Mère Nature, notre luxe ultime.
Au cœur d’un tournant inattendu, l’industrie du luxe, jadis éloignée des prairies verdoyantes et des cimes escarpées, se laisse désormais guider par l’appel de l’outdoor et la beauté brute de la nature. Cette évolution, illustrée par des collaborations surprenantes comme celle entre The North Face et Gucci, marque un changement profond dans les aspirations du luxe. Non plus confinées aux fastes urbains, les marques de prestige s’aventurent hors des sentiers battus, cherchant à capturer l’essence de l’extérieur dans leurs créations.
Ce glissement de paradigme trouve ses racines dans une quête collective de reconnexion avec la nature, accélérée par la pandémie de Covid-19. Les marques de luxe, désireuses de répondre aux nouvelles aspirations de leurs clientèles, s’emparent de cette tendance pour façonner un univers où le raffinement rencontre la rusticité, où le désir de retour aux sources s’harmonise avec l’élégance.
Damien Bettinelli, co-fondateur et producteur de l’agence Les Others Studio, à l’origine d’un livre blanc intitulé “Outdoor Calling, Comment les marques de luxe répondent à l’appel de la nature”, revient sur l’origine de cette tendance et la façon dont luxe est invité à devenir le fer de lance d’une industrie réinventée, où le glamour côtoie le vert.
Comment et pourquoi vous êtes vous intéressé au luxe, alors que le magazine Les Others, puis l’agence Les Others Studio sont résolument tournés vers la nature ?
Damien Bettinelli : L’agence travaillait avec des marques outdoor, des marques liées au sport et aux activités extérieures, équipementiers sportifs ou destinations. Progressivement, nous nous sommes rendu compte qu’on était plus souvent sollicité par des marques issues du monde du luxe et des spiritueux souhaitant prendre la parole sur ces sujets-là. On s’est demandé comment et pourquoi les marques de luxe, dont l’image peut être décorrélée de tels sujets, sont intéressées par nos thématiques ?
Le paroxysme de cette connexion entre ces deux univers a eu lieu en 2021 avec la collaboration entre The North Face et Gucci. Deux marques qui viennent de territoires complètement différents. Les années Gucci de Tom Ford à la tête de la création ont été marquées par le porno chic, à mille lieues de l’outdoor.
Si le luxe s’attache à des nouvelles thématiques, qu’est-ce que cela signifie du désir au sens large ? On y voit le symbole de changements culturels profonds qui s’expriment jusque dans nos désirs. Si on considère le luxe comme le désir ultime, n’est-il pas en train de changer de domaine d’inspiration ? On assiste à un changement sociétal global qui se traduit dans ces nouveaux désirs de la population, et des catégories CSP+ de façon un peu plus zoomée. C’est l’objet de notre livre blanc où deux parties se répondent, une partie analyse sociétale des mouvements de fonds, et une de communication avec les partis pris créatifs et le storytelling des marques qui s’approprient ces éléments-là.
Quelle est l’origine de l’intérêt croissant des marques de luxe pour les thématiques extérieures et la nature ?
D.B. : On distingue deux éléments concomitants qui se rejoignent concernant la place de l’outdoor et de la nature, et celle des marques de luxe :
– la reconnexion à la nature
C’est une tendance présente depuis une dizaine d’années qui s’est fortement accélérée avec le Covid : ce besoin de reconnexion est un phénomène global partagé par tous et observable aussi bien en France, en Europe, aux États-Unis, ou en Asie. Un phénomène symptomatique d’une vie de plus en plus urbaine, dense et peut-être un peu lourde à porter.
Un autre imaginaire s’est construit en réaction à ça, une forme de vie fantasmée à la campagne, propulsée par de nouveaux médias, parfois de niche comme Les Others, mais aussi par les réseaux sociaux. Tout ça donne une coloration et une esthétique nouvelle et désirable à la nature, avec des codes parlant davantage à la génération 25-35.
– l’accélération du poids culturel des marques
L’empreinte des marques, et du luxe, est globale. Les grands groupes comme LVMH l’ont bien compris avec le lancement de sa nouvelle entité (« 22 Montaigne Entertainment », NDLR). C’est révélateur du rôle culturel des marques de luxe aujourd’hui, en plus du rôle commercial qu’elles pouvaient entretenir avec leur audience. Elles veulent bénéficier d’un scope et d’une aura plus large pour s’adresser à leur communauté, pas forcément à leur clientèle. Les marques sont de véritables médias avec un poids culturel et cela fait très longtemps que les marques de luxe dépassent leur giron pour s’approprier la pop culture comme le fait Louis Vuitton.
Si la nature est devenue une sorte d’impératif culturel partagé par le plus grand nombre et que les marques de luxe ambitionnent d’avoir une empreinte culturelle beaucoup plus forte, il est normal qu’il y ait un point de jonction entre la nature/l’outdoor et cette industrie.
Quelles sont les différentes sous-tendances que vous avez identifiées ?
D.B. : Nous avons identifié 4 thématiques qui sont autant de parti pris d’un point de vue communicationnel : la nature cocon, la nature sauvage, la nature fragilisée et la nature magique.
La nature cocon ou refuge vient contrebalancer le mal-être des urbains par une forme de bien-être en extérieur. La nature est un nouveau territoire désirable, un espace de sérénité dans lequel on sent bien. Les marques de luxe ont toujours tendance à vendre du rêve et un environnement désirable, il est donc assez normal d’inscrire les marques dans ce type de territoire naturel, de grand air, de silence et de déconnexion. C’est un vrai parti pris de la part des marques de luxe.
Cette tendance est mise en scène dans les dernières campagnes de Aigle (entreprise à mission depuis 2021), de la maison d’éditions de tissus Métaphores pour sa collection “Bivouac, de la marque de maroquinerie Polène (dont les dernières collections portent le nom des lieux où elles ont été shootées – le massif volcanique de Kerlingarfjöll, la Mer Morte, l’Islande, etc) ou de Burberry avec le collectif La Horde.
La tendance “nature fragilisée” est relié aux enjeux environnementaux actuels, notamment qui voient la nature comme espace menacé. Les marques de luxe tentent aussi, à leur niveau, de parler de ces sujets-là sans verser dans le greenwashing. C’est un travail d’équilibriste pour ces marques avec une empreinte globale de communiquer sur ces sujets-là.
C’est Guerlain dont le symbole, l’abeille, est aussi celui des écosystèmes menacés et a du sens par rapport à son combat pour la préservation de la biodiversité. Cet engagement est logique pour eux puisqu’il est intrinsèquement lié à leur business. Ruinart est un exemple très intéressant puisqu’elle est le symbole des marques (de luxe) menacées par le changement climatique. Pour certaines, c’est sans doute un “driver” de leur engagement, que l’on pourrait qualifier d’opportuniste, voire de cynique, car leurs propres actifs sont mis à mal par le changement climatique. C’est le cas pour tous les vins et spiritueux dont les vignobles subissent la hausse des températures et la sécheresse : les raisins chauffent, le taux de sucre augmente, et donc le degré d’alcool augmente, et le goût signature de ces marques est menacé.
Ruinart essaie d’adopter des démarches responsables et d’avenir. Pour la première fois en 20 ans, ils ont sorti une nouvelle QA autour de leurs engagements markété comme lié au changement climatique. Ils le disent : notre travail doit évoluer, nos produits doivent aussi évoluer par la force de choses, nous avons donc créé ce nouveau produit, symbole des menaces environnementales pesant sur les vignobles. C’est intéressant comme approche d’être à la fois témoin et acteur en innovant pour proposer de nouveaux produits.
Les notions de luxe et de durabilité sont souvent accolées, qu’elles se rencontrent effectivement, comme ici, ou qu’elles s’opposent. Dans l’industrie du luxe, cette démarche d’innovation en matière de durabilité est un critère de luxe à part entière.
D.B. : Tout à fait, on observe cette dichotomie entre un luxe tout en puissance, cliché et très ostentatoire – le weekend shopping à Dubaï avec son jet privé – et un luxe très ancré dans les territoires locaux où l’on met en avant et pérennise des artisanats menacés pour créer, aussi, une durabilité sociale. Tout cela en créant des produits durables, réparables, qui conserve une forme de préciosité dans le temps, à rebours de la fast fashion dont les produits sont vendus à des prix ne permettant pas à chacun d’être payé à sa juste valeur.
Le luxe ne devrait-il pas être le fer de lance d’une nouvelle industrie, plus durable et responsable ? Avoir au cœur de leur ADN un engagement très fort en termes de responsabilité sociale et environnementale, et donc être les marques les plus responsables de leur industrie ? Ce n’est évidemment pas le cas, puisque deux sphères s’opposent : un luxe destructeur et un luxe un peu plus responsable, dans la préservation, la continuité et la durabilité. Pourtant, le secteur pourrait être porteur de nouveaux imaginaires désirables. Les marques de luxe ne sont pas des ONG ou des activistes évidemment, en revanche, elles peuvent proposer un monde plus sobre, mais néanmoins désirable. Pourquoi ? Parce qu’elles parviennent à concilier les deux, ces marques-là sont au bon endroit au bon moment en donnant le désir des belles choses, des beaux produits, des beaux récits, tout en lien ce discours aux limites planétaires.
Pouvez-vous nous partager des exemples concrets ?
D.B. : Le bon exemple, qu’on évoque en filigrane avec Métaphores, c’est Hermès. Le groupe Hermès est bien positionné, car il ne triche pas, ces questions-là sont dans leur ADN. Depuis le 19e siècle, Hermès parle de cet artisanat, de la culture du beau geste, d’une production réalisée avec une forme de rareté et que l’on doit attendre. Il y a une forme de patience et aussi de sobriété dans les quantités. Évidemment, cela s’oppose aussi à un développement très large et plein de succès (et encore, NDLR). Leur travail est intéressant sur cette partie production et celle de la réparation. La marque peut recevoir des sacs ou des selles de 10 ans ou plus et être capable de réparer. Cela s’oppose vraiment à une forme d’obsolescence programmée, ou de culture de la fast fashion critiquable chez de nombreuses marques.
On observe aussi des marques qui tentent de prendre le train du changement. Ce n’est pas évident pour elles. Guerlain essaie de développer un programme de contenu et de communiquer un peu mieux dessus. L’Occitane de son côté a changé sa signature de marque, devenue “Cultivateur de changement”. C’est captivant, la communication engage, les marques qui vont prendre le risque de communiquer sur ces enjeux n’auront d’autres choix que de passer de la parole aux actes.
Quels pièges les marques doivent-elles éviter lorsqu’elles s’alignent sur cette tendance ?
D.B. : Le retour de bâton peut être très violent pour les marques qui font du greenwashing, c’est le premier piège. Tout le monde en a conscience, mails il faut quand même le marteler : porter la bonne parole sans action derrière sonne faux et hypocrite. Il vaut mieux ne rien dire tant qu’on n’a pas des actions très concrètes à montrer. De nombreuses agences RSE peuvent travailler sur les faits et sur les engagements avant de travailler sur la communication.
L’autre enjeu, c’est la partie pratique. Des marques de luxe se sont adonnées à une forme d’appropriation culturelle sur certaines pratiques qu’elles ne maîtrisent pas du tout. Comme Saint Laurent ou Chanel qui, il y a quelques années, avaient sorti des planches de surf et à la limite, pourquoi pas si on reste dans le domaine très fantasmé, très esthétique, mais quand on s’approche trop de la pratique, les critiques peuvent être très violentes de la part des communautés qui pratiquent vraiment ces sports-là.
Je me souviens de planches de surf Chanel ou Saint Laurent que personne ne pouvait se payer, en tout cas aucun surfeur, il y avait quelque chose de très hors sol et pas du tout authentique. Peut-être que ça marchait à une certaine époque, aujourd’hui les audiences veulent plus d’authenticité de la part des marques, un langage juste. S’approprier des codes et proposer des produits non adaptés renvoie à une forme de parodie.
Quelles recommandations feriez-vous aux marques souhaitant explorer ou approfondir leur discours sur l’extérieur et la nature ?
D.B. : Pour Les Others, cette reconnexion à la nature n’est pas simplement une tendance sur laquelle on doit être opportuniste, mais plutôt un mouvement culturel de fond parti pour durer. Une fois qu’on a dit ça, les tendances sont à créer et à réfléchir et nécessitent de travailler, en amont, sur des actions concrètes. Ensuite, il faut pouvoir collaborer avec les bonnes personnes et/ou les bonnes agences pour pouvoir explorer quelle résonance est possible avec la marque, son histoire, ses valeurs et son ADN. Que pourraient attendre ses clients d’un point de vue produit et donc que peut-on dire en communication.
Il faut basculer du générique au particulier, de la tendance culturelle au message – spécifique – de marque. Il ne peut pas être transposé de manière artificielle, mais doit être pertinent pour prendre la parole sur un message qui résonne de manière authentique et légitime.
Comment voyez-vous cette tendance évoluer, la voyez-vous perdurer ?
D.B. : Le phénomène va perdurer et être sans doute réinterprété de plein de manières possibles. Plein de sous-tendances vont émerger du fait de la pluralité de pratiques de l’outdoor. On a parlé du surf, mais on parle et voit beaucoup d’escalade, de randonnée, autant de sous-tendances et de pratiques qui vont venir infuser et amener de nouvelles tendances. Et donc de nouvelles prises de parole.
Autre élément, on a parlé du luxe qui s’inspire de l’outdoor, aujourd’hui, on voit un phénomène inverse : les marques d’outdoor elles-mêmes font le chemin inverse pour devenir des marques de luxe. Certaines empruntent aux codes du luxe suscitant une forme de flou ou de convergence qui se met en place entre l’outdoor et le luxe à travers de nouvelles marques émergentes empruntant autant aux codes de l’outdoor (pratique et éléments fonctionnels), qu’aux marques de luxe (DA, environnement et univers de marque).
Parmi ces marques, il y a :
– Satisfy Running, une très belle marque de running, un peu niche, lancée par Brice Partouche. Ils viennent vraiment de la pratique, mais ont un positionnement prix 100% luxe.
– District Vision, une marque américaine
– ROA Hiking, une marque italienne à la croisée des chemins inspiration outdoor/sport, avec un positionnement prix et univers ultra luxe et une direction artistique presque avant-gardiste, parfois abstraite.
Nous sommes à la croisée des chemins, c’est lié à une forme de réappropriation urbaine des marques outdoor comme Salomon que l’on voit aujourd’hui beaucoup plus au pied des fashionistas dans le Marais que des trailers à Chamonix. La nature inspire beaucoup de monde, au-delà des puristes, les maisons de mode ne font pas exception. Si la dimension fonctionnelle va être un peu édulcorée, puisqu’elle a moins d’intérêt en ville, les symboles esthétiques seront réutilisés, à l’instar de Salomon, la marque Arcteryx, que portrait Virgil Abloh sur ses défilés, inspire aussi les grandes Maisons.