L'Antécrise de la semaine est Pierre Calmard de Dentsu.
Alors qu’un troisième confinement national a été décidé en France, et que près de 13,83% des Français ont reçu au moins une dose de vaccin contre la Covid-19, la Réclame entend combattre la morosité ambiante avec sa rubrique : L’Antécrise.
Dans cette série d’interviews, nous donnons la parole à des dirigeant(es) confiné(e)s d’agences, de marques, d’associations professionnelles, de régies, et d’adtech. Le but ? Impulser une énergie positive pendant cette période complexe. Nous nous interrogerons sur comment garder le moral à titre personnel, comment rassurer son équipe en tant que manager, et comment transmettre de l’optimisme à ses clients (tout en vendant quelques projets, cela va de soi). On le sait, au-delà de la dramatique crise sanitaire en cours, avoir confiance dans l’avenir, dépenser, investir… est clé pour traverser ces turbulences et limiter la casse économique.
Pierre Calmard, PDG de dentsu France, nous délivre une nouvelle dose d’Antécrise garantie sans langue de bois.
Vous êtes arrivé aux commandes du groupe dentsu France en octobre 2020, soit en pleine crise. Qui dit crise, dit décisions difficiles à prendre, notamment d’un point de vue RH. Vous (le groupe) avez ainsi dû réduire vos effectifs tout en vous repensant votre modèle, désormais centré sur 3 métiers : médias, créativité des contenus et CRM. Comment s’y prépare-t-on en tant que dirigeant ?
Pierre Calmard : Dans ce contexte tumultueux, je profite de trois avantages. Le premier est mon expérience des métiers de la communication, et celle du groupe, qui me permettent d’avancer très vite. Le deuxième est mon inclination naturelle pour l’innovation, que je cultive depuis mes débuts professionnels chez Médiamétrie, en m’intéressant aux médias digitaux à une époque où peu imaginaient leur développement. Le troisième, c’est mon équilibre en tant qu’être humain. Mon amour de la liberté me pousse aux révolutions, j’ai toujours cultivé mon côté rebelle ; mais avant tout je me soucie de ma famille, de mes amis et de mes collègues. Je refuse l’idée d’emmener mes troupes à la guerre, je préfère de loin aider mon équipe à gagner le championnat. Je dirige un business, les temps sont durs, mais je déteste les métaphores militaires dont l’époque nous abreuve.
Enfin, en tant que fan du Nietzsche, je n’oublie jamais que les convictions sont aussi des prisons. Certains pensent que les certitudes m’animent, et il est vrai qu’il faut démontrer de la confiance en tant que leader. Mais le doute est un moteur puissant, s’il s’inscrit dans un châssis psychologique solide. Je m’efforce d’exercer cette tension entre conviction et recul, et j’essaye d’accepter la possibilité de l’erreur. Se tromper n’est pas le plus grave, c’est même inévitable ; ce qui compte, c’est de réagir, et le faire vite.
Voilà comment en moins de six mois, nous avons cédé trois business à leurs dirigeants, réussi un plan social avec l’unanimité des syndicats, résilié les deux tiers de nos locaux pour inventer un monde nouveau, tout en fidélisant nos clients. Nous sommes parés à l’aventure, et prêts à accueillir de nouveaux clients prêts à moderniser leur communication.
Comment parvenez-vous à motiver et à transmettre le cap à vos équipes en cette période troublée ?
P.C. : D’abord par la communication. J’ai fait un pari en prenant ce poste : celui de la transparence. Une stratégie claire, un plan d’actions partagé, qui se soucie de chacun. J’ai choisi d’ouvrir les livres, d’associer tout le monde à la compréhension du fonctionnement de l’entreprise, et je tente d’associer ceux qui le souhaitent à l’évolution de nos métiers. Les jeunes sont plus rapides et bien plus pertinents sur des métiers dont la technicité a évolué très vite. Combien de patrons d’agences, de média ou de directeurs marketing maîtrisent réellement les arcanes de l’achat programmatique ? J’ai dans mes équipes des spécialistes qui maitrisent cet écosystème bien mieux que moi, je serais stupide de ne pas me fier à eux et leur donner la possibilité de donner vie à leurs idées.
Aujourd’hui plus que jamais, l’absence de présence physique doit être compensée par beaucoup plus d’échanges formels et informels. Je tiens chaque mois un « live event » collectif où chacun peut poser des questions et obtenir des réponses du management, aussi bien sur des sujets quotidiens que des enjeux très stratégiques et de long-terme. C’est une pratique très saine. Sans tabou, tout est plus clair, plus direct, plus honnête. La fin du confinement n’y changera rien : nous conserverons sans doute cette approche participative, moins top-down, plus inclusive.
Que change cette crise pour « l’Homme à venir » décrit dans votre livre éponyme de 2015 ?
P.C. : Elle a tout simplement accéléré l’émergence de cet « Homme à venir » : nous vivons plus que jamais à travers les écrans, dont l’importance est devenue vitale. Le numérique est plus que jamais présent dans les aspects les plus intimes de notre quotidien.
J’ajoute que la crise du Covid-19 a indirectement créé les conditions d’un nouveau rapport à la santé et au corps qui pourrait favoriser les désirs « d’augmentation » physique ou mentale. J’avais évoqué la lente disparition de la mort dans le paysage social, sa brusque réapparition ne fait là aussi que confirmer l’intuition : elle est devenue tellement insupportable que son spectre peut conduire à une suppression partielle de la vie — étonnant paradoxe.
L’année passée a profondément modifié les habitudes de consommation et les usages digitaux des citoyens du monde entier. Rendant encore toujours plus nécessaire et inéluctable la digitalisation de la société : elle a autant permis à de nombreuses marques de survivre à la crise sanitaire, et donc à l’économie de ne pas s’effondrer, qu’à maintenir le lien avec et entre les confinés. La digitalisation peut-elle être aussi « aliénante » que libératrice ? Qu’est-ce que cela vous inspire ?
P.C. : Il faudrait sans doute écrire un autre livre ! Mais en réalité il n’y a rien de très nouveau. Le caractère ambivalent de toute technologie a été décortiqué depuis longtemps. Concernant les technologies numériques, nous n’en prenons conscience que depuis quelques années seulement. Ceci étant, je pense que nos sociétés européennes se trompent très largement de combat. Nos atermoiements confinent au ridicule. Nous mobilisons une énergie considérable, un temps et des moyens délirants, pour éviter d’être ciblés par une publicité pour une paire de baskets plutôt que pour une automobile.
Pour le reste du monde, la gratuité d’internet est une ouverture sur le monde, une chance de se former, un moyen de libération. Je rêve du monde où la CNIL régulerait l’accès aux réseaux pour la population birmane. Se focaliser sur le ciblage publicitaire est une dégénérescence de nos priorités. L’idée du passeport sanitaire participe de la même logique. Cet égoïsme est le symbole d’une société vieillissante et recroquevillée. D’ailleurs nos jeunes n’en ont que faire, comme l’illustre le succès des plateformes. Ils sont bien plus éduqués que leurs aînés, parfaitement conscients du deal qui se réalise entre gratuité du service et ciblage marketing. À ma connaissance, aucune bannière publicitaire n’a jamais tué personne. Choisir son aliénation, c’est peut-être ça, la liberté.
Quelles marques peuvent émerger, voire croître actuellement ? Pensez-vous toujours que les plateformes ne sont rien sans les annonceurs ? La relation d’interdépendance a plutôt l’air au désavantage de ces derniers. D’autant plus dans une société confinée où la vie sociale et la consommation se déroulent majoritairement en ligne.
P.C. : Je persiste et signe : le modèle économique de la plupart des grandes plateformes repose sur la publicité, donc sur les marques. Pour une raison simple : les consommateurs ne veulent pas payer pour le service qu’elles procurent — et pour une grande partie d’entre nous n’ont pas les moyens de le payer.
Certes, il est vrai de dire que les marques dépendent de plus en plus des plateformes, mais l’inverse est tout aussi vrai. Il s’agit d’une amplification d’un mouvement plus ancien, que la grande distribution a longtemps entretenu avec les marques. Mais la situation est exacerbée par la mondialisation du phénomène et sa dimension géopolitique.
J’ajoute d’ailleurs que ces plateformes commencent également à comprendre qu’elles demeurent, malgré leur puissance financière, interdépendantes d’une autre sphère : les pouvoirs publics. L’actuel bras de fer entre Joe Biden et Amazon ou les récentes mésaventures de Jack Ma, le CEO d’Alibaba, avec le gouvernement chinois montrent bien que nul géant n’est inattaquable. Les annonceurs doivent garder en tête qu’ils ne sont pas seuls face à des ogres insatiables. Modestement, les agences peuvent aider les annonceurs à mieux arbitrer entre plateformes et producteurs de contenus. Chez dentsu, nous essayons de cultiver l’indépendance de nos annonceurs, en offrant une pluralité de solutions que les annonceurs ont tendance à perdre de vue quand ils gèrent seuls leurs campagnes. Les chiffres du marché le démontrent : plus de 80 % du budget des annonceurs qui travaillent en direct sont alloués aux plateformes, ce n’est que 50 % chez dentsu : gérer la complexité est une science.
Qu’entendez-vous par « faire de Dentsu le champion de l’ère post-publicitaire » ? Comment voyez-vous le secteur évoluer dans les prochaines années ?
P.C. : Il ne faut pas se voiler la face. Les consommateurs rejettent de plus en plus la publicité. Pourtant, ils veulent la gratuité des contenus, et que les marques leur expliquent comment elles produisent, quelles sont leurs innovations. Il y a, notamment en France, une méconnaissance profonde de la façon dont l’écosystème économique fonctionne. Vouloir la démocratie, c’est accepter que ce soit la publicité et non les gouvernements qui financent les médias — cette règle existe depuis des lustres, et il n’y a pas de contre-exemple historique. Et je ne vois pas la possibilité d’émergence d’un monde élitiste où seuls les nantis pourraient se payer l’accès à l’information et au divertissement.
Je pense en réalité que les gens ne rejettent pas la pub pour la pub, mais plutôt la « pub à la papa », top-down, unilatérale, intrusive, déconnectée de la réalité de la société… L’ère post-publicitaire, c’est une ère où l’industrie de la communication prend ses responsabilités et refonde son contrat social avec les consommateurs et citoyens. Un meilleur « partage de valeur », dans tous les sens du terme, c’est le sens de ce que dentsu veut réussir en France.
C’est pourquoi nous encourageons les nouvelles écritures, la pertinence du contexte, le ciblage intelligent et assumé. Tout cela nécessite autant de convictions que de créativité et de technologie. C’est la force d’une agence : aucun annonceur au monde ne peut réussir seul cette alchimie. Le comble de l’indépendance, c’est la solitude.
Face à la consommation, et plus encore à la surconsommation, le consommateur est de plus en plus en quête de sens, et cherche à réduire son impact sur l’environnement. De quelle manière les métiers de Dentsu International peuvent-ils répondre à ces besoins-là ?
P.C. : Tout d’abord, nous sommes des spécialistes de la compréhension consommateur, aussi, nous nous faisons les porte-voix de ces nouvelles aspirations auprès de nos clients, afin de les aider à faire évoluer leur offre. Être pertinent, c’est avant tout mieux cibler les individus, mieux choisir les contextes, et aider nos clients à miser avant tout sur leur authenticité.
Ensuite, nous transformons nous-mêmes notre produit en intégrant les problématiques environnementales dans nos recommandations. Nous proposons à nos clients de mesurer et d’optimiser l’impact carbone de leurs campagnes médias. Pour nous, il est crucial d’intégrer la démarche RSE dans le business pour s’assurer de son efficacité.
Enfin, je voudrais préciser que les attentes des consommateurs en matière d’éthique ne s’arrêtent pas à des considérations écologiques. Il faut prendre en compte d’autres dimensions dans notre business : minimiser notre impact environnemental c’est très bien, maximiser notre apport sociétal c’est tout aussi essentiel. C’est pour cela que nous multiplions les initiatives à l’image de The Code, un programme de formation développé autour du digital et de ses métiers, pour développer l’inclusivité numérique et favoriser la diversité des talents qui feront la communication de demain.
Vos trois valeurs pour affronter les prochains mois ?
P.C. : Transparence, responsabilité et bienveillance. Envers soi-même, envers les autres.