Le "poil à gratter" de la bière bientôt normalisé ?
Comment s’appuyer sur son héritage pour se réinventer sans se renier ? Quand on est une marque comme 8.6, la rue est un passage obligé que certains auraient tôt fait d’invisibiliser. Au lieu de cela, elle a embrassé la culture urbaine en se fiant à ceux l’intégraient dans leur univers, comme le monde du tatouage ou du street art. La marque a également bâti son succès sur une distribution via des canaux alternatifs, parachevant son image de marque « née dans la rue ».
Depuis son lancement en 1992, 8.6 connait une croissance ininterrompue et est devenu le leader d’une catégorie, la canette de 50 cl, qu’elle a créée. Et en passe de devenir un nouveau standard ? C’est ce que croit Matthieu Ribeyron, directeur marketing France et brand marketing director de 8.6.
Comment définiriez-vous la marque 8.6 aujourd’hui ?
Matthieu Ribeyron : C’est une marque relativement jeune, elle a été lancée en 1992 sur le marché français et a connu un parcours assez incroyable et atypique. C’est une marque qui a toujours connu la croissance, même quand le marché s’effondrait et quels que soient les contextes économiques. Depuis une bonne dizaine d’années, elle a développé de nombreux projets avec tout un réseau de partenaires extérieurs.
8.6 est une marque atypique qui ne laisse personne indifférent. On l’adore ou on la déteste. Elle fait beaucoup parler d’elle, notamment dans la presse et sur les réseaux sociaux où elle est le sujet de nombreux comptes montés spontanément par des internautes. Il y a des détracteurs, mais aussi de nombreux défenseurs, sans doute parce que cette marque est née dans la rue.
8.6 appartient à une brasserie familiale historique Swinkels avec 300 ans d’histoire. Au moment de son développement, à partir de 1986, l’objectif était de pénétrer les marchés allemands et anglais. Le brief était alors de concevoir une canette plus grande que les autres, contenant une bière de style lager (basse fermentation). Pourquoi ? Le marché était alors trusté par Kronenbourg et Heineken, des marques de lager légère, avec un goût assez standardisé et léger. 8.6 devait être un exhausteur de goût, quelque chose d’un peu plus intense dans un format plus distinctif (supérieures aux 33 centilitres de l’époque). D’où cette canette 50 centilitres à 8,6° degré.
Le lancement n’a pas été un succès pour ces deux marchés et au moment d’ouvrir la filiale française en 92, la brasserie n’avait pas forcément les moyens de traiter avec la grande distribution. Dès le départ, elle s’est tournée vers des réseaux alternatifs, comme les grossistes : le produit est très rapidement arrivé dans les centres-villes via les supérettes de quartiers. C’est comme ça que 8.6 est née ! Les ventes se sont envolées, puisque le produit était à la fois un contenant révolutionnaire à l’époque, la première 50cl en France et un produit nomade, du moins adapté à une consommation hors domicile. Ce réseau de grossiste est donc toujours très important pour nous.
Quels sont les principaux défis et opportunités en termes de communication de la marque 8.6 aujourd’hui ?
M.R. : La marque a cette association historique avec la rue. Pendant une dizaine d’années, il n’y a eu aucun investissement en marketing et communication. La marque s’est donc naturellement développée par la distribution, avec de plus en plus de points de vente et de présence sur le marché qui fait qu’elle est aujourd’hui référencée partout. Si elle a été longtemps associée à la rue, donc légèrement connoté, sa croissance n’a jamais faibli. À partir des années 2000, des investissements en marketing et en communication ont été faits pour développer de nouvelles recettes, des activations et une communication promouvant une image moins connotée.
On revendique et revendiquera toujours nos origines, mais le discours se réoriente vers l’incarnation de la street culture en général. On peut avoir une certaine image et s’appuyer dessus pour lui donner une personnalité, du caractère, et faire de 8.6 une bière iconique et culte. C’est le cheminement pris pour la marque ces dix dernières années pendant lesquelles nous avons développé de nombreuses collaborations, plus de 200,avec des artistes dans le monde du tatouage, du street art, de la gastronomie, des beatboxers (comme notre collaboration avec Colaps)… Tous ces ingrédients positionnent petit à petit cette marque sur la fraîcheur (en ien avec la bière), l’intensité et le style 8.6 et se retrouvent sur l’ensemble des actions menées par la marque.
Quelle a été l’impulsion principale derrière la décision de rafraîchir l’image de la marque 8.6, et comment cette ambition se traduit-elle dans votre approche des réseaux sociaux ?
M.R. : Comme je l’énonçais précédemment, nous n’avions aucun investissement marketing-communication de 1992 à 2000-2002. De 2002 à 2010-2011, nous avons peu à peu développé la marque, la gamme, son identité et son positionnement de poil à gratter du marché de la bière. Un positionnement “rock” qui a permis de faire grandir la marque dans l’univers des musiques alternatives par exemple, et avec un ensemble de contenus produits (campagnes d’activation) pour mettre en avant cette liberté de penser, je fais ce que je veux, quand je veux, où je veux, sans me soucier du regard des gens.
Ce positionnement de départ a évolué vers les cultures urbaines à travers le développement de la présence de 8.6 dans les festivals de musique, puis avec le déploiement de la marque dans un certain nombre de titres de presse, notamment de la presse tattoo. En 2012, je tombe sur le magazine Inked, très connu aux États-Unis, mais inexistant en France où seuls quelques magazines de tatouage sont disponibles. Le tatouage du mois était un blason de la marque 8.6 incrusté au milieu d’un motif tatoué sur le mollet d’une personne. Je suis entré en relation avec l’éditeur de ce magazine pour obtenir les coordonnées de cette personne et lui demander l’autorisation de publier son tatouage sur nos réseaux sociaux. Les retours ont été incroyables : depuis, il n’y a pas un mois où on ne reçoit pas trois, quatre photos de 8.6 intégrées dans un tatouage.
À l’époque déjà, 8.6 était bien plus qu’une marque de bière, c’était une marque prônant un certain nombre de valeurs. Son aspect rock & roll et cette liberté évoqués se ressentaient déjà de la part des consommateurs.
Nous avons donc travaillé ce territoire qui commençait à être significatif en termes de culture en France : en 2010, une personne sur dix (+18 ans) était tatouée, aujourd’hui ce chiffre a doublé, cela représente une personne sur cinq ! D’un univers un peu niche dans les années 90, nous sommes passés à un phénomène et un attrait totalement grand public. Le premier artiste avec lequel nous avons travaillé, c’est Tin-Tin, qui a designé la 8.6 originale en 50 cl avec une superbe illustration de dragon.
Depuis, une série limitée sort chaque année revue par un à quatre artistes, avec un ensemble de contenu créé autour. Un projet 360, avec tout un écosystème développé autour de ces éditions limitées, pas seulement en France, mais dans une dizaine de pays aujourd’hui. Différents artistes sont mis à l’honneur pour accroitre la considération et l’image de marque, choses qui lui manquaient et lui permet désormais d’affirmer sa légitimité dans les cultures urbaines – tatouage et street art.
Vous le concédez, la marque charrie un imaginaire très ancré dans la rue, parfois fait de clichés et de stéréotypes, comment appréhendez-vous cela dans votre stratégie ?
M.R. : C’est un travail de longue haleine, il n’y a rien de plus compliqué que de façonner l’image d’une marque : il faut donner du temps au temps, c’est un travail de répétition et une exécution sans faille qui permettent de faire évoluer la marque et sa perception.
On se retrouve avec les fans hardcore qui consomment 8.6 et ont un niveau de fidélité impressionnant pour une marque. Et de l’autre, il y a des territoires d’expression dans lesquels nous développons un certain nombre de projets pour aller chercher de nouveaux consommateurs ne connaissant pas la marque ou curieux de découvrir les collaborations menées avec Tintin, Nissaco et autres artistes de renommée internationale dans l’univers du tatouage, et donc d’y gouter. Peut-être pour en avoir une nouvelle perception.
Par exemple, nous collaborons depuis trois ans avec Seth Gueko, rappeur et restaurateur. Nous pouvons ainsi toucher une audience différente et qui, à travers lui, se dira “pourquoi pas ?”.
Ensuite, nous avons tout un pan événementiel avec les festivals par exemple. Peu à peu, cela nous a permis de convaincre certaines personnes que nous n’avons peut-être pas la meilleure bière du marché, mais qu’elle n’en était moins bonne, avec un goût intense, frais et surtout une image cool, car rattachée à des univers intéressants. Cette bière a réussi à franchir de grandes barrières, voire des murs. Désormais, ce sont les organisateurs d’événements qui nous appellent pour être partenaires, notamment comme brasseur (fût, bouteille, canette). C’est le cas sur Garorock ou Rock en Seine où nos produits sont présents en exclusivité.
Cette stratégie est-elle un moyen de faire avec la loi Evin et de répondre à cette problématique : comment fédérer autour d’une marque de bière sans inciter à boire ?
M.R. : Pas une semaine ne passe sans que le sujet ne vienne sur la table. Nous travaillons de manière étroite avec le cabinet Péchenard et Associés, expert sur la loi Evin que nous prenons très au sérieux. C’est une contrainte claire, puisqu’elle encadre la manière dont les alcooliers peuvent communiquer en évitant tout ce qui est incitatif. Son interprétation est une contrainte poussant à la créativité, un vrai plus pour 8.6. Nous pouvons enrichir cette marque, année après année, de projets toujours plus intenses et construire une marque référence de la street culture.
Expliquez-nous le changement de message clé de la marque de ‘A reel beer from Holland’ à ‘A reel beer… that tastes good’ et comment cela influencera la perception de la marque chez les consommateurs ?
M.R. : Il n’y a pas de changement de tagline, la signature de la marque, c’est “Intense par Nature”. Cela fait notamment référence aux différentes recettes de la marque, au nombre de 7 actuellement.
Demain, l’objectif de la marque est de parvenir à normaliser sans banaliser. Continuer à innover pour enrichir la gamme actuelle avec des recettes plus accessibles pour toucher une audience toujours plus importante. Aujourd’hui, l’une des tendances de fond du marché de la bière chez les moins de 35 ans par exemple, est de boire moins, mais mieux – le slogan utilisé par les alcooliers depuis quelques années maintenant – et moins alcoolisé aussi. Une marque référente dans sa catégorie comme la nôtre doit être à l’écoute de ces tendances et leur apporter une réponse. Ce que nous faisons pour rester au contact de l’audience la plus large possible.
En quoi le partenariat avec l’agence Gangstères a-t-il été déterminant dans la conception de votre stratégie digitale et quelles ont été les premières réalisations concrètes de cette collaboration ?
M.R. : Nous collaborons avec l’agence Akatoa depuis toujours, c’est avec elle que nous avons construit la marque en France. Toutefois, l’agence n’avait pas d’expertise digitale, alors, en 2018, Gangstères a rejoint l’aventure. L’agence est arrivée à une période charnière pour la marque : nous faisions évoluer son identité graphique avec d’un côté la mise en avant de l’intensité et la fraîcheur, et de l’autre, la mise en place d’une icône pour affirmer le caractère de la marque, en l’occurrence le loup.
Avec l’agence, nous avons pu réaliser sur un ensemble de projets pour faire connaître, faire voir, faire vivre cette icône et l’expliquer à notre audience. Mais aussi réaliser des innovations comme le lancement des bouteilles. Avec Gangstères, nous avons pu rendre la marque beaucoup plus sociale et donc plus proche auprès du grand public, la digitaliser complètement, lui donner un visage et une manière de la faire vivre. Je suis convaincue que son énorme avancée est notamment dû à ce pilier digital.
Pouvez-vous partager des exemples spécifiques de contenu ou de campagnes qui ont particulièrement bien fonctionné pour engager votre communauté ?
M.R. : L’arrivée du loup a été très bien perçu par les consommateurs. Un certain nombre d’études et de post-tests montraient le lien évident entre le loup et la marque 8.6, comme les valeurs qu’il incarne : le social, le collectif, la liberté.
Ensuite, la partie community management permet de tisser un lien très proche avec les consommateurs et les internautes. Cela permet une écoute au quotidien et d’enrichir cette proximité entre la marque et les consommateurs. La collaboration avec Gangstères nous a permis de contribuer à ouvrir la marque à une audience beaucoup plus large, de développer la pénétration de la marque : nous sommes aujourd’hui sur une autoroute avec encore plein à mener, comme la campagne, Nous c’est 8.6 pour découvrir les personnes de l’ombre derrière la marque.
Quels ont été les retours ou les impacts mesurables des contenus ‘POV’ et ‘Challenges’ inspirés de TikTok sur votre audience et la perception de la marque ?
M.R. : Nous avons réalisé un ensemble d’études et de post-test, mais cent personnes interrogées ne nous donne pas nécessairement une audience représentative, même si cela nourrit la réflexion sur la marque ou son orientation stratégique. En revanche, ce qui est clé, ce sont les rotations hebdomadaires des ventes en magasin : en 10 ans, la rotation a doublé. Il se vend 6 canettes par seconde en France.
La marque est atypique et difficile à tester d’un point de vue quanti et quali. Tous les chiffres dans les panels conso ou distribution avec Kantar ou Nielsen sont basées sur des foyers achetant le produit en magasin pour une consommation à domicile. Les magasins relevés le sont dans les chaînes de la grande distribution classique. Or, la marque est présente partout, même dans les petits commerces de vente à emporter non relevés par Kantar. Par ailleurs, 8.6 a une consommation hors domicile importante. Ce qui fait vraiment foi, c’est l’évolution des ventes, des VMH (ventes moyennes hebdomadaires), un travail qui se fait avec les commerciaux directement dans les points de vente.
Cette année, on lance la 8.6 Cherry, à base de cerises avec une pointe de cassis. Notre priorité est de la référencer. Avec Akatoa, nous développons un visuel pour une campagne d’affichage (via le réseau très quali de Decaux) dans les centres-villes afin de réaffirmer notre ancrage urbain. On développe ainsi l’image, la considération de marque, et la notoriété pour cette nouveauté, couplé à une exécution sans faille sur le terrain avec d’importantes mises en avant.
Le marché de la bière est en train de muter. Pour vous donner quelques chiffres, le marché est en recul de plus de 4% en termes de volume. Un seul segment est en croissance, celui des 50 cl sur lequel 8.6 est leader. Petit à petit, les grandes marques lancent leur propre format de 50 cl, comme 3 Monts ou Victoria. La France va certainement connaître une transformation progressive de son rayon avec une attention toute particulière apportée sur ce contenant. S’il représente 95% des bières vendues en GMS (grande et moyenne surface) au Canada, il reste connoté en France et en Europe. C’est pourtant le meilleur pour préserver la qualité du produit de l’impact de la lumière notamment.
Quelles sont les innovations ou les nouvelles approches en matière de brand content que vous envisagez d’explorer pour 2024 ?
M.R. : “Nous, c’est 8.6”, un format pour partir à la rencontre de l’équipe derrière 8.6 et présenter la manière dont elle est produite aux Pays-Bas.
Dernière question de l’interview et question traditionnelle de notre rubrique : quel est, selon vous, le secret d’une relation agence-annonceur réussie ?
M.R. : Je n’aime pas trop le terme agence, cela fait trop référence à l’immobilier avec sa commission pour service rendu. Une agence, c’est bien plus que ça : un partenaire stratégique et opérationnel avant tout. Pour la partie digitale, l’objectif était d’être dans une relation tripartite avec l’agence mère Akatoa, Gangstères et nous. Pouvoir créer du lien.
Ensuite, les ingrédients de la performance, c’est un savant mélange de compétences d’un côté, et d’envie de travailler de l’autre. Avec 8.6, à chaque fois, c’est l’envie de travailler ensemble avec passion. Enfin, troisième point, le temps passé ensemble sur des sujets pros, mais aussi perso. C’est la fidélité et donc l’historique des projets menés conjointement qui nous permettent de travailler plus efficacement. Cela se ressent dans l’efficacité et l’impact positif pour la marque. C’est important de faire ressentir à son client qu’il est unique. C’est une promesse commerciale qu’on souhaite mettre en place au départ, mais très dure à maintenir dans le temps. Ces deux agences ont vraiment ce savoir-faire pour entretenir ce type de relation de manière parfaitement authentique.