Comment réussir un lancement de jeu vidéo ? Ubisoft dévoile ses secrets

Par Xuoan D. et Thomas B. le 14/06/2018 - Agence : DDB Paris

Temps de lecture : 12 min

Une communication sans cheatcodes.

L’éditeur français de jeux vidéo Ubisoft est sur tous les fronts : la figure de proue de l’univers vidéoludique est forte de plusieurs succès ces derniers mois, parmi lesquels le lancement record de Far Cry 5 : le 2e de l’histoire de l’entreprise ! Ubisoft est également en vue dans le domaine de la création publicitaire, avec de nombreuses récompenses, obtenues notamment avec son agence [tag]DDB Paris[/tag]. Quelles sont les recettes de cette communication réussie ? En plein E3, Guillaume Carmona, EMEA Marketing Vice President apporte des réponses dans cette nouvelle interview Parole d’annonceur.
 

Quels sont les enjeux de la communication de lancement d’un jeu vidéo ?

Guillaume Carmona : Les enjeux d’un lancement sont multiples et se situent à plusieurs niveaux.

Le 1er niveau, le niveau produit et marketing, a pour but de créer le désir et l’attente. Cette phase du marketing à celle d’avant lancement, de “pre-launch” comme cela est nommé dans notre industrie. L’objectif est d’être considéré par l’ensemble des consommateurs comme un produit de divertissement qui vaille la peine.

Notre univers est extrêmement compétitif, il ne s’agit pas que du jeu vidéo, mais du divertissement au sens large. Le contenu à la disposition du consommateur est de nos jours extrêmement riche : les plateformes vidéo (Netflix, Amazon Prime), ou musicales (Spotify, Deezer…) viennent concurrencer les jeux vidéo alors que les moments de divertissement sont rares dans la journée. L’enjeu pour nous est d’arriver à exister face à cette concurrence féroce.

Il existe également un enjeu business : le développement d’un jeu est un investissement long (4 à 5 ans) et très coûteux, à la fois en R&D et pour le développement lui-même. Les budgets marketing sont de ce fait également relativement conséquents. L’enjeu est de faire transparaître la particularité de l’œuvre. Il est primordial de montrer au spectateur quel est le message d’un jeu, son monde, ses personnages clés, ses innovations… Il faut parvenir à montrer quasi instantanément l’intérêt de l’œuvre.

On distingue dans notre industrie 2 types de jeux :
– Les jeux « Day One » : le lancement est clé pour ces titres, dont la dynamique s’essouffle ensuite très vite.
– Les « Games as a service » : des jeux considérés dans la durée, qui vont être régulièrement alimentés en contenus.

Dans les deux cas, l’enjeu de communication est d’assurer un lancement le plus fort et le plus haut possible en termes d’achat. Plus le lancement sera fort, plus les ventes resteront significatives malgré la pente des mois suivants. Le véritable enjeu consiste à sécuriser le plus vite possible les investissements réalisés sur un titre.
 

De ce point de vue, peut-on dire qu’un lancement de jeu est proche du lancement d’un film ?

GC : Oui, complètement. De ce point de vue, l’industrie du cinéma est la plus proche de la nôtre.
 

Comment est organisée votre équipe pour répondre à ces enjeux ?

GC : Notre équipe est organisée de manière assez classique. Nous avons d’une part des profils généralistes, référents en marketing et en développement de plateformes de communication. Ce sont des chefs d’orchestre, aux compétences multiples. La pression et la spécialisation de ces compétences sont de plus en plus importantes en raison de la spécification des canaux et de l’évolution des médias de communication. Instagram, Snapchat, Facebook ou même Twitch ne doivent pas être traités de la même façon. Les médias évoluent par le biais des nouvelles technologies – potentiellement disruptrices – et les marketeurs généralistes doivent rester au fait de ces évolutions.

Ensuite, nous accueillons des profils plus spécialisés, pour des expertises précises. Leur rôle est transverse au sein des équipes.

Nos équipes sont constituées par projet, avec des profils ad hoc pour chaque lancement, avec à chaque fois un chef d’orchestre. Les équipes se forment et se déforment ainsi en fonction des lancements de jeux. Ce « turnover » interne permet de garantir de la nouveauté, de la fraîcheur. Faire bouger les équipes fait jaillir de la créativité et de la pertinence pour chaque plan de communication, tout en faisant se rencontrer des expériences variées. Les personnes changent vraiment de sujets et de thèmes d’une année sur l’autre.
 

Cela ressemble au modèle d’une agence…

GC : Je perçois un véritable partenariat avec les agences avec qui nous travaillons. En effet, il existe une forme de compréhension mutuelle quant à nos modèles respectifs. Et nous avons l’habitude de travailler avec des créatifs, ce qui aide !
 

Avec quelles agences travaillez-vous ?

GC : Ubisoft travaille avec principalement deux agences : DDB Paris et Proximity BBDO qui se répartissent une grande majorité de notre portefeuille. Nous travaillons également avec Biborg et 84.Paris. Pour l’achat média, nous faisons appel aux agences de GroupM (Mindshare, Maxus et d’autres) pour l’ensemble des territoires, ainsi qu’à d’autres partenaires pour sujets plus techniques, comme par exemple Tradelab. Les relations presse et le travail avec les influenceurs sont quant à eux internalisés.
 

Comment concilier la créativité d’un éditeur de jeux vidéo à celle d’une agence publicitaire ? C’est-à-dire collaborer sans brider l’une des deux parties ?

GC : La question est amusante, on ne me l’a jamais posée dans ce sens-là, mais c’est une question très pertinente. Les rôles sont clairs et définis dès le départ de la collaboration. Ubisoft est un groupe de 13 000 personnes dont 80 à 85% sont dédiés à la production de jeux. Ces équipes sont très fortement drivées par la créativité. C’est le rôle de nos directeurs créatifs.

Nous ne demandons pas tant aux agences d’apporter des éléments créatifs que de vulgariser nos propositions. Les codes du jeu vidéo ont une grammaire et un langage propres qui peuvent sembler impénétrables. Le rôle des agences est de nous aider à aller chercher une audience plus large en créant de nouveaux codes compréhensibles par tout le monde. Le plus grand risque pour nous est de s’adresser uniquement à des connaisseurs. Nous devons aller chercher d’autres publics pour croître.
 

Est-il aisé de décliner le storytelling d’un jeu vidéo en campagne publicitaire ?

GC : Il est selon moi essentiel de faire la différence entre l’histoire, la narration propre à chaque jeu et le storytelling que nous, les communicants, mettons autour. Il s’agit de faire comprendre les raisons d’existence profondes d’un jeu vidéo. Il existe un message derrière chaque jeu, il est ancré dans la société, dans la culture. Cela constitue sa narration. Le storytelling est créé autour de cela afin de faire comprendre ces enjeux sans spoiler la narration. Nous sommes sur des niveaux d’expression très différents.
 

Pour la campagne “A world with no heroes” (Tom Clancy’s Ghost Recon Wildlands), vous avez permis aux joueurs de découvrir l’univers open world avant la sortie du jeu. Comment bien décliner cet univers, sans empiéter sur l’expérience de jeu ?

GC : Au-delà de la narration, un jeu vidéo c’est avant tout un jeu. La notion de gameplay est extrêmement importante. Le monde que l’on développe n’est qu’une sorte de bac à sable, où chacun va aller jouer. Dans le cas Ghost Recon Wildlands le but était de proposer un monde plus ou moins réaliste, mais sans dévoiler le gameplay du jeu. La force de la campagne est d’arriver à dire à l’ensemble des gens qui interviendront dans le jeu que le monde dans lequel les ghosts évoluent est crédible et vivant. Même sans joueur, le monde vit. Il y a des cartels, des gens qui sont victimes dans leurs exactions. Tout le but est d’inviter le joueur à venir interagir, en portant le message suivant : « cet univers vous est ouvert, allez jouer dedans. »

Il est particulièrement compliqué de rendre un monde vivant : le chaos de la vie et des rencontres est difficile à reproduire. Tout le travail de nos équipes est de faire en sorte que les gens soient confrontés à ce chaos et de proposer une expérience différente à chaque joueur.

Comment a été diffusée et médiatisée cette campagne ?

GC : Nous avons la chance d’avoir un produit sur lequel notre audience s’engage fortement. Nous arrivons à atteindre nos publics en priorité sur nos propres canaux : réseaux sociaux et nos bases CRM qui sont très fortes. Le paid media sur Facebook et YouTube a été injecté après le travail organique en fonction des indicateurs de performance organique de la campagne.

Tout le but de cette campagne – et tout le génie de DDB Paris – c’était de créer un appel aux joueurs : « regardez ce qui se passe dans ce monde. C’est une forme d’injustice. »

Ce qui nous a le plus surpris fut l’engagement de notre audience. En moyenne les visiteurs ont passé 10 minutes sur le site et 30% des personnes y ont passé plus de 25 minutes. On ne pensait pas que les gens allaient passer autant de temps à s’immerger dans l’univers du jeu. Ensuite c’est le niveau d’exigence commun avec DDB Paris qui nous a surpris. L’idée d’origine est simple, mais, sa réalisation complexe. Plus de 50 caméras ont été placées dans le jeu, plus de 200 contenus ont été capturés. Cela représente beaucoup de jours… et de nuits de travail ! Aussi bien côté DDB que du nôtre.

À la fin de la campagne, nous avons également proposé aux joueurs une version beta, c’est-à-dire une version non finie du jeu, mais testable et jouable. Le meilleur indicateur de performance pour nous fut le nombre de joueurs sur cette beta et les retours positifs qu’ils nous ont faits. Nous avons eu 6,8 millions de joueurs en 4 jours.
 

L’un de vos derniers lancements majeurs fut la sortie de Far Cry 5. Pourquoi d’un point de vue de la communication, avoir privilégié un spot en “live action” ?

GC : Au-delà de l’utilisation du Live Action, qui devient une forme assez commune dans le jeu vidéo, nous avons fait pour cette campagne plusieurs paris osés. Tout l’intérêt du marketing sur notre industrie, c’est définir différentes cibles et comprendre leurs intérêts. Un certain nombre d’audiences, de personnes engagées dans le jeu vidéo sont déjà exposées, et suivent avec beaucoup d’attention les trailers des jeux. Ce ne sont pas forcément ces personnes qui sont les cibles de nos campagnes, puisqu’il s’agit là d’un public déjà très informé et pour qui les jeux vidéo sont importants.

En revanche dans beaucoup de foyers, les consoles sont peu utilisées dans l’année. Et les gens croulent sous l’offre de divertissement. Avec le live action nous reprenons les codes des films et séries que ces gens connaissent. Nous cassons la distance imposée par la 3D, avec des codes visuels familiers pour tout le monde.

Tout l’intérêt du travail de DDB Paris c’est d’avoir traité ce lancement comme celui d’une série afin de créer l’intérêt chez le spectateur. L’acteur qui joue dans Baptême et Sermon, les bandes-annonce du jeu, est celui avec qui nous avons réalisé la captation pour la 3D du jeu. Le joueur retrouve ainsi une cohérence parfaite entre le marketing et le produit. Finalement quand on regarde la campagne, ce n’est pas un concept publicitaire fort mais avant tout un concept d’entertainement. Ce sont les paris osés, mais nécessaires que nous avons faits.

Comment a été diffusée et médiatisée cette campagne ?

GC : Le travail a été fait de la même façon que pour « World of no heroes » : nous avons d’abord laissé agir nos supports organiques, en avons recueilli des indicateurs de performance, puis l’achat media a été mis en place.
 

Quels en sont les résultats ?

GC : Nous avons eu 10 millions de vues en 9 jours pour le film du baptême. Il s’agit du contenu avec le meilleur reach organique de l’année chez Ubisoft. Les taux d’engagement et de partages sont des records pour nous. Non seulement l’audience regardait longtemps les contenus, mais en plus les partageait. Far Cry 5 est devenu le 2e meilleur lancement de l’histoire d’Ubisoft (le 1er étant The Division).
 

Vous vous attendiez à un tel succès ?

GC : Bien sûr ! (rires) Nous avons tous été agréablement surpris par la dimension de ce lancement. Nous étions conscients de la qualité du produit, et en toute modestie, de notre communication. Mais nous restions dans l’attente de la réaction du consommateur, on ne peut jamais la prévoir. C’est bien quand cela se passe comme ainsi !
 

Quels enseignements tirez-vous de ces deux campagnes ?

GC : Notre public et nos consommateurs sont très avisés. Ils remarquent tout de suite quand une marque fait une tentative de communication déguisée, exagérée, trompeuse… La publicité est aujourd’hui de plus en plus rejetée par nos audiences. Elles ne sont plus devant la TV et sont difficiles à atteindre sur internet, car une forte proportion de nos cibles utilise des Adblockers. Cela pose alors la question fondamentale : « comment les toucher ? »

Je suis à la fois surpris et rassuré, car quand on leur propose des prises de parole qui sont plus de l’ordre de la création, avec une qualité de réalisation exceptionnelle, il y a une acceptation de ces pièces. Ils se les approprient et les partagent. Au-delà de proposer une œuvre ou simplement un produit, il faut créer les conditions de l’échange et de la discussion par une vraie proposition de divertissement.

Les clés des campagnes réussies sont l’émotion et le sens. À partir de ce moment-là, la prise de parole est acceptée, et ce n’est plus de la publicité. Ça c’est la partie sympathique ! Ensuite il y a l’orchestration des canaux, la répartition du budget entre organique et paid… c’est plus de la mécanique.
 

Et pour finir, la traditionnelle question de fin de la rubrique parole d’annonceur : quel est votre conseil pour que la relation annonceur-agence soit une réussite ?

GC : Je ne sais pas si c’est un conseil. Cela s’articule principalement autour de deux choses pour moi.

Tout d’abord la connaissance des forces et faiblesses chacun. Si j’étais créatif, je ne serais pas au marketing. Ainsi je respecte la spécificité du travail d’une agence, et inversement.

Ensuite, il a une prise de risque nécessaire. Si ce risque n’est pas accepté, cela devient compliqué d’accepter des offres qui sortent du lot. À un moment, cela fonctionne ou cela ne fonctionne pas, mais il faut décider en amont de faire confiance. D’ailleurs, pour l’anecdote, les PPM (Pré-Production Meetings) durent très peu de temps chez nous. Ce qui étonne les agences et productions. Si on va chercher une agence c’est pour sa capacité à produire. Certes, il y a quelques points clés à valider. Mais les choix purement créatifs et de production ne sont pas pour nous, mais pour nos partenaires. Cela permet un véritable partenariat, une relation adulte où chacun est responsable de ce qu’il fait. La responsabilité est clairement établie, que cela fonctionne ou ne fonctionne pas. C’est dans l’ADN d’Ubisoft. Notre CEO et fondateur de l’entreprise a institué une dimension entrepreneuriale à tous les échelons d’Ubisoft. Chacun essaie de bien faire, avec la responsabilité qui est associée.

Et pour paraphraser un entraîneur de foot de Liverpool : ce que l’on fait est extrêmement crucial et important, mais au final ce n’est que du jeu vidéo !

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