La possibilité d'un marketing engagé.
Qu’est-ce qui fait rêver les consommateurs ? C’est la question à laquelle toutes les marques et marketeurs aimeraient répondre. Ce vendredi, Havas Group présentait la 13e édition du Bilan et Perspectives, ambitionnant de décrypter ce qui les anime.
Dans un contexte de crise, de perte de sens et de repères, le besoin d’utopies s’avère nécessaire pour réenchanter le futur. Dans son nouveau livre, ouvrage collectif du planning stratégique de l’agence Havas, l’agence s’est attelée à imaginer les opportunités que les utopies peuvent offrir aux marques, notamment à travers différentes fictions.
Planneur stratégique senior chez Socialyse Paris, Emmanuel Quéré, a imaginé un récit de marketing fiction se déroulant en 2026 dans laquelle personnalités et marques réelles entreprennent la grande aventure de l’inspirationnisme et de “l’adoption marketing”. Et là encore, tout est rapporté dans la Réclame.
Fiction publicitaire
La possibilité d’un marketing engagé
Fiction Utopique
01.11 AM
16 mars 2026
Parc de Frozen Head
Tennessee, USA
Léna Aventure Company, devient la première « finisseuse » de la Barkley – « The Race That Eats Its Young ». Le 16e humain à poser la main sur la célèbre barrière jaune ornant l’entrée du parc de Frozen Head, pour cette course chaque année recommencée lors du dernier week-end de l’hiver, symbole d’humilité, souvent, pour les abandonnistes, de jouissive délivrance, rarement. Après cinquante et une heures d’effort et d’inconfort, c’est le second sentiment qui s’offre à Léna et à sa commu’. Depuis 1986, 40 condamnés, parmi des milliers de candidats au suicide toujours plus nombreux, ont eu la chance de recevoir une lettre de condoléances signée Lazarus Lake, mystérieux bourreau ou génial créateur de l’épreuve, les autorisant à parcourir les 110 miles et 20 000 mètres de dénivelé positif du parcours de l’ultramarathon le plus impitoyable du monde. En quarante ans, moins de 1 % des participants l’ont terminé, aucun Français, aucune femme. Jusqu’à Léna. Situation exceptionnelle qui n’a surpris personne.
Que de chemin parcouru depuis 2012 et l’ouverture du blog à son nom, rapidement enrichi d’un vlog sur YouTube et Instagram – plateformes sociales à travers lesquelles elle livrait à sa communauté naissante et sans façons ses meilleures adresses mode parisiennes –, puis l’écriture de son livre, meilleure vente 2020 en librairie. Son ascension d’un des 14 sommets de plus de 8 000 mètres en septembre 2021, véritable carrefour de vie largement médiatisé, débouchera sur son « adoption » par l’entreprise Aventure Company l’année suivante et les conduira, l’entreprise et elle, à créer le projet « Achievments of my life », une suite de réalisations toutes plus inspirantes les unes que les autres.
Le rôle de cette icône longtemps oisive d’une génération connue pour avoir substitué les expériences aux possessions, l’être à l’avoir, se révèle vite « un peu court » pour maintenir le motif que la jeune fille voulait imprimer à sa vie et inconsciemment à son époque. Parce que l’existentialisme la limite, elle imagine l’inspirationalisme. Pour elle, vivre ne sera pas consommer et posséder comme sa mère et son père, ni expérimenter comme ses pairs, mais inspirer sa communauté. L’inspirer pour qu’elle poursuive non pas ses rêves, mais ses idéaux – des idéaux vertueux, pour soi, pour sa communauté, pour la planète. Les formes qu’épouse le marketing pratiqué aujourd’hui, en 2026, trouvent leurs racines dans ce changement de paradigme.
Si marketing et paradigme n’avaient jusque-là jamais gagné au mélange, c’était avant la rencontre entre Léna et le directeur du département de neurosciences de Stanford, le docteur Andrew Huberman. De cette association naquit, à la fin 2022, le programme mondial de l’ONU #MoodFollowsActions. Plus qu’un programme, un hashtag qui, avec plus de 50 milliards d’occurrences sur Instagram, détrône le hastag Pornfood et illustre parfaitement les changements d’impératifs à l’œuvre dans notre société. Peu de gens le savent, mais c’est en étudiant le cerveau de Léna que le futur Nobel mit le doigt sur l’évidence : nos pensées, nos sentiments et notre état d’esprit se forment dans le sillage de nos actions, pas l’inverse. Alors que les problèmes de santé mentale devenaient, dans tous les États du G20, un sujet de préoccupation majeur, qu’aucun vaccin n’y pouvait rien cette fois-ci, Léna montra la voie. Pour effleurer le sacro-saint état d’« happyness» imposé par l’époque, il suffisait de s’inspirer de ses actions, d’œuvrer et non plus d’endurer. Simple.
Comment passer du paraître à l’action performative ?
« Une story Instagram après l’autre », raillèrent les observateurs cyniques. Les jaloux ont jalousé. N’empêche, alors que l’époque était confinée dans une zone délimitée, d’un côté, par un développement personnel égoïste et vaniteux et, de l’autre, par l’art oratoire du commentaire cynique permanent, elle lui a montré la sortie, par la voie de coups d’éclat inspirants, d’exploits extraterriens qui profitent au collectif.
Un mantra s’est vite imposé pour sceller la fin de la stratégie des petits pas dans laquelle la société dans son entièreté s’était vautrée : #ToujoursPlus ou rien. Un cri de ralliement radical imposé par des enjeux radicaux. Les racines de ce grand bouleversement s’entremêlent avec celles des réseaux sociaux et de l’essor du « personnal branding » concomitant. Avec la crise du Covid-19 (2019-2022), révélant nos faiblesses, nos incertitudes et les inégalités du monde, en faire #ToujoursPlus passa du statut de mantra incantatoire pour influenceurs à celui de projet humaniste partagé par toute la société. Il fallait en faire toujours plus, non seulement pour faire bouger les choses, mais aussi pour simplement continuer d’exister, et ce, à tous les niveaux.
Des « marques à missions » dotées de raisons d’être vertueuses, qui agitaient le Landerneau publicitaire des années pré-Covid, nous sommes passés à des « consommateurs à missions » dotés de raisons de vivre propres à chacun, mais qui en même temps les dépassaient largement et venaient résoudre nos errances environnementales et sociétales passées.
Est-ce que des années d’effort pour harmoniser l’actuelle version de soi-même à la meilleure version de soi-même d’Instagram, ça sert à quelque chose ? Oui, ça sert. Pour reprendre l’antienne des néofreudiens, les réseaux sociaux sont le plus puissant des surmoi. Des guides dans notre poursuite de l’idéal, des outils pour accorder les attitudes que nous y vantons aux comportements qui vont bien. L’engagement, bilatéral, serait total ou ne serait pas. Marque et individu devenant, l’une pour l’autre, le gardien de leurs convictions.
Rapidement, les marques ont vu le potentiel média de ces consomissionnaires. C’est en 2022 qu’un consultant d’Aventure Company se rappela une pratique en vogue dans le Japon des années 1980 et du business : l’adoption d’adultes par des fondateurs de société sans enfants pour transmettre leur patrimoine à quelqu’un qui porterait leur nom. Et si, pour répondre aux nombreuses accusations d’inauthenticité et d’opportunisme portées aux « simples » partenariats entre marques et influenceurs, les marques et les influenceurs s’engageaient et agissaient ? Mais genre, vraiment.
Pour exister, les marques se sont lancées dans une course à l’identification de LA personne la mieux placée pour porter leur mission : un « champion » à adopter, quelqu’un qui ne se contenterait pas de collaborer mais qui porterait leur nom jusque sur sa carte d’identité. Si Léna fut la première, quatre ans après le début du phénomène, ils sont des millions à porter le patronyme d’une société cotée au CAC 40 ou à Wall Street. On connaît tous aujourd’hui davantage de messieurs Vivendi que de Dupond ! Séduisant d’abord les communautés liées au dépassement de soi et les marques aux territoires de communication associés, le phénomène s’est vite propagé à l’ensemble des communautés de créateurs engagées et au reste des marques : les Captain’ Planet, les Woking Class Hero, les Cooklovers, Foodlovers, Booktokers, Woodworkers (tendance arche de Noé plus que canoë), gamers… Aucun secteur ne fut épargné par l’« adoption marketing ». Les marketing bullshit hunters, une main posée sur la Bible selon Byron Sharp, l’autre occupée à scroller Twitter, ont eu à peine le temps de ricaner : le Tweet du gourou du marketing Vincent Balusseau qualifiant le procédé de « deus ex machina du marketing » suffit à faire supprimer leurs saillies, pourtant souvent bien troussées. Moins un levier marketing qu’une intervention divine pour les services RH qui, fatigués par deux ans de « Balance ton », par l’entrée du droit au télétravail permanent dans les textes de loi, par la démoniaque évolution de l’open space en flex office et par cette tendance pour les jeunes générations à ne plus vouloir vivre pour travailler…, ne savaient plus comment attirer les talents.
L’adoption marketing offrait à ces nouveaux travailleurs « plus » qu’un salaire : un idéal et les moyens de le poursuivre. En échange, ces employés adoptés en offraient également plus à leur société mère. Fini le « top-down », les plateformes de marque rigides pensées par des directeurs marketing omnipotents, là pour deux ans et pour gagner une nouvelle ligne sur le CV : aujourd’hui, elles se construisent au gré des échanges entre une marque et ses consomissionnaires et leurs communautés, en impliquant vraiment l’interne. Dans un monde radical, il n’y a plus de place pour ceux qui jouent petits bras, ceux qui n’avancent que par petits pas. Les marques molles qui n’adoptaient pas une ligne forte, ou n’offrant pas de garanties crédibles à leurs missions, n’étaient plus audibles. « La grande et silencieuse disparition des marques », titrait le site lareclame.fr pour parler de l’éviction du paysage des marques molles, quand le team « meaningful studies » d’Havas lui répondait, « ça fait 10 ans qu’on le répète, il faut s’engager, vraiment, ou pas du tout ! ».
Et si, en 2022, on en faisait plus ? Et si on mettait les actions avant les intentions ?