L'interview de Bertille Toledano et de David Leclabart, co-présidents.
« La moyenne de tout ce qui est diffusé sur les écrans de télé est de 21 secondes » nous informait Laurent Bliaut, DGA marketing et R&D de TF1 Pub, dans notre dossier consacré aux CGV 2025 des régies TV française.
C’était LA grande nouveauté de ce rendez-vous CGV. Les principales régies du marché ont toutes annoncé que le format 20 secondes servirait désormais de « base 100 » dans les tarifs de l’achat publicitaire TV, en lieu et place du format 30 secondes.
Présenté ainsi, cela semblait être une mise à jour tarifaire pour accompagner un changement déjà bien en place dans les plans médias des annonceurs. Sachant qu’économiquement « le 20 secondes avait jusqu’alors un indice de 93. Ainsi, le 30 secondes était à peine plus cher, ce qui fait une différence de coût à la seconde de 34 %. »
Simple évolution des temps ou changement de paradigme pour la profession ?
Pour l’AACC et ses co-présidents Bertille Toledano (BETC) et David Leclabart (AustralieGAD), ce fut une très mauvaise surprise qui met en péril les récits des marques, mais aussi la télévision dans son ensemble. Après une première alerte lancée par le duo il y a un mois, la Réclame revient sur les discussions en cours dans cette interview exclusive.
Comment les régies TV ont réagi à votre tribune parue le 8 octobre dernier chez nos confrères de Stratégies ?
Bertille Toledano : Depuis, chaque représentant s’est efforcé de nous dire, en substance : « Oh, mais c’est parce que vous n’avez pas bien compris ». Je leur ai répondu qu’au contraire, nous avions très bien compris où ils voulaient en venir et que deal se terminerait par des campagnes basées sur des 20 secondes et des déclinaisons encore plus courtes. D’une moyenne de 21 secondes par publicité TV aujourd’hui en France, je prends le pari qu’à la rentrée 2025, cette moyenne sera en dessous de 20 secondes. C’est mécanique.
Quelle est l’importance du 30 secondes dans les plans médias TV des marques aujourd’hui ?
David Leclabart : Pour nombre de clients, le 30 secondes est le film qui pose le récit. Une fois qu’ils ont couvert leur cible avec, au bout de 2 ou 3 répétitions, ils se disent qu’ils n’ont plus besoin de faire la démonstration complète de leur propos de marque. Pour faire de la répétition, de la présence à l’esprit et de la conversion auprès d’un public qui a déjà été adressé, ils optent pour des formats plus courts : 10, 15, 20 secondes… Ils travaillent alors leur bas de funnel. Mais le marché a conscience que cela fonctionne grâce à l’espace narratif initialement offert par le 30 secondes. Tout le monde, sauf les régies TV !
L’un des arguments des régies est que le 20 secondes va permettre à davantage d’annonceurs d’accéder aux grilles des chaînes TV, et ainsi diversifier le portfolio des régies.
Bertille Toledano : La réalité est que les gens en ont déjà ras la casquette. Ils trouvent qu’il y a trop de messages publicitaires, que cela va trop vite et qu’ils sont assaillis. Avec le 20 secondes, les chaines sont en train de scier l’arbre sur lequel elles reposent. Elles vont passer d’un écrin de qualité à quelque chose de moins qualitatif, comme sur le digital.
Vous avez justement évoqué que l’écran TV ressemblait de plus en plus au cinéma d’un point de vue publicitaire.
David Leclabart : Tout à fait. En termes de qualité d’écoute, d’attention (le bêta de Morgensztern, le coefficient du souvenir publicitaire est de 1 pour le cinéma, et de 2 pour la TV), de persuasion, mais aussi au niveau de la relation avec l’audience. C’est un espace qui est complètement décrypté : il existe depuis très longtemps pour tout le monde, on sait comment il fonctionne, on connaît le deal. Et cela permet d’avoir une zone d’échange qui est extrêmement saine entre les marques et les gens. C’est un espace relativement apaisé, d’autant plus quand la créativité publicitaire est au rendez-vous. Cela a beaucoup de valeur.
À l’inverse, si la TV se met à singer le digital, on va se rendre compte de certaines aberrations. L’eye-tracking a par exemple montré que lors de pre-rolls, la zone la plus regardée était le coin « ignorer cette publicité ».
Bertille Toledano : Il y a un contrat tacite à la télévision, que le public a très bien intégré. Les programmes télévisuels relèvent du grand spectacle. Les publicités TV permettent de financer ce grand spectacle, mais elles en font aussi partie. Elles se doivent d’être au niveau.
Sur Internet, a contrario, vous allez avoir dans votre feed quelques publicités bien craftées de marque, mais plus souvent les publicités d’un créateur de contenu qui vous vend des cours de yoga sans légitimité ou qui fit la promotion d’un gadget inutile.
En contractualisant avec les annonceurs à la façon des plateformes, les régies TV s’exposent à rompre le contrat passé avec leurs publics. Les chaînes TV ont-elles envie de proposer une expérience qualitative comme au cinéma, ou bien le tout-venant UGC d’un YouTube ?
Quelle a été la réaction de vos clients annonceurs ?
David Leclabart : « C’est beaucoup trop cher, comment allons-nous faire ? Nous n’aurons pas plus de budget en 2025. »
Bertille Toledano : Et pourtant, nous sommes convaincus que la TV n’est pas assez chère ! Notamment en comparaison avec ce qui est pratiqué dans les autres pays. Mais il y a d’autres manières d’augmenter les prix que de promouvoir un format, le 20 secondes, qui va nuire à ce média.
David Leclabart : La réalité est que la TV aurait dû augmenter ses prix, il y a bien longtemps. Aujourd’hui, les chaines n’ont pas d’argument pour faire monter les prix : l’audience du linéaire baisse. Certes, elles renouvellent leur audience grâce à la CTV, mais là, ce sont les règles du digital et une tout autre valorisation.
Anticipez-vous un impact économique pour vos agences lié à cette généralisation du format 20 secondes au détriment du 30 secondes ?
David Leclabart : Nous n’en percevons aucun à date. À part que nos clients sont perdus et sollicitent notre accompagnement pour faire face à ce changement.
Bertille Toledano : Traditionnellement, pour chaque campagne TV, vous avez une version formidable qui était le 30 secondes, le 45”, le 60” ou plus. Ensuite, vous déclinez dans des versions synthétiques que je qualifierais presque de dégradées.
Si le 30 secondes coûte plus cher et que les annonceurs n’ont pas davantage de budget, où résideront les versions longues des campagnes ?
David Leclabart : Sur YouTube.
[Et sur la Réclame ! NDLR]
Bertille Toledano : Merci. Voilà tout le paradoxe. D’autant qu’on voit des versions de 3 minutes qui fonctionnent très bien en TV.
Comment voyez-vous ce sujet évoluer dans les prochaines semaines ?
Bertille Toledano : Les échanges sont ouverts avec les régies, nous en avons discuté avec François, Marianne, David et Hortense [les dirigeants des régies de TF1, France Télévisions et M6, NDLR] pour trouver des solutions ensemble. Nous n’avons pas pris la parole pour les pointer du doigt, mais pour alerter sur un problème qui nous tient à cœur. Preuve en est que nous aimons la télé ! Nous pensons que cet espace est important pour créer de la relation avec les gens. Nous n’avons pas envie de le voir s’abîmer.