Un exemple à créditer.
La dernière publicité d’Under Armour « alimentée par l’IA » (à tout le moins) a suscité la controverse sur Instagram lors de son partage par son réalisateur Wes Walker. Il n’est pas tant question de l’utilisation revendiquée de l’intelligence artificielle – autant tenter de stopper le lancement d’une fusée – que celle d’images antérieures non créditées.
Avec Gilles Guerraz, réalisateur publicitaire, consultant IA Gen et auteur de la newsletter GENERATIVE, et Jonathan Gilbert, de la maison de production IA, Detroit, nous revenons sur les enjeux derrière cette controverse et ce qu’elle dit de l’avenir de l’industrie créative… « alimentée par l’IA ».
Revenons sur l’objet du délit : lorsqu’il publie le film mettant en scène le boxeur britannique Anthony Joshua sur son compte Instagram, Wes Walker le présente comme « la première publicité sportive au monde alimentée par l’IA ». Et explique : « Under Armour nous a demandé de construire un film à partir de rien d’autre que des actifs existants, un modèle 3D d’Anthony Joshua et aucun accès aux athlètes. » Dans un post supprimé depuis (Techcrunch), Wes Walker affirmait ainsi s’être vu refuser l’accès au sportif « à de multiples reprises ». Le réalisateur devait de surcroit composer avec un temps et un budget limité – 3 semaines chrono entre l’idéation et la livraison.
« Les délais, le budget, l’accès et les réalités de la production sont autant de préoccupations réelles et très contraignantes pour des publicités de ce niveau », expliquait-il.
Le film combine « la vidéo AI, la photo AI, la CGI 3D, les effets visuels 2D, les graphiques animés, le film 35 mm, la vidéo numérique et les avancées en matière de voix off AI. Chaque outil d’IA actuel a été exploré et poussé au maximum. »
Oui, mais. Dans cette débauche de technologie, le réalisateur semble omettre le travail de personnes bien réelles sur lequel il s’est appuyé. En l’occurrence, Gustav Johansson et André Chemetoff, réalisateur et directeur de la photographie d’une précédente campagne, cinématographique celle-ci, dont les images d’archives conservées par la marque ont été réutilisées. Sans crédit, laissant suggérer que seule l’IA est derrière cette création.
« C’est un film sympa, mais tout ce qui concerne l’athlète est tourné par André [Chemetoff] et d’après une publicité que j’ai faite ? », a demandé Gustav Johansson en commentaire. Un échange s’est alors noué entre les deux réalisateurs, mettant en lumière une bataille dont l’enjeu n’est ni plus ni moins que le futur visage de l’industrie. Wes Walker estime : « L’avenir, ce sont les marques qui forment l’IA sur leurs produits, leurs athlètes, leur esthétique, + la réutilisation des bases de séquences existantes + l’utilisation de l’IA pour faire plus avec moins de temps ».
Ce à quoi Johansson a rétorqué : « Under Armour peut faire ce qu’il veut avec les images bien sûr, mais vous êtes sur une pente glissante en tant que créatif en disant que c’est l’IA alors qu’il y a en fait des humains derrière. L’IA n’a vraiment rien à voir avec cela, c’est plutôt la façon dont vous choisissez d’étiqueter et de promouvoir votre travail qui est encore plus importante lorsque les temps changent ».
Plus que l’utilisation de l’IA, le véritable sujet n’est-il pas celui des droits et de leur rémunération ? « L’utilisation du travail d’artistes sans leur consentement est une problématique au cœur des critiques adressées aux outils IA de génération d’images, Midjourney en tête, qui ont pillé toutes les images d’internet en piétinant la notion de propriété intellectuelle », pointe Gilles Guerraz, réalisateur publicitaire, consultant IA Gen et auteur de la newsletter GENERATIVE. C’est un sujet sensible dans le monde de l’IA générative, je ne comprends pas que Johansson ait été « oublié » dans les crédits. »
Pour Jonathan Gilbert, co-fondateur de l’AI production house Detroit, Under Armour a commis 2 erreurs avec ce film :
– Une erreur de communication ;
– Une erreur dans les crédits.
« En cherchant à être précurseur et en annonçant « LE » premier film réalisé par IA, ils se sont attirés les foudres des réfractaires à l’IA. Il est possible de saluer leur audace, mais ils auraient dû :
– Créditer chaque auteur des rushes utilisés ;
– Utiliser l’IA pour créer, et non pour copier un style ;
– Se servir exclusivement de l’IA pour prétendre être le premier film publicitaire de l’histoire réalisé par IA, ici, ils ont utilisé un mix d’outils.
Vouloir être le premier à lancer une campagne entièrement conçue par IA pour générer de la visibilité en RP peut être judicieux lorsque la technologie est utilisée à bon escient (comme la campagne Taittinger express réalisée par Detroit Talents) ou cela peut être catastrophique, comme pour la campagne Chamonix (fond et forme qui se contredise). »
S’il ne fait pas de doute qu’Under Armour détenait bien les droits d’utilisation, d’aucuns se demandent si cette controverse n’allait pas inciter les réalisateurs et cinéastes à modifier leurs contrats avec les marques concernant l’intégralité des droits sur les images. Aujourd’hui, le périmètre des droits comprend rémunéré comprend la durée, le support (télévision, print, digital) et la localité (monde, pays). Même si ce dernier paramètre est obsolète, puis le digital rend tout potentiellement planétaire.
« Les outils de génération d’images et de vidéo sont entraînés comme des boîtes noires au contenu intraçable, la problématique est suffisamment délicate pour ne pas encourager, en tant que marque, l’utilisation d’œuvres préexistantes sans créditer ni rémunérer les auteurs », estime Gilles Guerraz. L’affaire soulève des questions sur les pratiques éthiques dans l’industrie et la manière dont les marques et les agences doivent naviguer entre innovation technologique et respect des créateurs. L’industrie doit trouver un équilibre entre efficacité et équité. » D’autant plus avec un sujet aussi éruptif que l’IA (générative), accusé d’être, au mieux, destructeurs d’emplois, au pire, le Terminator de l’humanité.
Pour Jonathan Gilbert, les détracteurs de la campagne se trompent de bouc émissaire : « Les opposants accusent la marque de détruire des emplois et de ne pas respecter les droits d’auteur, mais c’est incorrect. La marque n’est pas responsable de cette innovation, elle fabrique des fringues. C’est aux logiciels IA de répondre aux questions juridiques, sociales, et carbones. Le rapport de la #CommissionIA remis au gouvernement demande d’ailleurs plus de transparence.
Il faut embrasser la technologie, car quand on peut produire sans limite créative ; de manière moins onéreuse ; dans des délais plus courts ; en respectant les droits d’auteur, tout en étant souvent moins polluant qu’une production classique… C’est le sens de l’histoire : toute la création audiovisuelle va changer ! »
Avec des budgets de plus en plus limités du côté des agences, mais avec des ambitions toujours plus décuplées du côté des clients, l’utilisation de l’IA et des images d’archives/de stocks semblent en effet inévitable.
Pour Detroit, cela va même plus loin : c’est la fin annoncée des banques d’images. En 2022, Getty détenait 350 millions d’images de stocks, si on ajoute Adobe, « c’est devenu monopolistique et capitalistique. La question se pose : faut-il abolir le droit d’auteur actuel pour pouvoir le réinventer et trouver un autre système où les auteurs détiennent des licences/NFT traçables ? »
« Les créatifs réfractaires ont un devoir : utiliser leurs talents ! », appelle Jonathan Gilbert. Detroit, à l’instar d’autres agences et maisons créatives, ne vend pas uniquement des compétences techniques, mais des idées, « un regard, une patte et de la création pure. Un photographe ne vend pas le fait qu’il sache cliquer sur un bouton, mais sa vision, son style. Aujourd’hui, c’est la même chose, seul l’outil change. Prompter ne prend pas 5 minutes, cela prend des années pour développer un œil critique, acquérir de la culture, connaître les tendances. Les créatifs réfractaires ont la chance d’avoir ce pouvoir ; ils devraient l’utiliser à bon escient plutôt que de s’opposer à l’innovation. »
Les enjeux soulevés par cette campagne dépassent largement la simple utilisation de l’IA dans la création publicitaire. Cette affaire met en lumière la tension croissante entre innovation technologique et respect des droits d’auteur, questionnant les pratiques éthiques au sein de l’industrie créative.
Alors que l’IA s’affirme comme un outil de production incontournable, capable de réduire les coûts et les délais, elle soulève également des interrogations sur la rémunération et la reconnaissance des créateurs originaux. L’incident incite à une réflexion plus large sur la nécessité d’adapter les cadres juridiques et contractuels pour équilibrer efficacement innovation et équité. La capacité de l’industrie à évoluer tout en préservant l’intégrité et les droits des créateurs pourrait définir le futur du paysage publicitaire et créatif, marqué par une collaboration (enfin ?) harmonieuse entre l’homme et la machine.