Ce pays où des micro-niches très pointues représentent des millions.
En fin d’année dernière, Lonsdale et Cowan – une agence de design indépendante implantée en Chine, en Asie du Sud-Est et en Australie – signaient un accord de partenariat, un pont entre deux rives que tout semble opposer : les traditions d’un vieux continent face à l’effervescence d’un empire en perpétuelle mutation, riche des millions de consommateurs potentiels et de millennials qui dictent déjà leur loi aux géants du luxe. Déjà moteur de cette industrie, la nouvelle génération représentera 40% de ce marché d’ici 4 ans. De quoi inciter les marques à étudier ce marché aussi florissant que tentaculaire.
Quelle est la principale différence entre les marchés chinois et européens ? Comment lancer une marque en Chine en 2020 ? Quel est la typologie des consommateurs chinois ? Comment la RSE se traduit-elle en Chine ?
Félix Mathieu, strategic planning director chez Lonsdale et Anh-Huan Tan, Client Partner & Director, Brand Strategy chez Cowan répondent à nos questions dans cette interview Jeunes Loups.
Pour avoir un pied sur le vieux continent et un pied dans l’Empire du Milieu, à première vue, quelle est la principale différence entre ces deux marchés ?
Félix Mathieu (Lonsdale) : Ce qui est intéressant sur le marché chinois, c’est que lorsque l’on parle de marques, les consommateurs leurs sont beaucoup moins fidèles que sur le marché européen. Les marques sont donc dans une vraie course à l’innovation, car même une marque très connue et consommée depuis un certain temps peut être challengée par une marque concurrente et émergente. Si celle-ci sort une innovation de son chapeau, le consommateur peut devenir très volatile.
Autre point intéressant, ces innovations ne sont pas forcément des innovations ou de rupture, le plus souvent ce sera “du plus”. Par exemple ce que je peux rajouter en plus comme goût dans ma boisson, en effet supplémentaire dans mon gel douche, etc. C’est une superposition d’expériences qu’on peut mettre en opposition avec la tendance émergente du retour à la simplicité en Europe, même si cela reste une niche sur le vieux continent. Tout le monde n’est pas Marie Kondo et n’adopte pas une vie ascétique. Nous observons une tendance à “l’anti-layering” sur ce continent : le consommateur veut une proposition de valeur claire, des produits qui retournent à un besoin essentiel.
Anh-Huan Tan (Cowan) : “Le plus de” en Chine signifie vraiment surfer sur la tendance du bien être, de la santé et de la beauté dans les produits du quotidien, que ce soit les yaourts, le lait, les boissons ou les biscuits, avec une dimension fonctionnelle très forte car le consommateur veut être plus en forme, en meilleure santé, etc.
Le plus, c’est répondre à un besoin des Chinois qui vivent dans de grandes villes où ils subissent stress et pollution. Il y a une quête de protection, d’anticipation. Alors que les Européens cherchent un retour à l’essentiel, sans superflu, les consommateurs chinois ont besoin de “plus”.
Et les différences de comportements entre un consommateur chinois vs européen ?
A-H.T : Dans cette recherche “du plus”, il y également la recherche d’une expérience sensorielle, on rajoute alors des couches de sensations. Aujourd’hui, un produit peut être à la fois liquide, solide et gélatineux. Cette combinaison crée une expérience gustative différente qui va générer une excitation chez le consommateur. C’est de la fausse innovation, même s’il y a une innovation de texture, d’ingrédient, un rajout de produit, etc. : on peut avoir du fromage à la fraise, au cassis ou sucré-salé, sucré-épicé, salé-amer, on joue sur toutes les dimensions sensorielles du produit.
Ensuite, la Chine est toujours un marché de masse, mais du fait de l’évolution de la société chinoise, celle-ci n’est pas homogène : on constate une différence entre les grandes villes et les villes de 2e, 3e et 4e niveaux. Cette catégorisation n’est pas péjorative, elle correspond simplement à une réalité administrative. L’accès de ces populations à la consommation et ses besoins sont différents.
Par ailleurs, il y a une hyper segmentation au sein de ces cibles, c’est-à dire qu’on ne peut pas cibler les CSP+ de 25-35 ans par exemple. En revanche, on peut descendre plus en profondeur dans cette segmentation, et tomber sur ce qu’on pourrait appeler des tribus au sein même de ces tranches d’âge et de cette CSP. Pour les marques, cela devient extrêmement compliqué et difficile d’avoir un ciblage précis et pertinent par rapport au produit.
F.M : Avec Cowan, nous avions étudié ensemble toute une série de niches, nous pouvons en citer une ou deux en exemple…
A-H.T : Il y a les “Lohas”. avec cette idée de vivre dans la nature, en symbiose avec elle, débarrassé du superficiel, mais ce n’est pas une tendance “baba cool”. À l’opposé de cette niche on retrouve les “Moonlight”, une cible à la recherche des dernières tendances des marques de luxe et qui peut dépenser 90% de son salaire pour s’en offrir une. Et encore à l’opposé, il y a ceux qui affirment : “Je m’en fiche, je suis comme je suis, je reste chez moi, je n’ai aucune représentation sociale, je passe mon temps sur Internet, je suis un peu « génération déprime ». Toutes ces niches sont à peu près de la même tranche d’âge des 25-35 ans.
F.M : Ce qui est intéressant, c’est que ces micro niches qui apparaissent en Europe sur un bout de moodboard dans un quelconque cabinet de tendance représentent des centaines de milliers, voire des millions de personnes en Chine. Il y a donc un intérêt pour certaines marques de développer une stratégie totalement affinitaire. On peut aller cibler ces catégories et pas d’autres, là où nous avons tendance à niveler par le bas sur les marchés plus occidentaux, et faire des concessions pour cibler tout le monde en même temps. C’est en cela que le marché chinois est excitant pour les marques, car il permet une innovation plus rapide et des concepts de marques très affûtés.
A-H.T : Parler de produits de masse n’a aucun sens en Chine, au delà de cette segmentation en tribus, d’une région à l’autre, les comportements sont très différents. Ce n’est pas un marché uniformisé. Du Nord au Sud de la Chine, les comportements consommateurs et les marques sont très différentes. On trouve des marques régionales ou locales qui ne franchissent jamais les frontières de leur région. Aujourd’hui, une marque est soit régionale, soit nationale (présente dans tout le pays). Cette dernière devient potentiellement protéiforme car elle doit évoluer et s’adapter aux différents besoins des marchés régionaux sur lesquels elle se trouve.
Malgré tout, quels marques ou types de produits consomment-ils en nombre ?
A-H.T : Alors, cela dépend effectivement des régions, mais on observe une grosse tendance pour les produits laitiers, car cela a toujours été le champ de bataille de la Chine de consommer plus de lait. Aujourd’hui, il ne s’agit plus simplement de lait “basique”, on s’attache plus à la fonctionnalité du produit, aux bénéfices scientifiques, comme plus de bifidus, de bonnes bactéries avec des chiffres à l’appui, x milliards de ferments actifs, etc.
Le lait fermenté (de base) devient de plus en plus sophistiqué : on parle de recette bulgare, grec, mongol, etc. pour aborder le sujet de la fonctionnalité du produit. Le yaourt n’est pas nouveau : la reformulation yaourt à la mongol est ancrée en Chine, c’est l’équivalent du petit pot nature Danone. Il y a une tendance à la “formule qui marche”, les pots deviennent extrêmement artisanaux, avec un packaging très nature.
Il y a aussi les “healthy snacks” à base de noix, de chips végétales, de fruits, etc., on se dirige vers des légumes beaucoup plus localisés, comme la patate douce, le manioc, ou pour s’affranchir de la pomme de terre, le yam (igname, NDLR), un produit très chinois et asiatique, c’est un tubercule très cher, avec texture bizarre, très grasse).
La RSE n’est plus seulement une tendance, une opportunité commerciale, elle fait désormais partie intégrante de la stratégie des entreprises. Comment cet engagement responsable se traduit-il dans les entreprises chinoises, versus les entreprises françaises ? En pleine transition énergétique, notamment de son appareil productif, la Chine, reste tout de même le plus grand pollueur de la planète en termes d’émissions de CO2.
F.M : Notre étude Go Good sur la “custom responsible experience” a une partie sur l’application de la RSE en Chine et ses différences avec l’Europe. Ce que j’en ai retenu, c’est que nous avons un peu ce cliché, en Europe, du Chinois pollueur, en retard par rapport à nous. En Chine pourtant, le problème est désormais pris en compte au niveau étatique. La nature est considérée comme l’un des 5 grands piliers du plan quinquennal du président Xi Jinping. Et comme la Chine est un régime politique « plutôt efficace » dirons-nous, depuis ce plan quinquennal, les entreprises chinoises sont soumises à des règles de qualité et des règles environnementale très rigoureuses. Cela fait notamment suite aux grands scandales de sécurité alimentaire et aux contestations citoyennes sur la pollution. Les entreprises chinoises sont donc beaucoup moins en retard qu’on pourrait ne le penser.
Il faut noter au passage que les autorités chinoises sont particulièrement regardantes concernant les entreprises internationales qui voudraient s’implanter en Chine : les critères déjà assez élevés pour les entreprises locales sont encore plus strictes pour celles qui arrivent.
Le pendant moins positif de cette mainmise de l’Etat sur l’écologie, c’est l’observation d’une déresponsabilisation des consommateurs chinois. Ils ont tendance à blâmer le gouvernement plutôt que faire le lien entre la pollution et leur consommation par exemple. En revanche, quelques niches de consommateurs ont une vraie conscience environnementale spontanée, comme les Lohas dont c’est un vrai mode de vie. Dans certains cas, le comportement consommateurs éthique/durable est un attribut social et fait partie d’une consommation ostentatoire.
C’est très important pour les marques car elles peuvent se servir de cet argument éthique et durable comme un trait positif caractéristique pour le consommateur chinois. Au niveau de la production en revanche, l’Etat veille au grain donc si on veut changer nos habitudes de consommation, c’est une responsabilité partagée entre production et consommation.
A-H.T : J’ai été agréablement surpris en venant en France il y a peu par le mouvement anti-gaspillage alimentaire. Ce n’est pas du tout quelque chose d’actualité en Chine où il y a un gâchis monstrueux. Après, c’est lié à une dimension culturelle : lorsque vous invitez des amis, tout doit être faste et abondant, personne ne doit manquer de quoi que ce soit.
Il y a tellement de produits disponibles aujourd’hui, et notamment des nouveautés, qu’il est difficile de leur dire derrière d’acheter un produit plutôt que trois. Les marques doivent anticiper le pas en guidant le consommateur chinois vers une consommation responsable. Il y a une vraie éducation à mettre en place dans ce domaine là. La dimension « face » est importante et toujours très ancrée dans la culture chinoise. Cela ne veut pas forcément dire qu’on est riche et qu’on veut le montrer, cela peut également vouloir dire être sans émotion ne pas exploser de joie, de peine, se contenir car on peut déranger l’autre avec nos émotions. Ce n’est pas qu’une question de statut, la dimension émotionnelle est également importante.
Les millennials, et notamment les nouvelles générations chinoises âgées de 18 à 35 ans (300 millions de jeunes au bas mot) seront la première clientèle du secteur du luxe en 2024 (40% du marché mondial soit 1,260 milliard d’euros). Quelles sont leurs attentes vis-à-vis des marques du marché ? Quel rapport entretiennent-ils avec le luxe ?
A-H.T : Les marques de luxe ont toujours besoin d’être présentes sur le marché chinois car elles ont conquis l’ancienne génération. La différence aujourd’hui vis-à-vis des millennials se trouve dans la nécessité pour les marques d’évoluer et de changer leur façon de s’exprimer et d’être par rapport à cette cible. La jeune génération ne cherche pas forcément l’ostentation, le statut, le m’as-tu vu, mais plutôt l’authenticité. Les millennials recherchent une histoire, connaitre l’origine de la marque, la valeur du temps passé. Les jeunes cherchent un luxe un peu plus intimiste, plus niche et différent, comme une manière de dire “Je suis différent de mes parents qui ont trois Chanel et quatre Louis Vuitton, je cherche quelque chose d’un peu plus niche”.
À ce titre, des marques comme Balenciaga font fureur en Chine aujourd’hui. Elles sont plus en phase avec les valeurs de cette génération qui va tout de même posséder un peu de Cartier, de Chanel ou du Vuitton. Mais dans l’affirmation de soi, elle recherche quelque chose de plus segmentant, une vision différente des choses, “Je ne fais pas comme tout le monde”, cette génération cherche donc des marques de luxe qui traduisent cela.
Par ailleurs, on évoque souvent les marques de luxe françaises et italiennes, mais on observe une “renaissance” des marques de luxe chinoises. Il y a une prise de conscience du raffinement de la culture chinoise, avec ses empereurs et son histoire, qui est aujourd’hui actualisé et modernisé. L’exemple le plus flagrant fut le rachat de Shang Xia par Hermès qui est en quelque sorte son équivalent en Chine.
F.M : LVMH a d’ailleurs lancé Cha Ling, une marque de luxe beauté qui s’approprie le savoir-faire chinois, la culture chinoise pour l’installer au niveau local. Les nouvelles générations en quête de différenciation, de sentiment de fierté nationale sont plus à même d’aller vers ces marques locales qui se renouvellent et se reconstruisent. Les marques de luxe internationales l’ont bien compris.
Comment allient-ils désir d’achat, de luxe et comportements d’achat responsables, éthiques, si ce n’est écologiques (l’industrie n’est pas la moins polluante non plus) ?
F.M : C’est une consommation qui reste ostentatoire, cela fait partie d’une certaine éducation. Icicle est une marque de luxe chinoise récemment implantée en France (avenue George V), un beau concept retail à visiter. Dans cette boutique de prêt à porter F/H il y a une forte dimension écologique : la tagline de la marque c’est “made in Earth”.
La Chine va très vite dans sa transformation, je trouve qu’Icicle est un signal faible que le pays est prêt à avoir cette conscience globale.
Quel est votre premier conseil aux marques françaises qui voudraient se lancer en Chine ?
A-H.T : Beaucoup de cabinets de consultants on dû étudier la question. Pour être installé en Chine depuis douze ans, j’en ai aujourd’hui une vision très personnelle car je suis régulièrement confronté à l’arrivée de nouvelles marques en Chine. Par expérience, je dirais qu’il faut arriver avec une histoire, car débarquer avec un nouveau produit ne sert à rien, les consommateurs chinois ont tout. Il faut une conviction, un point de vue, une origine, mais il faut également prendre en compte leur obsession pour la sécurité alimentaire, la pollution et la traçabilité.
Ensuite, l’humilité est primordiale. Le marché chinois est abreuvé de marques et de produits extérieurs, une marque française au milieu de 150 marques internationales ne sort pas forcément du lot. Il faut un point de différenciation, quelque chose de nouveau à dire.
L’innovation est certes importante mais pas forcément au niveau du plus pour le plus, car les marques chinoises comblent ce besoin là et comprennent leurs consommateurs. Il faut une innovation qui simplifie le quotidien.
Le ciblage est aussi important. Comme on l’a vu précédemment, il n’y a pas une cible, mais des cibles / tribus : les marques doivent peaufiner la réalité du marché, à qui on parle, formuler la bonne proposition par rapport à la cible.
Il est également nécessaire d’avoir une empathie culturelle pour le pays dans lequel on s’installe afin d’éviter toutes les polémiques auxquelles ont été confrontés Givenchy, Coach, Versace (par rapport à ce qui se passe à HK) ou Dolce & Gabbana. Les marques arrivent sur un marché compliqué, il est donc nécessaire de le comprendre.
Pour les marque qui arrivent en Chine sur un marché tentaculaire et gigantesque la présence en ligne est indispensable, notamment pour le e-commerce, pour se faire connaître rapidement et à moindres coûts. Aujourd’hui, le consommateur critique, commente et vote pour les marques.
Enfin, on en parle pas assez souvent, mais les Chinois ne lisent pas les caractères romains. Une marque comme Danone par exemple n’est pas lisible, pour eux ce sont des signes, à l’instar des Européens avec les caractères chinois. Un nom de marque approprié est donc important, mais c’est compliqué car il faut déterminer s’il est approprié par rapport à la cible, à l’ADN de la marque, ou au bénéfice que l’on veut délivrer.
Coca-Cola est un cas d’école. La marque a réussi la transcription phonétique quasi parfaite de son nom. Elle est à la fois phonétique tout en ayant du sens : « La sensation joyeuse dans la bouche ». Cette transcription encapsule le côté soda, la tagline “open happiness”, etc., avec quasiment la même prononciation. C’est un point important pour ancrer la connaissance et le sens de la marque sur le marché chinois.