Des petits Jeux et puis s’en va ?
Comment créer une identité visuelle capable de captiver le monde entier ? De rassembler, sans exclure et d’être comprise de tous ? C’est le défi colossal auquel Paris 2024 et l’agence W Conrad Design a dû relever. En faisant fi des commentaires qui ont jalonné le dévoilement des éléments du “puzzle visuel” des Olympiades parisiennes.
Objectif suprême ? Incarner les valeurs des Jeux – inclusivité, excellence, célébration – tout en adaptant cette identité à une multitude de supports et publics. Ce travail d’envergure, porté par une collaboration étroite entre créatifs et annonceur hors norme, repousse les limites de l’innovation graphique pour marquer durablement les esprits, avant de disparaitre.
Camille Yvinec, directrice déléguée à l’identité des Jeux de Paris 2024, revient sur la création au long cours de ce “système”.
Quelles ont été les principales sources d’inspiration pour créer l’identité visuelle de Paris 2024 ?
Camille Yvinec : Nous avons eu la chance de partir avec une vision très forte et claire. L’objectif était d’offrir un spectacle impressionnant, avec des performances sportives exceptionnelles dans des lieux emblématiques. Rien que cela donnait une direction précise. Les Jeux étaient pensés pour être inclusifs, accueillants et accessibles à tous.
Ce qui était important pour Paris 2024, c’était de renouer avec un esprit de fête et de célébration, surtout après Tokyo 2020, qui s’était déroulé sans spectateurs en raison de la pandémie. Quant aux inspirations, elles sont nombreuses. Paris, en tant que ville, impose des standards élevés de beauté et de sophistication, ce qui fixait déjà un niveau d’ambition à atteindre. Il fallait être à la hauteur de cette ville. C’était une première conviction forte.
Ensuite, le centenaire des Jeux de 1924 a également joué un rôle important. Nous avons voulu faire un clin d’œil à cette époque, notamment avec des références à l’Art déco dans notre typographie. Le mouvement de l’orphisme (1920), particulièrement le travail de Sonia Delaunay sur les couleurs et la lumière, a aussi été une grande source d’inspiration. C’est pourquoi ces éléments ont influencé la structuration visuelle des Jeux. Paris a donc servi de cadre d’expression, avec l’ambition d’être à la hauteur de son histoire, tout en modernisant les codes pour refléter cette rencontre entre le sport et la ville.
Comment avez-vous abordé la conception d’une marque aussi éphémère avec l’agence W Conran Design, mais qui doit marquer durablement les esprits ?
C.Y. : L’impact visuel était un enjeu majeur. À chaque expression, que ce soit dans le design ou la communication, il était essentiel que le message soit immédiatement clair. Nous avons adopté deux approches principales en matière de design. La première consistait à créer un « système », où chaque élément — que ce soit la mascotte, les pictogrammes ou le look des Jeux — possédait sa propre identité et pouvait exister de manière autonome.
L’enjeu résidait dans le fait que nous n’avions pas le temps de faire des ajustements au cours de la vie de la marque. Il fallait donc viser dès le départ un niveau de justesse, de pertinence et d’expression très élevé. Ainsi, chaque objet graphique a été conçu avec un sens précis. Par exemple, la mascotte, un bonnet phrygien, symbolise la liberté et une forme de révolution par le sport.
Les pictogrammes, eux, ne sont plus de simples symboles signalétiques, mais de véritables blasons sportifs, porteurs d’un esprit d’appartenance. Le look des Jeux, quant à lui, invite constamment à recomposer et à célébrer. Chaque élément graphique a donc une signification propre, mais a été pensé dans une logique de système, où les différents objets se nourrissent les uns des autres. Lorsqu’ils sont combinés, ils forment un tout, un « puzzle visuel » qui renforce l’impact et la puissance de l’ensemble.
Un bon exemple de cette approche est l’affiche officielle, une représentation fantasmagorique de Paris, qui rassemble tous les éléments narratifs des Jeux de Paris 2024 : les disciplines sportives, la cérémonie, les mascottes et les couleurs des Jeux. Chaque détail ancre l’objet dans l’identité de Paris 2024, et lorsque ces éléments sont réunis, ils dévoilent toute l’ampleur du récit que nous souhaitions transmettre à l’échelle de l’événement.
Quels sont les piliers/les valeurs de la marque Paris 2024 et comment se reflètent-ils dans les éléments visuels ?
C.Y. : Nous avons vraiment cherché à refléter au mieux les messages et les valeurs de la marque dans notre travail. Par exemple, l’équité entre les Jeux olympiques et paralympiques a été une priorité, et cela se voit dans l’emblème qui est commun aux deux événements. Nous avons également intégré des pictogrammes communs pour certains sports, lorsque c’était possible avec les fédérations. Paris 2024 est la première édition des Jeux véritablement paritaire, avec une égalité des athlètes hommes-femmes.
La question du genre a été un aspect central. Pour éviter toute représentation genrée, nous avons volontairement retiré les figures humaines des pictogrammes, qui tendent souvent à privilégier une représentation masculine. De la même manière, la mascotte est non genrée : c’est un bonnet phrygien, symbole de liberté, issu de la tribu des « Friges ». L’égalité homme-femme a donc été traduite dans les visuels par l’absence de distinction de genre.
Nous avons voulu créer une édition inclusive, ouverte à tous, ce qui se reflète dans de nombreux aspects du design. Par exemple, avec le marathon pour tous, chaque personne pouvait s’approprier une partie du parcours des Jeux. Nous avons également permis aux partenaires de personnaliser le look des Jeux, une approche assez unique dans l’histoire des éditions olympiques.
L’édition Paris 2024 est joyeuse et invitante, ce qui se manifeste à travers le travail sur les couleurs, la diversité des combinaisons et un foisonnement visuel. L’espoir est au cœur de tout cela, avec la conviction que le sport peut véritablement transformer des vies. C’est pourquoi la mascotte est représentée dans toutes les poses sportives des différentes disciplines, afin de souligner cette diversité et ce potentiel de changement à travers le sport.
Vous avez mentionné la création d’une identité non genrée. Le choix des couleurs a-t-il joué un rôle clé dans cette démarche ?
C.Y. : Oui, absolument. Le choix des couleurs était essentiel. Il n’y avait aucune volonté de provoquer, mais plutôt une conviction que ces couleurs allaient parfaitement se compléter. Nous voulions éviter les stéréotypes de genre associés aux disciplines sportives, et le genre n’a pas été un sujet dans notre processus de design, ce qui était pour nous un point fondamental.
Comment avez-vous équilibré tradition et modernité dans une compétition aussi emblématique que les Jeux Olympiques ?
C.Y. : L’équilibre entre tradition et modernité était crucial pour nous. Nous avons puisé notre inspiration dans des valeurs profondément ancrées dans la culture française, telles que le partage et la liberté, des piliers presque philosophiques. Les mouvements artistiques comme l’Art déco et l’orphisme ont également servi de repères esthétiques. Mais au-delà de ces références, l’enjeu était de raconter la singularité des Jeux tout en évitant de suivre des tendances éphémères.
En travaillant cinq ans à l’avance, il fallait créer quelque chose de pertinent non seulement pour aujourd’hui, mais aussi pour les années à venir. Les tendances étant par nature changeantes et rapidement dépassées, nous avons préféré nous concentrer sur ce qui définirait le style de Paris 2024. Ce style, c’est un mélange de joie, d’invitation à la fête, associé à une sophistication qui respecte les sensibilités de chaque public.
Le design de Paris 2024 n’est pas uniquement destiné aux parisiens, mais doit servir l’ensemble des Jeux, qui s’adressent à tous les Français et à tous les territoires. Il s’agit d’un design accessible, invitant, qui parle au plus grand nombre, tout en restant en phase avec l’essence même de l’événement.
Justement, la marque devait s’adresser à un public très varié : spectateurs locaux, internationaux, athlètes et sponsors. Comment avez-vous conçu une identité capable de parler à tous ces publics ?
C.Y. : L’identité visuelle se joue sur plusieurs niveaux. Le style, tout d’abord, devait être immédiatement ressenti : joyeux et invitant. Le design devait être perçu avant même d’être analysé. Par exemple, dans le look des Jeux, on retrouve des symboles tels que la tour Eiffel ou des éléments de Beaubourg, associés aux différents sports. Il s’agissait d’un design accessible, qui parle directement aux émotions avant tout, plutôt qu’un design complexe à décrypter.
Nous avons fait en sorte d’éviter toute forme de « parisianisme » excluant, en veillant à ce que ce ne soit pas un design réservé aux initiés. Tout le monde devait pouvoir comprendre, s’approprier et apprécier cette identité visuelle, d’autant plus qu’elle était déployée dans toute la France. Ce travail d’inclusivité s’est manifesté, par exemple, par la personnalisation des éléments graphiques pour les différentes collectivités hôtes accueillant des épreuves, comme Saint-Quentin-en-Yvelines pour le BMX ou Marseille pour la voile. Chaque région a eu droit à des symboles qui reflètent l’esprit de son territoire, créant ainsi un lien direct avec les Jeux tout en respectant leur identité propre.
Nous avons également veillé à ce que chaque objet graphique soit conçu pour les gens. Les pictogrammes sportifs, transformés en blasons, évoquent cette idée d’appartenance à un sport, souvent celui auquel chacun se sent personnellement attaché. Cette idée de blason représente l’attachement à un sport de cœur, et cela va jusqu’au merchandising, où l’on a envie d’acheter une casquette de son sport favori.
La mascotte a aussi été un outil de création de lien. Pensée avec un character designer, elle est facétieuse, parfois très « française », enthousiaste ou même un peu blasée. Ses expressions et son caractère ont contribué à en faire une icône un peu « chill » de l’été, voire un élément de la pop culture.
Au-delà du design, cet ensemble visuel est renforcé par des actions concrètes comme le club Paris 2024, qui engage la communauté autour de défis sportifs, ou encore les initiatives dans les écoles avec Génération 2024, et le travail sur les territoires avec « Terre de Jeux ». C’est la combinaison de ces actions d’activation de marque et du design qui permet de fédérer et d’embarquer le public. Et bien sûr, les Jeux eux-mêmes, qui suscitent des passions et ne laissent personne indifférent, renforcent cet engouement, surtout en période olympique.
L’adaptabilité est cruciale pour un événement de cette ampleur. Comment avez-vous décliné cette identité visuelle tout en assurant sa cohérence sur différents supports ?
C.Y. : Nous avions un principe fondamental pour l’identité visuelle : aucun projet n’est trop grand, et aucun détail n’est trop petit. Tout ce que nous avons conçu devait être réalisé avec soin, dans le respect de la cohérence globale. Chaque élément, du plus grand au plus infime, devait être parfaitement intégré dans l’écosystème visuel des Jeux.
Nous avons poussé ce souci du détail très loin, allant jusqu’à choisir précisément, avec les équipes sportives, la teinte exacte de violet pour la piste d’athlétisme, par exemple. Cette rigueur a permis d’embarquer toutes les parties prenantes dans cette démarche.
Un autre facteur clé de cette cohérence a été l’implication directe de Tony Estanguet et Thierry Reboul, responsables des cérémonies et de la créativité. Avec la création placée au centre des priorités de l’organisation, l’importance d’une identité visuelle forte et bien exécutée s’est diffusée naturellement au sein des équipes, assurant ainsi une adaptabilité fluide de cette identité sur tous les supports.
Comment la durabilité a-t-elle été intégrée dans la conception de l’identité des Jeux, que ce soit d’un point de vue esthétique ou en matière d’impact environnemental ?
C.Y. : Cette question est vraiment pertinente, et nous l’avons prise en compte dès la conception du design. Dès le départ, nous nous sommes interrogés sur ce qui pouvait être partagé entre les Jeux olympiques et paralympiques afin d’éviter des modifications inutiles. Par exemple, pendant les Jeux olympiques, nous utilisons les marqueurs du CIO, notamment les anneaux olympiques. Pour les Jeux paralympiques, nous basculons sur les marqueurs du Comité international paralympique, comme les agitos, ainsi que sur leur terminologie spécifique. Nous avons donc travaillé étroitement avec le CIO et l’IPC pour voir ce que nous pouvions maximiser en termes de mutualisation entre ces deux périodes, afin de n’avoir que certains éléments à ajuster.
Dans ce cadre, nous avons conçu un système visuel modulaire, avec une grille graphique qui permet simplement de remplacer les anneaux par les agitos pour la transition vers les Jeux paralympiques. Nous avons également veillé à harmoniser certains pictogrammes entre les deux événements, par exemple pour le tir à l’arc, où le même symbole est utilisé pour les compétitions olympiques et paralympiques. Cela nous a permis de réduire les changements à effectuer.
Le deuxième aspect de notre démarche est lié aux matériaux. Une unité dédiée à la durabilité/sustainability a fourni aux équipes de déploiement une charte définissant les types de matériaux optimaux pour garantir la pérennité des éléments visuels. Comme les Jeux olympiques durent deux semaines, suivis d’une pause de deux à trois semaines avant les Jeux paralympiques, il était crucial que les matériaux résistent aux intempéries, aux variations de couleurs et au temps.
Enfin, nous avons intégré une réflexion sur la seconde vie des objets. Actuellement, nos équipes travaillent sur la manière de réutiliser ce qui a été déployé. Avant même de penser au recyclage, qui est le dernier recours, nous cherchons comment ces objets peuvent être réaffectés. Par exemple, certains podiums pourront être donnés à des fédérations sportives ou utilisés pour des projets locaux. Le recyclage n’intervient qu’en dernier recours après avoir exploré toutes les options de réutilisation.
En résumé, notre approche repose sur trois niveaux : minimiser les transitions, concevoir avec des matériaux durables dès le départ, et trouver des solutions pour la réutilisation ou le recyclage des objets après les Jeux.
Quelles initiatives avez-vous mises en place pour prolonger l’héritage visuel des Jeux au-delà de l’événement lui-même ?
C.Y. : C’est vraiment la question centrale à l’heure actuelle : les Jeux se déroulant en 2024, il s’agit de se demander si leur héritage doit perdurer, et sous quelle forme. Cette réflexion est en cours, notamment au niveau des villes et des collectivités. L’idée est de marquer le passage des Jeux dans ces lieux, tout en évitant de tomber dans une approche trop figée ou muséale. Les discussions sont encore ouvertes sur la manière de préserver une trace des Jeux tout en restant fidèle à l’esprit de l’événement sans rigidité.
Comment avez-vous collaboré avec les partenaires, sponsors et médias pour garantir la bonne utilisation de l’identité visuelle des Jeux ?
C.Y. : Nous avons des équipes dédiées aux partenariats au sein de Paris 2024. Très tôt, nous avons collaboré avec elles et les partenaires pour leur présenter notre vision de la marque Paris 2024, en particulier à travers le look des Jeux. Nous leur avons donné la possibilité de personnaliser ce look avec des symboles spécifiques et les couleurs de leur charte graphique. L’objectif était de créer une synergie entre leur univers visuel et celui de Paris 2024, tout en conservant une cohérence visuelle globale. Les partenaires étant des acteurs clés du succès des Jeux, nous avons travaillé main dans la main avec eux pour qu’ils puissent s’approprier le look des Jeux tout en maintenant une dynamique collective
Quels sont, selon vous, les éléments qui feront que l’identité de Paris 2024 restera dans les mémoires après la fin des Jeux ?
C.Y. : Je pense qu’il y a des images emblématiques des Jeux de Paris 2024 qui resteront gravées dans les esprits, notamment celles liées aux monuments comme la Concorde, le Grand Palais ou le pont Alexandre III. Visuellement, ces éléments marquent un véritable impact. Concernant l’identité visuelle, nous avons relevé la palette de couleurs avec des teintes inédites, comme le violet utilisé pour la piste d’athlétisme au Stade de France. Notre approche graphique visait à s’intégrer harmonieusement dans la ville, plutôt qu’à la recouvrir. Un dernier clin d’œil : le rose, choisi comme couleur directrice, a été omniprésent. Il a apporté du contraste sur les aires de compétition, les équipements sportifs et les uniformes. C’est une couleur naturellement joyeuse qui a parfaitement rempli son rôle durant les Jeux.
Question traditionnelle de la rubrique : quel est, selon vous, le secret d’une relation agence-annonceur réussie ?
C.Y. : C’était un cas un peu particulier, car j’avais la chance de disposer d’une agence intégrée, avec une équipe de 25 personnes entièrement dédiées à l’identité visuelle. Pendant cinq ans et demi, j’ai collaboré avec Joachim Roncin, le directeur du design, sous la direction créative de Thierry Reboul. L’agence W apportait de nombreuses idées que nous enrichissions, et vice versa. Il s’agissait vraiment d’une collaboration créative, bien plus qu’une simple relation client-agence. Le projet des Jeux était tellement vaste, avec des valeurs et un enthousiasme si forts, qu’il n’y a pas eu de conflits d’ego : tout le monde travaillait au service du projet commun.
Qu’avez-vous de prévu pour les mois à venir, maintenant que les Jeux 2024 sont terminés ?
C.Y. : Cela varie selon les personnes, mais après une dernière ligne droite aussi intense, il y a un réel besoin de faire une pause, même d’un point de vue physique. Pour ma part, j’éprouve l’envie de m’ouvrir à de nouveaux horizons, à des marques autres que Paris 2024. J’aime beaucoup l’idée d’être un « sparring partner » en matière de branding, de collaborer avec des agences ou des clients pour imaginer des marques fortes, tant sur le plan du message que de l’expression créative. Paris 2024 a d’ailleurs été un excellent exemple pour prouver que le design peut être un outil puissant pour transmettre des idées. Mais avant tout, un peu de vacances s’imposent, puis je me tournerai vers d’autres projets.
Je compte aussi profiter de cette période pour revisiter des musées, ce qui était compliqué pendant les Jeux. Aller voir des expositions, lire des livres, et s’intéresser à ceux qui réfléchissent à la créativité. Quand on est plongé dans un projet comme celui des Jeux, on est entièrement absorbé, ce qui est incroyable, mais il y avait toujours ce défi permanent avec le directeur du design. Maintenant, il est temps de se rouvrir, car à la fin, on devient très focalisé sur l’opérationnel. Il faut donc se reconnecter aux autres enjeux de marque qui étaient un peu mis de côté pendant les Jeux. Étant issue du planning stratégique, renouer avec cette curiosité est essentiel pour moi.