Grosse fatigue, fenêtre d’Overton et arbre à chats.
L’élection présidentielle a pris fin le 24 avril dernier avec la réélection d’Emmanuel Macron achevant du même coup une campagne en tout point inédite. Surtout, malgré des années passées qui promettaient d’animer la campagne électorale (gilets jaunes, gestion de la crise sanitaire, génération climat, etc.), celle-ci n’a que très modérément passionné les foules, les candidats semblant aussi distants que les électeurs pris d’une fatigue démocratique extrême.
Seuls les réseaux sociaux ont semblé battre au rythme de la campagne et des stratégies communicationnelles des candidats, dont certains ont su habilement tirer leur épingle du jeu. Il faut dire qu’ils semblaient le terrain de débats privilégiés à défaut de voir les plateaux télé échauffés par les joutes oratoires d’adversaires prêts à batailler sur leur vision et les éléments clés de leur programme.
Après cette réélection sous forme de nouvel appel (programmé ?) à faire barrage à l’extrême droite, affleure à peine un soulagement, moins celui d’un résultat qui ne faisait pas grand doute que celui de tourner la page d’une campagne électorale des plus singulières.
Que restera-t-il de cette campagne en matière de communication politique ? Cette élection marquera-t-elle un avant/après pour les campagnes futures ?
Décryptage avec quatre experts, Véronique Reille Soult, spécialiste en communication et e-reputation et présidente de Backbone Consulting, Raphaël Llorca, expert associé à la Fondation Jean Jaurès, auteur de La marque Macron (éditions de l’Aube) et doctorant à l’EHESS en philosophe du langage, Gérald Andrieu, directeur adjoint de la rédaction de Marianne et auteur du livre Le Peuple de la Frontière (éditions du Cerf), et Gaspard Gantzer, président et fondateur de Gantzer Agency et ex conseiller du président de la République François Hollande.
Une campagne ? Quelle campagne ?
De la victoire de Yannick Jadot à la primaire écologiste le 28 septembre dernier à celle d’Emmanuel Macron à l’investiture suprême ce dimanche 24 avril, il se sera écoulé 6 mois qui ont eu le ressenti d’une année. Seule la candidature d’Eric Zemmour (Reconquête !), propulsée et crédibilisée par les médias – trop désireux de doper leurs audiences et revenus publicitaires – a semblé animer cette campagne avant qu’elle n’explose en vol. Pour le reste ? “Elle n’a pas tellement passionné les Français, concède Véronique Reille Soult, présidente de Backbone Consulting. Déjà parce qu’elle a été empêchée par un sujet important la guerre en Ukraine, ensuite parce que cette campagne n’a que peu traité les sujets qui interessaient les gens.” De fait, “la campagne du premier tour n’a pas eu lieu”, en raison du Covid puis du conflit en Ukraine rappelle également Gaspard Gantzer, président et fondateur de Gantzer Agency, “mais aussi par le choix du Président sortant de ne pas descendre dans l’arène. C’est la première « non campagne présidentielle » de l’histoire.”
De l’aveu de nos deux observateurs, il aura fallu attendre le 2d tour pour enfin assister à un semblant de campagne. À son approche pour voir émerger le sujet du “vote utile” relève Véronique Reille Soult, et pendant son déroulé pour assister à “une vraie confrontation de personnalités et de visions entre Le Pen et Macron”, note pour sa part Gaspard Gantzer. Une “bonne surprise” où il aura enfin été question de la vie des Français, à travers la question du pouvoir d’achat. Mais aussi une “mauvaise surprise” puisque l’environnement, pourtant parmi les préoccupations premières des Français, “est un peu passé à la trappe, alors que c’est le seul sujet vraiment important” pour l’ex conseiller.
Est-ce suffisant pour expliquer qu’à cinq jours du scrutin, seuls 75 % des Français se disaient intéressés par l’élection présidentielle (sept points de moins qu’en 2017 – Source Le Monde) ?
Pour Gérald Andrieu, directeur de la rédaction adjoint du magazine Marianne, ce désintérêt est le résultat d’une grande fatigue. Une fatigue démocratique partagée par tous les acteurs : “Les citoyens d’abord, qui se sont demandé fort légitimement s’ils allaient participer à une campagne de cet acabit, puisqu’une fois de plus elle n’en était pas totalement une. La fatigue des candidats eux-mêmes dont certains ont fini par se demander ce qu’ils foutaient là. Je pense à Valérie Pécresse ou Anne Hidalgo. Ce qui est rassurant, c’est que les électeurs sont arrivés pour ainsi dire à la même conclusion… Enfin, la fatigue des médias qui adorent les nouvelles histoires, les « séquences » comme on dit désormais, et n’en avaient pas vraiment de nouvelles à se mettre sous la dent (à l’exception de la candidature Zemmour à l’origine). Les ventes des journaux, comme les audiences télé, n’ont d’ailleurs pas particulièrement explosé au cours de cette présidentielle.”
Celui qui, d’octobre 2016 à mars 2017, a parcouru à pieds la frontière terrestre de notre territoire à la rencontre des habitants de la France périphérique explique cette fatigue par une série de causes lointaines et profondes. De “l’enterrement mortifère du non des Français au Traité constitutionnel européen en 2005” aux précédentes présidentielles : “En 2012, il s’agissait de sortir Sarkozy coûte que coûte (une chèvre y serait peut-être parvenue, mais c’est François Hollande qui a été « utilisé » pour arriver à cet objectif…) ; en 2017, embolisée par l’affaire Fillon, la campagne a fini par être réduit à un caricatural combat entre le « Bien » et le « Mal », entre Macron et Le Pen. Un duel peu motivant pour une bonne partie du pays que l’on nous a resservi cinq ans plus tard…” Et pour cause, ce duel plus attendu qu’espéré semble être le fruit d’une stratégie d’évitement d’un côté et d’une dizaine d’années de mobilisation pour faire adopter les idées de l’extrême droite (nous y reviendrons).
Les différentes stratégies s’affrontent sans qu’un début de réponse à cet état de fatigue ne soit apporté. “Plutôt que de répondre à cette fatigue politique du pays, la présidentielle 2022 n’a fait que l’aggraver, estime Gérald Andrieu qui pointe le manque de débat criant, dû en partie par un président alimentant un vrai-faux suspense quant à son entrée en campagne. “Et quand il l’a fait, c’est parfois pour expliquer que sur des sujets majeurs (l’école, la santé, les institutions notamment), il organiserait au cours du prochain quinquennat, s’il était élu, tantôt une « large concertation », tantôt une « grande conférence », tantôt une « commission transpartisane ». Bref, le débat a été congédié, reporté, repoussé à une date ultérieure. Sur le plan tactique, c’est peut-être judicieux. Sur le plan démocratique, c’est détestable. Plus encore, lorsque cela vient du chef de l’Etat sortant…”
Pour Raphaël Llorca, expert associé à la Fondation Jean Jaurès (think thank), s’il y a bien une chose à retenir de cette campagne électorale, et qui marquera les prochaines à venir, c’est l’extension de la zone d’influence de l’extrême droite. Une influence symbolisée par le duopole Zemmour – Le Pen : “Il s’est passé quelque chose entre fin août 2021 et aujourd’hui. Ils ont compris qu’il y avait des choses à faire et à inventer dans le domaine de la communication politique cette année-là. Chacun dans son style et dans des stratégies diamétralement opposées, a fait en sorte que les mots, les images, les arguments de l’extrême droite envahissent le débat public. Il faut le pointer : les vraies bonnes stratégies de communication que nous avons pu observer dans cette campagne, nous les devons à l’extrême droite”, estime-t-il.
Pour pousser plus loin l’analyse, il observe deux stratégies inversées à l’œuvre : la force centrifuge vs la force centripète.
– La force centrifuge
“Ce sont les mots. C’est un mouvement qui part du centre pour l’amener à la marge. C’est le grand pari d’Eric Zemmour, le pari de la radicalité, qui a consisté à radicaliser une partie du centre de la société française, plutôt classée à droite, avec des électeurs qui n’avaient jamais voté pour l’extrême droite. Son pari fut de les amener à entrer dans son système argumentatif, dans ses raisonnements et sa vision politique pour les radicaliser.”
– La force centripète
C’est la stratégie au long cours mené depuis une décennie par Marine Le Pen, et affinée ces douze derniers mois : “Partir de la marge, la sienne, celle de l’extrême droite, de son parti, de sa vision du monde et de son histoire et se diriger vers le centre, en se moulant dans l’univers symbolique de la société française, sans l’exagération qui sont au contraire des figures de l’atténuation”, explique Raphaël Llorca.
Un système qui n’est pas celui de la marque – un système de cible qui articule de manière très cohérente, avec une vision politique et des éléments esthétiques, comme Macron a pu le développer et l’expert associé l’analyse dans son livre La marque Macron. “Il n’y a pas de marque Le Pen, car il y a une décorrélation entre ce qu’elle donne à voir et ce qu’elle est profondément. Tout, dans ses discours, ses scénographies, consiste à venir effacer sa vision du monde profonde qui reste d’extrême droite.”
Pour évoquer la stratégie de communication de Marine Le Pen, il utilise la métaphore du masque, qui a ceci d’intéressant qu’il est lui aussi un système de signes, mais avec une double fonction, dans le temps et le même mouvement il dissimule et donne à lire. C’est l’ostentation et la dissimulation, précise-t-il. : “Sa grande force fut de présenter un certain nombre de masques, qui ne sont pas faux, et qui visent à souligner des traits d’image non exploités jusqu’à présent et qui lui semblait important de souligner à ce moment-là.”
Raphaël Llorca convoque alors Jacques Pilhan, stratège de la communication de Mitterrand en 1988. Selon “Le sorcier de l’Elysée”, “tout homme/femme publique à 6 ou 7 visages, l’art de la communication ne consiste pas à les exhiber tous les uns après les autres, ni même de choisir le plus vrai, mais le bon au moment le plus juste”. C’est l’adéquation entre le visage qu’on exhibe et le moment dans lequel la société est plongée, rappelle le doctorant. Marine Le Pen a pu tour à tour porter le masque de la femme cabossée, quittée et ébranlée avec une histoire familiale lourde à porter (“La fille de l’ogre”), et celui de l’éléveuse de chat par exemple (masque qui ressort dans les focus groupe pour la caractériser). Des masques qui ne sont pas faux donc, et correspondent à de vrais éléments de vie, de passion, etc., mais sont suffisamment puissants car ce sont les bons masques au moment juste et dans lesquels nombre de personnes peuvent se reconnaître.
Preuve que tout ce travail “percole” selon lui :
– cela entre en résonance avec l’état de la société, la fatigue précédemment décrite. “Le journaliste Vincent Cocquebert a beaucoup écrit sur La Civilisation du cocoon (titre de son livre aux éditions Arkhê, NDLR), le chat est l’animal de la civilisation cocoon, celui de l’intime, du foyer, il est extrêmement rassurant et incarne cette part de l’intime protégée de la violence du monde extérieur”.
– cela entre en résonance avec sa stratégie politique. Il ne s’agit plus, comme auparavant, d’agréger des colères et des peurs les unes aux autres pour les imposer dans le débat avec agressivité. “Paradoxalement et contre intuitivement, c’est une stratégie de démobilisation, qui vise à neutraliser le front républicain et faire en sorte que davantage de gens, plutôt que de voter contre elle, se réfugient dans l’abstention. D’où le côté ronronnant du chat qui fait écho au fait qu’elle veuille faire ronronner le front républicain et ce vieux réflexe anti extrême droite.”
Ni hauts, ni débats
Autre singularité de cette campagne, l’absence de débats entre candidats au premier tour, et un président-candidat refusant de débattre de son bilan ou de son programme, comme dans l’émission Elysée 2022 qui a vu se succéder les 11 candidats. Tout se passe-t-il désormais sur les réseaux sociaux, communication contre communication, et de moins en moins sur les plateaux TV ?
“Tout s’est joué en amont, dans la construction du positionnement des candidats, avance Gaspard Gantzer. C’est le triomphe du marketing politique, avec trois candidats qui se sont détachés : Macron, le candidat protecteur, Le Pen, la candidate du pouvoir d’achat et Mélenchon, le vote utile à gauche.” Et ce marketing se déploie sur les réseaux sociaux qui “dictent le rythme de la campagne”. “A ce jeu là, ce sont Zemmour et Mélenchon qui s’en sont le mieux sortis. Zemmour, avec son sens de la provocation trumpienne sur Twitter. Mélenchon, avec son côté grand-père sympa sur Youtube et TikTok.”
Est-ce les réseaux sociaux qui dictent la campagne, ou les usages et habitudes de consommation de plus en plus portés vers ces outils et leurs formats qui dirigent la communication des candidats ? Aller là où les électeurs se trouvent ? L’ancien conseiller de François Hollande note ainsi une “netflixisation des stratégies” : “Les campagnes se conçoivent maintenant comme des saisons, avec des épisodes, des rebondissements, et des personnages.”
Pour Raphael Llorca, tous les principaux personnages/candidats ont tous voulu défendre des visions et des interprétations divergentes du réel. “Chacun dans son genre à chercher à venir distordre la perception du réel, c’était très frappant chez Zemmour.” Il donne ainsi trois exemples :
– Livre noir
Vous avez sans doute entendu parler de “cette pseudo chaîne YouTube, soit disant journalistique, mais véritable “agence de communication pour Zemmour fonctionnant par effet loupe”. Effet loupe qui consiste à focaliser l’attention sur les exemples restreints pour donner le sentiment qu’on peut les généraliser à toute la réalité. Les équipes de Livre Noir prenaient ainsi “chaque point du programme d’Eric Zemmour et réalisaient un reportage sur le sujet, en pointant un certain nombre d’exemples”.
– Sa campagne sur les réseaux sociaux
Pour l’expert associé de la Fondation Jean Jaurès, Samuel Lafont et les équipes d’Eric Zemmour ont manifestement été les meilleurs de toute la campagne, puisqu’ils sont parvenus à donner l’impression d’être majoritaires sur un ensemble de thèmes, alors qu’ils étaient “fondamentalement minoritaires”. Une pratique nommée “l’astroturfing” s’appuyant sur des biais algorithmiques et largement employée dans cette campagne, mais aussi dans toute manœuvre de propagande en ligne.
Le “mouvement” lancé par Eric Zemmour #femmesaveczemmour peut y être apparenté puisque “75% des tweets publiés cette journée-là étaient issus d’une 15aine de comptes seulement, tous localisés au même endroit”, rappelle Raphaël Llorca. “On perçoit la manipulation des équipes de Samuel Lafont qui ont tweeté en masse pour entrer en trending Twitter.”
– La réécriture des pages Wikipedia
Technique révélée le journaliste Vincent Bresson dans son livre Au coeur du Z, récit d’infiltration de Génération Z afin de dévoiler les différentes pratiques à l’œuvre dans ce mouvement et la façon dont les équipes réécrivaient les pages Wikipédia de Zemmour, mais aussi toutes celles constituant “leur matrice idéologique”. De Vichy à Pétain, en passant par Laval ou le grand remplacement, pourvu que leur vision, leur “réel” soit en accord avec ce qu’on pouvait retrouver sur Wikipedia.
“Ce sont des manipulations très tangibles de distorsion du réel. C’est assez caractéristique de cette campagne présidentielle, pointe Raphaël Llorca. C’est toute la thématique de la désinformation et des complotistes, même si nous n’en sommes pas au niveau de la campagne de Donald Trump en 2016. C’est plus sophistiqué : les manipulations de Zemmour ne sont pas de fakes news, du faux, mais c’est la création du réel qui n’en est pas : en l’occurrence un mouvement spontané de femmes dans toute la France qui tweetent #LesFemmesAvecZemmour. Nous ne sommes pas dans la revendication du faux, mais la création du vrai.”
Ce qui fait dire à Véronique Reille Soult, que “les réseaux sociaux n’ont sans doute pas joué le rôle attendu. Les deux candidats présents au 2e tour, n’étaient pas forcément les meilleurs sur les réseaux sociaux.” Du moins pas ceux qui ont suscité le plus d’engagement. Comme elle le rappelle, une bonne utilisation des réseaux sociaux permet d’exister et d’émerger ou, comme on a pu le voir avec Jean-Luc Mélenchon, jamais avare d’innovations avec des meetings immersifs et olfactifs par exemple, de “mobiliser et rester dans le jeu… même après le jeu”.
Pour la présidente de Backbone Consulting, s’il y a un enseignement à retenir c’est que la campagne “ne se passe plus sur les plateaux TV, mais sur YouTube, TikTok, etc. autant de lieux où l’on relais les meeting, donne des éléments militants pour s’exprimer. Voire même sur Twitch même si les 200 000 spectateurs en live n’égalent pas les 16 millions qui ont suivi le débat à la télévision. À l’avenir, cela se passera plus souvent sur Twitch car la plateforme permet de suivre le débat et de commenter en direct, rendant le débat beaucoup plus dynamique.”
Gérald Andrieu quant à lui voit dans cette campagne la victoire des sondages, avec “une nouveauté que les communicants devront avoir en tête à l’avenir, c’est le vote utile et le « barragisme » (ou le « castorisme », diront certains) qui ont été exercés dès le premier tour et dans des proportions dingues”. Un vote utile qui s’est fait aux bénéfices des trois candidats arrivés en tête le 10 avril dernier. “Pour faire vite (et un peu caricatural donc) : Mélenchon à gauche, Macron à droite et Le Pen à l’extrême droite. Comme jamais auparavant, les électeurs se sont transformés en « stratèges ». Et j’insiste sur les guillemets que je mets à ce mot. Ce comportement est dévitalisant, une fois de plus, pour la démocratie : nos concitoyens ont en effet bien souvent préféré les candidats qui avaient le plus de chances de l’emporter plutôt que ceux qui représentaient au mieux leurs idées.”
Pour le directeur de la rédaction de Marianne, cette « stratégisation » est à imputer aux sondages. “Au lendemain du premier tour, des tonnes d’articles et de commentaires sur les réseaux sociaux évoquaient la défaite des sondages, pointant notamment les mauvaises estimations des instituts. Bien sûr, il y en a eu. Mais cette campagne est en fait la grande victoire des sondages. Ce sont eux qui, en faisant des électeurs de supposés « stratèges », ont, plus que jamais, fait l’élection.”
Quid des enseignements en matière de communication politique ? La prime à celui qui impose l’idée, assez tôt, qu’il est le mieux placé au sein de sa propre famille politique pour pouvoir rafler la mise. Et “si on installe une intense dramaturgie, cela aide”. Il s’explique : “Il fallait voter Mélenchon sans quoi, horreur, malheur, la gauche serait balayée de la surface du scrutin et de la Terre ; il fallait voter Le Pen sans quoi, horreur, malheur, la colère identitaire, qui avait su s’exprimer également à travers le candidat Zemmour, serait balayée de la surface du scrutin et de la Terre ; il fallait voter Macron sans quoi l’horreur et le malheur (comprendre Le Pen) s’empareraient du scrutin et règneraient sur la Terre… Tout cela est d’une grande efficacité politique mais, au risque de me répéter, franchement détestable pour notre vie démocratique. Car si cette vie démocratique ne se déploie pas sereinement à l’occasion des élections, c’est dans la rue qu’elle prendra ses aises. Et la réforme des retraites sera probablement un premier rendez-vous.”
Enfin, alors que les précédentes campagnes nous avaient donné des « Travailler plus pour gagner plus » avec Nicolas Sarkozy, ou encore « Le changement, c’est maintenant » / « Mon adversaire, c’est le monde de la finance« , par François Hollande, mais aussi le célèbre « La force tranquille« , de François Mitterrand, ou encore « Le bon choix« , de Valérie Giscard d’Estaing, cette année a brillé par son absence totale de slogans et phrases fortes. Seule peut-être l’expression du “grand remplacement” a agité les premiers mois de la campagne présidentielle matraquée par Zemmour, puis reprise maladroitement par Pécresse avant de disparaître.
Les écrits ont ainsi été remplacés par les images qui, elles, n’ont pas manqué d’illustrer ces mois de course à la présidence. “J’ai été frappé par l’importance des images, plus que des messages. On n’a ainsi retenu aucune formule, aucun slogan”, s’étonne encore Gaspard Gantzer. Véronique Reille Soult a également relevé quelques images, mais aucune phrase forte ou marquante, notamment lors du débat (passons sur la référence à Gérard Majax et le vocabulaire désuet dont Emmanuel Macron est friand, mais si jamais…), si ce n’est peut-être le tweet géant exposé par Marine Le Pen raillé par la toile ou la posture d’Emmanuel Macron qui connu le même sort.
“Aucun des candidats n’a réellement eu quelque chose de fort à relayer sur les réseaux sociaux, comme une signature ou une promesse plus forte. En revanche, c’était une campagne d’images, car les gens s’informent sur les réseaux sociaux, et l’image est l’un de ses outils principaux, comme la vidéo.”
À ce titre, le candidat-président l’a bien compris en se mettant en scène à travers l’objectif de sa photographe officielle, Soazig de la Moissonnière (@soazigdelamoissonniere) qui le montrait en action, vieilli par son quinquennat ou en train de gérer la crise et le conflit en Ukraine. Des clichés devenus quasi instantanément des memes.
La photo d’Eric Zemmour pointant un fusil de sniper en direction des journalistes a également marqué les esprits et suscité une bronca de commentaires.
Pour Raphaël Llorca, la vidéo TikTok de Noël de Marine Le Pen avec ses chats ou l’émission « Face à Baba », qui a eu pour effet de créer “un capital sympathie pour l’extrême droite” sont également des moments visuels à retenir de cette campagne 2022.
Et s’il y avait un contre-exemple à donner ce serait l’affiche “Avec vous” : “Un fail intersidéral, preuve en est les équipes de La République en Marche l’ont changé juste après pour “Nous tous”. En effet, un tel slogan “Avec vous” pour un président qui n’est pas là c’est embêtant…”, rappelle malicieusement l’ancien planneur stratégique. “Si on pousse le vice, le vrai fail de cette campagne a lieu avant même sa déclaration en tant que candidat : c’est la campagne Avec vous, qui ne portait ni la signature de LREM, si celle de Macron ou de la majorité présidentielle. Cela donnait donc “Avec vous Camille”, “Avec vous Jean-Pierre”, etc. Si bien qu’un tract “Avec vous Nathalie” distribué sur les marchés a été confondu avec un tract de campagne pour Nathalie Arthaud… Cela montre la déconnexion totale de LREM qui n’a pas compris qu’une campagne non signée ne marcherait pas.”
Une campagne à oublier ?
Que restera-t-il de cette campagne ? Marquera-t-elle un avant-après pour les campagnes futures ? Moins d’une semaine après la fin de l’élection, il est peut-être un peu tôt pour digérer pleinement ces éventuels enseignements. Toutefois, au jeu des prédictions, nos experts sont partagés. Pour Gaspard Gantzer, c’est non. “Je n’espère pas, car la campagne a été assez pourrie sur le fond. Espérons que cela serve de leçon aux futurs candidats. Il faut réhabiliter les clivages et l’idéologie. Ce sont les idées qui font les campagnes. Et là, on en a cruellement manqué”. En revanche, pour Véronique Reille Soult, il y aura un avant/après concernant la forme que prendront les prochains débats : “Nous ne verrons plus de débat de trois heures comme aujourd’hui. Ils sont trop longs et aucun des candidats ne peut émerger.” Des débats thématiques, plus fréquents, plus courts, à l’américaine pourraient prendre place pour les prochaines élections, imagine-t-elle. Ils seraient plus relayés sur les réseaux sociaux, avec la possibilité de commenter en direct.” La communicante mise aussi sur une meilleure maîtrise des bulles algorithmiques comme a pu le faire Jean-Luc Mélenchon, “s’il y a un changement avant/après, ce sera ça”.
Enfin pour Raphaël Llorca, c’est l’élargissement du spectre du dicible et de l’acceptable dans l’opinion publique d’une société qui marquera probablement les campagnes futures. Ce qui est théorisé sous le nom de “fenêtre d’Overton” (du nom de son concepteur, Joseph P. Overton – 1960-2003) : c’est le fait qu’à tout moment, il y a un spectre du dicible et de l’acceptable dans le débat public. Il existe un certain nombre d’expressions, de mots qui sont immédiatement acceptés ou rejetés. À l’époque, lorsque Jean-Marie Le Pen parlait de racisme anti-blanc par exemple, il était immediatement disqualifié par le spectre médiatique de l’époque (acteur influent de l’opinion publique), rappelle Raphaël Llorca.
“Le propre de la fenêtre d’Overton est qu’elle peut s’élargir, Les propos autrefois disqualifiés deviennent acceptables. C’est là ou l’expression du “grand remplacement” est un exemple emblématique et caricatural de cette théorie, notamment lorsque Valérie Pécresse l’a mentionné dans son meeting. On a entendu dans le débat public des propositions politiques extrêmes, comme interdire les prénoms etrangers, ne pas faire de diff”rence entre islam et islamisme… L’idée même de préférence nationale ne choque plus, du moins plus une bonne partie de la société française. Cela va rester dans les années à venir.”
Il prévient d’ailleurs que si la fenêtre d’Overton est assez facile à ouvrir, elle reste très difficile à refermer. Il en veut pour preuve l’état du débat public américain post Trump et italien avec Salvini : “Ils ont du mal à retrouver un état antérieur, car une fois habitué à un certain nombre de propositions radicales, il est très difficile de s’en déshabituer. Cette course à la radicalité marque cette campagne présidentielle là et marquera sans doute celles à venir.”
Rendez-vous dans 5 ans ?