Les représentations de la femme dans la publicité et en agence sont-elles liées ?

Par Élodie C. le 24/02/2020

Temps de lecture : 9 min

De la nécessité de combattre les clichés par plus de mixité.

L’étude AdReaction : Genre et Publicité de Kantar publiée en mars dernier révèle que représenter et cibler correctement les femmes aurait un impact positif sur l’efficacité des campagnes publicitaires et pourrait même représenter jusqu’à 9 milliards de dollars supplémentaires en valeur de marque. Pourtant les récents exemples de Viva la Vulva, à la publicité post-partum censurée aux Oscars, en passant par le nombre de publicités encore pointées du doigt pour leur sexisme nous démontrent que rien ne saurait aller de soi.

Ce combat pour une meilleure représentation des femmes dans la publicité peut-il se faire sans qu’un mouvement similaire soit entrepris en agence et au sein d’une industrie encore largement accusée de contribuer à véhiculer des clichés ? Le récent #metoo de la pub nous a montré que le chemin était encore long.

Comment sortir de schémas mentaux longtemps dominants ? La mixité en agence a-t-elle un rôle à jouer dans cette représentation ?

Stéphanie Leray, directrice associée, head of new business chez Romance, répond à nos questions dans cette interview Jeunes Loups.

Depuis les premières publicités dépeignant exclusivement les femmes en ménagères béates, puis en femmes objet, rappelons-nous la fameuse publicité d’Audi en 1993, “Il a une Audi, il aura la femme” (mais “il a une âme” n’abusons pas), la représentation de la femme dans la publicité a (fort heureusement) évolué, même si les sorties de route ne sont pas à exclure. Comment analysez-vous sa représentation aujourd’hui ?

Stéphanie Leray : La représentation de la femme évolue dans tous les secteurs, mais ce qui est vraiment salvateur c’est la manière dont les secteurs et produits dédiés aux femmes se sont radicalement transformés ces dernières années. Quoi de pire qu’une industrie tournée vers les femmes et qui propage pourtant des clichés sur sa cible ? Avec des liquides bleus pour signifier les règles ou encore des jeunes femmes de 20 ans pour vendre une crème anti-rides, on nageait il y a encore peu en plein surréalisme.

À ce titre, la campagne ‘Viva la vulva’ de Nana est une vraie source de satisfaction pour la femme publicitaire que je suis. La réaction des Français montre en revanche à quel point notre métier n’est pas simple. On aurait pu croire que le discours de cette campagne était tellement positif et dans l’air du temps qu’il allait emporter une adhésion totale et pourtant le CSA a été saisi…

Près de 90% des spécialistes européens du marketing pensent qu’ils représentent les femmes de façon positive dans les publicités, alors que 45% du public estime que les femmes ne sont toujours pas correctement représentées d’après une étude AdReaction de Kantar, comment expliquez-vous cet écart, si ce n’est cette déconnexion ?

S.L. : L’écart se joue sans doute sur le terme ‘positive’. Les publicités machistes ou relayant des propos misogynes ne sont plus légion fort heureusement. En revanche, il y a, je crois, une sorte de portrait-robot de la femme qui circule. Une figure lisse et figée qui empêche la présentation d’autres facettes des femmes. D’ailleurs, dans cette même étude, on découvre que 51% des publicités humoristiques en France mettent en scène des hommes contre seulement 22% des femmes.

Les publicités représentants des femmes puissantes, avec de l’autorité, sont-elles moins efficaces ou moins bien perçues ?

S.L. : La même étude prouve que les publicités présentant des femmes avec un « rôle aspirationnel ou expert performent, car elles sont perçues comme étant plus convaincantes et plus crédibles ». C’est sans doute cela qui explique l’écart de perception entre la profession et le grand public : il faut aller plus loin que le positif et chercher le naturalisme. Traiter les femmes comme les hommes. Elles regardent du sport à la télévision, travaillent parfois tard le soir, ont une bande d’amis – et pas nécessairement que des femmes – et savent monter des meubles, mais surtout, elles sont aussi parfois de mauvaise foi, flemmardes ou ringardes.

La complexité de notre métier c’est qu’il faut en 30 secondes ou en 1 visuel réussir à faire passer une idée avec bien souvent un consommateur représenté. Il y a donc forcément des coups de crayon un peu caricaturaux. Ce qu’il faut c’est se questionner systématiquement pour savoir si le genre du personnage est essentiel à la bonne compréhension narrative. Si ça ne construit pas autre chose ou plutôt si ça ne déconstruit rien, alors il ne faut pas hésiter à dépasser les conventions.

En agence, comment reste-t-on vigilant par rapport aux clichés véhiculés, un client peut-il encore imposer sa vision “rétrograde”, comme dans cette fameuse scène de 99F avec le cadre sup’ de Madone ? En 2013, Pénélope Bagieu, ancienne illustratrice dans la pub avait notamment évoqué cette femme “ni-ni” souhaitée par certains annonceurs tout en dénonçant au passage le racisme ambiant et la misogynie dans l’industrie.

S.L : Si on veut être objectif, la publicité a parfois recours à des clichés et pas seulement quand il s’agit de représenter les femmes : les hommes ne sont pas en reste. S’ils sont mis en scène dans des activités sans doute plus variées que les femmes, il n’empêche que l’image de l’homme nécessairement viril a la peau dure.

Il faut être vigilant, car les jeunes générations ne veulent plus se sentir limitées dans leur vie. Par un métier. Par leur origine. Par leur identité sexuelle même. Alors encore moins par une marque. Le champ de tous les possibles doit être ouvert pour chacun(e) et la publicité doit s’attacher à rendre compte de cette pluralité.

Quant à la 1ère question, dans ma carrière je n’ai sincèrement jamais eu de demande rétrograde de la part d’un client. Et pourtant j’ai longtemps travaillé pour l’industrie automobile qu’on pourrait facilement juger androphile.

L’évolution de la femme dans la société et la mixité en agence peuvent-elles jouer un rôle dans l’évolution de cette représentation ? D’autant que la majorité des publicités s’adresse encore à un public de consommateurs majoritairement féminin, et pour certaines catégories de produits, les professionnels ciblent quasi exclusivement des femmes. C’est le cas pour les publicités de lessives, d’entretien ou de produits pour bébés… (étude Kantar)

S.L. : Bien sûr qu’une meilleure mixité en agence à tous les échelons ne pourra qu’aider à une représentation plus juste de la femme dans la publicité. Et pas seulement parce qu’elles joueront un rôle de garde-fou auprès de leurs collègues masculins, mais bien parce que rien d’universel ne peut naître dans un environnement uniformisé – je suis fille de militaire, j’ai grandi en caserne et fait mon lycée au Prytanée National Militaire de La Flèche, je pourrais vous parler pendant des heures des écueils liés à ce type d’environnements. Or, c’est bien la volonté de la publicité de toucher le plus grand nombre. C’est d’autant plus justifié que le responsable des achats au sein du foyer est majoritairement une femme (87,1%. Indice 192. TGI 2018). Donc rien ne justifie le fait que le secteur publicité ne soit pas davantage enclin à promouvoir les femmes.

Pensez-vous qu’il faut obligatoirement des femmes aux postes de direction de la création pour éviter les clichés sexistes et/ou misogynes ? La mixité est forcément vertueuse…

S.L. : Non, pas obligatoirement. Si on ne peut compter que sur les femmes pour avoir un jugement juste sur les femmes, des hommes sur les hommes, on voit très vite où ça peut nous amener… C’est une vision simpliste des choses qui sous-tendrait que des groupes s’opposent, qui ne comprennent rien les uns aux autres.

En revanche, il manque clairement de femmes à des postes de direction, et en particulier à la création. Sur ce point, j’ai une vision assez pragmatique des choses :
– Les femmes représentent à peu près 50% de la population mondiale.
– Et même 60% des effectifs du secteur de la publicité en France.
– Rien ne prouve (malgré les milliers d’études sur le sujet) que les femmes ont moins de capacités intellectuelles que les hommes.
– Et elles occupent pourtant seulement 37% des postes de direction dans la publicité.

Par conséquent, il ne faut plus hésiter à pousser farouchement les profils féminins. La perspective de quotas ne m’effraie pas.

Ainsi, Romance a récemment recruté un profil féminin au poste de directrice de création digitale. C’était un choix assumé. Nous en sommes d’autant plus fiers que les femmes sont très sous-représentées dans les métiers du digital.

On les voit s’imposer en politique, dans la finance, quid de la femme senior dans la publicité ?

S.L. : Fort heureusement tout est ouvert en 2020 dans nos métiers et dans notre pays. Il y a de nombreuses femmes à la tête d’agences de publicité. Et sous ces patron(ne)s d’agence il y a un middle management qui se féminise clairement. Chez Romance, il y 4 directrices associées pour 1 seul directeur associé. Les choses se sont faites naturellement et c’est tant mieux. Quelle image renverrait-on auprès de nos clients si nous, jeune agence de publicité, nous reproduisions des schémas d’un autre temps ? Quelle crédibilité quand il s’agirait d’évoquer la pop culture et le quotidien des Français auprès des annonceurs si nous n’avions pas une agence qui ressemble à la France de 2020 ? Ici, il y a des gens talentueux : des jeunes, des origines mêlées, des orientations sexuelles variées…

Ce qui perdure malheureusement dans notre industrie c’est un schéma qui veut que plus on monte dans la hiérarchie moins il y a de femmes. Alors qu’elles représentent pourtant 60% des effectifs de la publicité comme on le disait précédemment et même 75% des étudiants en écoles de communication. Cela veut donc dire que les femmes évoluent moins facilement que les hommes dans nos métiers et qu’il y une fuite de ces talents féminins hors des agences après quelques années de métier. Dommage.

Une femme qui a “réussi” dans son travail (notamment en agence), avec du pouvoir, est souvent perçue comme porteuse de qualités dites “masculines”, de la même manière on vante parfois les qualités de certaines femmes à responsabilité, qui seraient plus dans l’empathie, donc meilleure manageuse, n’est-ce pas  ?

S.L. : J’ai effectivement souvent entendu dire que si unetelle avait réussi c’est parce que c’était ‘un vrai bonhomme’ – de la part d’hommes et de femmes d’ailleurs… Ce sont les mêmes mécanismes que ceux qui amènent certains à décrire des hommes en état de faiblesse comme des ‘fillettes’.

Ce qui se cache là-dessous c’est le fait que les qualités plutôt masculines sont valorisées, là où les qualités plutôt féminines sont sous-évaluées. Et ainsi on se dit que si une femme a réussi dans ce milieu d’hommes, c’est forcément parce qu’elle a dû se travestir. Pas nécessairement fort heureusement. Et puis c’est dérangeant de questionner sans cesse la manière dont une femme a réussi plutôt que de se demander ce qu’elle a concrètement fait. Cela ne changera pas tant qu’il n’y aura pas davantage de mixité et donc de mélange des profils et des qualités de chacun. Et ce qui est vrai pour le genre l’est aussi pour l’âge. C’est bien un comité exécutif avec des profils plus jeunes ! Surtout quand on sait que les salariés de moins de 35 ans représentent 50% de l’ensemble des salariés du secteur.

D’après vous, comment sera représentée la femme dans la pub dans 5 ans ?

S.L. : Elle sera encore mieux représentée dans les COMEX je l’espère et encore mieux représentée dans la publicité j’en suis certaine.

D’ici là, nous avons l’Euro de foot dans moins de 110 jours maintenant, faisons en sorte de ne pas faire de cette fête une succession de clichés en publicité. Parole de femme qui aime le foot !

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