour le directeur du planning stratégique d’Artefact 3000, l’IA offre deux possibilités principales de monétisation : produire « autant pour moins cher » ou « plus pour le même prix ». Certaines agences optent pour une production accrue afin de répondre aux besoins des clients qui cherchent à cibler de multiples segments, sous-segments et personas, parfois à l’international. L’IA permet ainsi d’accomplir des tâches autrefois irréalisables, comme la création rapide de milliers de visuels pour des besoins en e-commerce : “Soit on en produit autant pour moins cher, soit on augmente la quantité au même prix, ce qui permet de réaliser des choses impossibles autrement, comme traiter 5 000 visuels e-commerce en une journée.

Dans cette optique, la formation et l’accompagnement dans cette transition technologique est essentielle : “Il ne faut pas minimiser le choc que représente ce changement de technologie, car pour certains, c’est une transition brutale et stressante, rappelle Jean Allary. Il est donc essentiel de bien former et accompagner les équipes. Ce questionnement est semblable à celui qui entourait le boom du social media ou le développement des sites web. À l’époque, on craignait qu’Internet n’anéantisse notre métier, mais ces changements ont surtout poussé des agences spécialisées à intégrer des groupes généralistes. Les pessimistes sont plus bruyants que les optimistes, comme cela avait été le cas avec Internet au début des années 2000.

À cela, le directeur de la stratégie de Monks ajoute qu’actuellement, l’expertise en agence ne réside pas simplement dans la maîtrise technique de l’IA, mais dans la capacité à développer la réputation et le business des marques par des idées plus créatives et impactantes. “Plutôt que de raisonner en fonction du nombre d’assets produits, les agences devraient démontrer leur contribution directe au business des clients et envisager une rémunération indexée sur cette performance.

Deux volets essentiels ressortent. D’une part, “l’élément conseil, souvent négligé, mais qui représente un socle crucial de valeur pour les clients. Des études montrent que des relations stables entre annonceurs et agences augmentent l’impact des campagnes, tant en termes créatifs que business. Ainsi, une agence qui connaît bien son client, investit dans le conseil et se concentre moins sur la production de masse sera plus efficace pour transformer le business de ses clients. Cette dimension de conseil, ou « humanité », prend une importance d’autant plus grande face à l’IA, car elle repose sur l’intelligence émotionnelle et la capacité à dialoguer avec les clients de manière profonde.

Enfin, bien que l’IA facilite la génération de contenus, Emmanuel Anjembe rappelle qu’elle reste limitée par sa base de données existante et tend à reproduire le connu. “La créativité humaine, au contraire, se nourrit de l’inattendu, de la rencontre d’univers inédits, comme le montre par exemple le concert d’Aya Nakamura avec la Garde Républicaine. La chanson ou l’image aurait pu être générée en IA, mais la vraie innovation et la valeur viennent de l’humain.” Drop the mic.

Selon Vincent Druguet de VML, si l’IA a permis de “retrouver un peu de marge” au départ, celle-ci s’érode dans les métiers en agence. “Beaucoup s’interrogent sur la manière de facturer la création à l’avenir : faut-il opter pour un modèle SaaS ou vendre les livrables à la pièce ? Les clients anglo-saxons, notamment sur les factories, sont friands de ce modèle. Les attentes de productivité sont croissantes, avec des exigences chiffrées, parfois sans preuve solide. Bien que cela suscite des débats, je suis convaincu que ces modèles économiques vont évoluer et qu’un bon équilibre nous permettra de retrouver de la valeur. C’est un débat de fond.”

5. Problématiques légales et risques liés à l’IA

Peu évoqué, cet enjeu reste en filigrane derrière la plupart des aspects évoqués : “Nous faisons face à des obstacles juridiques persistants. Certains clients nous interdisent encore d’utiliser l’IA, refusant même de signer les contrats de délégation de risque que nous proposons. L’utilisation d’IA comme Midjourney ou ChatGPT présente en effet des incertitudes légales, car les modèles sont entraînés sur des données non validées, ce qui peut engendrer des risques d’hallucinations et de responsabilité. Pour l’instant, quelques clients préfèrent éviter ces risques, ouvrant un débat important autour de l’adoption de l’IA dans nos collaborations.” 

L’IA générative redéfinit le modèle des agences, décuplant la production créative tout en posant des défis majeurs. Alors que l’automatisation modifie la valeur perçue et que la pression sur les coûts augmente, les agences doivent repenser leurs modèles économiques – entre production à la demande, SaaS, et facturation à la performance. À cela s’ajoutent des enjeux juridiques et la nécessité de préserver l’intelligence humaine, essentielle pour créer des récits originaux et pertinents. Dans ce contexte, le défi pour les agences est de transformer l’IA en un véritable levier au service de la créativité, sans perdre leur ancrage humain.

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