Interview d'un enfant de la French Tech : Grégory Gazagne, DG France de Snap.
Sans bruit, année après année, Snapchat truste le podium des applications les plus utilisées en France et dans le monde. Pourtant, la plateforme fait rarement la une pour les tendances qu’elle a lancées ou la publication d’un influenceur qui a fait jaser. Face au rouleau compresseur TikTok ou la hype d’un Instagram quelle place s’octroie Snapchat dans le paysage des applications sociales ? Pionnière dans l’usage de la réalité augmentée, la plateforme est-elle pour autant aux avant-postes de la tendance des NFT et du metaverse ?
Transfuge de Swile et enfant de la French Tech après dix ans passés chez Criteo, Grégory Gazagne est le nouveau directeur général France de Snapchat depuis sa prise de fonction en juillet dernier. Présentations et échanges autour d’un réseau social pas comme les autres.
À écouter médias et agences, Snapchat leur apporte millions de vues et reach intéressants pour leurs clients. On a pourtant l’impression que la plateforme souffre d’un déficit de notoriété en France – si on la compare à TikTok et Instagram qui font plus parler d’elles. À quoi l’attribuez-vous ?
Grégory Gazagne : C’est quelque chose que l’on nous dit souvent. Cela tient à l’ADN de la plateforme. Snapchat s’est construit comme un antidote aux réseaux sociaux. Encore aujourd’hui, lorsque l’on écoute Evan (Spiegel, le co-fondateur et directeur général de Snap, NDLR), il raconte qu’il a voulu créer une plateforme avec zero like, zéro followers, pas de pression ni de jugement. Comme on est un peu dans la vie finalement, d’où les messages éphémères notamment. De fil en aiguille, nous avons créé une application qui repose sur plein d’expériences différentes. Notre différence, c’est que nous ne sommes pas juste une application de consommation de photos ou de vidéos.
À l’ouverture de l’application, vous tombez directement sur la caméra parce que nous avons envie que les gens créent, qu’ils partent d’un principe créatif et ne soit pas dans la consommation passive. De la même manière, nos contenus sont viraux, mais contrôlés. Pour qu’ils deviennent viraux, les contenus de nos créateurs de contenus professionnels de notre chaîne Discover, vont être analysés par une intelligence artificielle puis par des équipes de modération humaine.
Notre plateforme arrive ainsi à séduire un public extrêmement large : +19 millions d’utilisateurs / jour. Snapchat fait partie du top 3 plus grandes plateformes françaises, mais nous n’avons pas vraiment besoin de le dire. Et ça marche : notre audience continue d’augmenter, nous avons encore enregistré +10% cette année, en France. Au niveau mondial, nous sommes à 17% de croissance d’année en année. C’est ce que viennent chercher les annonceurs, les agences et nos partenaires médias.
Avant d’accéder à la direction générale de Snapchat en France, vous étiez directeur des opérations de Swile. Qu’est-ce qu’une licorne de la technologie du travail et une application américaine de partage de photos et de vidéos comme Snapchat ont en commun ?
G.G. : Je me définis plus comme un enfant de la French Tech, j’ai commencé chez Criteo en 2010. Fleur Pellerin a créé ce label en 2013, année d’introduction en Bourse de Criteo. C’était un phénomène à l’époque puisque c’était la première fois depuis 20 ans que l’on introduisait une entreprise française au Nasdaq. Ce qui m’a plu chez Snap est plus en rapport avec cette aventure-là : l’attrait pour l’entreprenariat, l’innovation technologique, et la collaboration avec des équipes internationales.
Chez Snapchat toutes ces dimensions sont réunies avec en plus, un aspect éthique très important : il y a une approche RSE très forte, étant père de deux adolescentes, il y a une nécessité d’avoir ça au cœur.
Mon attrait pour Snapchat a été drivé par des conversations avec Evan Spiegel sur sa vision de ce qu’est Snap aujourd’hui, mais surtout de ce qu’il sera demain.
La modération est-elle un sujet chez Snapchat, comme elle l’est sur les autres plateformes, de Facebook à TikTok ?
G.G. : C’est aussi l’un de nos avantages, comme nous n’avons pas de viralité à proprement parler, nous parvenons à contrôler les contenus et leur viralité. Récemment, l’ARCOM a reconnu Snapchat comme étant l’un des meilleurs élèves dans la lutte contre la désinformation. Nous avons une responsabilité sociétale importante puisque 94% des 15-24 ans sont présents sur la plateforme.
Nous avons mis en place des solutions d’accompagnement pour les problèmes que peuvent rencontrer cette génération – harcèlement, dépression, etc. – comme la plateforme Here for You, la mise en relation avec e-enfance ou le 3114 pour la prévention du suicide, et puis le portail Heads up mis en place en partenariat avec les autorités pour la lutte contre les addictions.
Instagram a ses stories (dont le format a été plagié sur Snap), Twitter ses publications en 140 puis 280 caractères, TikTok ses vidéos courtes et -souvent- musicales. Qu’est-ce qui caractérise Snapchat selon vous, la réalité augmentée (lens, achats) ?
G.G. : Il y a 3 éléments principaux :
– Une application de messagerie visuelle. On nous définit comme un réseau social car nous sommes un peu à la frontière, mais notre ADN c’est la caméra. Pendant des années, nous avons été la “caméra compagnie”, on ouvre l’app sur la caméra pour créer plutôt que scroller ;
– des outils de communication très innovants : la réalité augmentée nous caractérise, Snap est l’inventeur, le pionnier. Les usages explosent : 250 millions de personnes utilisent la réalité augmentée chaque jour dans le monde et tout un écosystème de créateurs a créé +3 millions de lens. L’usage change entre le côté divertissant du départ et l’aspect utilitaire d’aujourd’hui : La Croix Rouge crée des lens pour apprendre les gestes qui sauvent, on peut apprendre le langage des signes, sensibiliser les jeunes aux votes, etc. C’est un outil de storytelling très fort ;
– nous restons une plateforme vidéo brand safe : la réalité augmentée représente 10 à 15% seulement des revenus de Snap, le reste c’est la vidéo. 10 milliards de vidéos sont vues tous les jours sur la plateforme. Pour avoir cette qualité au niveau vidéo, nous sommes tenus d’avoir le brand safety évoqué précédemment.
À quoi ressemble le Snapchatteur.euse français (âge, sexe, usages) ? Selon des chiffres publiés en 2022, 94 % des 15-24 ans utilisent l’application en France. Comment expliquez-vous ce plébiscite ? Que viennent-ils chercher ?
G.G. : On le voit peu, mais il existe un autre préjugé assez fort : certes Snap bénéficie de 94% de couverture sur les 15-24 ans, mais ils ne représentent qu’un tiers de l’audience. Les 2⁄3 restants ont plus de 25 ans. J’ai été personnellement choqué d’apprendre que l’âge moyen du Snapchateur.euse français, c’est 35 ans. Snapchat continue de séduire les jeunes, ils vieillissent avec l’application, et on ne recrute quasiment que des +25 ans aujourd’hui puisqu’on a maximisé notre potentiel sur les 15-24 ans.
Pour les publicitaires, la plateforme permet d’aller séduire autant les marques “jeunes” que celles automobile, finance, etc. qui vont cibler des audiences plus âgées. On peut le faire d’autant mieux qu’on a fait évoluer nos contenus avec la chaîne Discover (TF1, M6, Le Monde, Brut, etc.) où l’on peut engager une cible plus très captive sur les médias d’origine.
Cette chaîne Discover est forte d’une audience de 17 millions d’utilisateurs / mois, soit 7 millions de plus qu’il y a 5 ans. Dans l’année écoulée, le temps passé sur Snapchat a augmenté de presque 42%. Nos utilisateurs sont donc de plus en plus nombreux et ils restent captifs de plus en plus longtemps sur la plateforme et nos contenus.
Le snapchatteur français est une femme, à 60%, et il/elle utilise beaucoup la réalité augmentée, la communication (messagerie) et de plus en plus sur la partie contenus.
D’après nos études de “consumer insights” : nos utilisateurs viennent d’abord sur la plateforme pour se détacher d’un quotidien pesant : 92% des utilisateurs sont heureux sur la plateforme. Ils viennent communiquer avec leurs amis et leur famille via le chat ou la map et enfin ils viennent découvrir de nouveaux contenus.
Ces derniers sont aussi plus adaptés car ce n’est pas du flux comme en télé par exemple, ce sont des formats très courts et verticaux, designés de manière impactante. CANAL+ est l’un des derniers médias à avoir rejoint l’application, ils ont testé plein de choses et disent aujourd’hui que l’app est un game changer dans l’accélération de leurs audiences. Nous avons pris le parti d’opérer un partage de revenus avec les partenaires média avec lesquels nous travaillons : c’est 50/50 et un win win pour eux comme pour nous en termes de revenus et d’audience.
Quel a été l’impact de l’ATT d’Apple sur votre activité publicitaire ? Est-ce à cause de ce contexte média moins favorable que votre cours de bourse s’est divisé par 7 depuis son sommet en septembre 2021 ?
G.G. : Beaucoup d’autres éléments que l’ATT peuvent expliquer cela, même s’il a nécessairement eu un impact sur l’intégralité de la profession. Nous avons la chance d’avoir des équipes de développeurs qui ont pu réagir assez vite sur des outils d’amélioration de la mesure en first party, qui ont pu s’assurer de la performance des biens représentés chez les partenaires de mesures de nos clients en first party et nous avons mis en place des investissements importants sur des algorithmes qui visent à augmenter un trafic qualifié chez nos clients.
Plus que l’ATT, l’impact que l’on voit aujourd’hui, c’est que notre industrie est le reflet de l’économie mondiale. L’environnement est très incertain, et je suis bien placé pour en parler ayant été chez Swile avant d’arriver chez Snap, le financement des startups et licornes a été fortement impacté par ce retournement de marché et les attentes des investisseurs ont changé.
Pour en revenir à Snap, nous sommes passés d’une attente sur une augmentation de l’audience quotidienne il y a un an, un an et demi, à une attente sur le revenu aujourd’hui et rapidement à une attente sur la profitabilité. Tout cela a créé de l’incertitude, une contraction des marchés, des ambitions revues en termes de croissance et cela impact logiquement le cours de bourse.
Quelle est la situation de Snapchat aujourd’hui concrètement ?
G.G. : Si l’on regarde la situation de Snapchat aujourd’hui – et heureusement qu’on ne dirige pas avec les cours de Bourse – nous sommes dans une bonne dynamique : nous avons énormément de transition de budgets publicitaires des médias traditionnels vers le digital, de l’ordinateur vers le mobile et des générations plus âgées vers la Gen Z et les millennials. Nous avons une audience fidèle avec 375 millions d’utilisateurs tous les jours, +55 millions vs 2022. Nous ne sommes pas dans une bataille de contenus qui coûte extrêmement cher.
Nous avons énormément travaillé pour aller vers la profitabilité : 4 milliards de dollars de cash à la banque et nous allons réaliser les 500 millions de dollars d’économie fixés pour Q1 2023. Pour la 3e année consécutive nous générons des résultats positifs avec un free cash flow positif également depuis deux ans maintenant. Effectivement, le contexte économique est tendu mais nous avons pris très tôt les bonnes décisions. Les cours de bourse suivront la performance de l’entreprise.
L’année dernière, Snapchat dévoilait de nouvelles fonctionnalités d’achat en réalité augmentée, quel bilan en tirez-vous aujourd’hui ?
G.G. : C’est une dynamique très forte. Avec l’AR shopping, nous avons développé beaucoup de fonctionnalités permettant de faire de l’essayage virtuelle. Nous avons mis en place des expériences d’essayage et notamment pour la toute première fois nous les avons réunis au sein d’un même endroit dans l’app. Cela nous a permis de séduire énormément d’industries du luxe qui cherchent de l’innovation, un rendu qualité et un environnement brand safe.
56% des consommateurs identifient le shopping comme étant la principale raison d’utiliser la réalité augmentée (source : étude Snapchat “Augmentality Shift” avec IPSOS, octobre 2022) et 72% des consommateurs sont intéressés par la RA pour interagir avec le produit et l’acheter. Pour les clients plus mass shopping, on voit que la RA permet de réduire les retours, c’est important à double titre : c’est un coût en moins pour nos clients, et cela permet d’avoir un impact sur l’environnement. usage augmente.
Exemple avec Dior et ses sneakers B27 avec un ROI x 6.
Snapchat a fait une incursion dans le web3 et les NFT avec Atari, avec la RA on pourrait croire le chemin tout tracé vers le metaverse pour l’application, qu’en est-il ? Est-ce quelque chose sur lequel vous travaillez ?
G.G. : Notre approche est d’augmenter le monde réel. Nous avons la volonté de mettre en place des technologies qui appliquent une couche de digital sur le monde environnant. Nous sommes plus dans cet univers-là que dans la volonté d’enfermer les utilisateurs avec un casque audio et visuel dans des mondes virtuels qui peinent à aboutir à quelque chose de réaliste. Même avec des milliards d’investissements dedans.
Les gens sont à l’aise dans monde réel, augmenter ce monde réel est déjà une ambition démente et surtout réelle. Ces expériences ont lieu tous les jours et sont utilisées par des millions de personnes. Depuis 7 ans nous avons investi dans ce domaine, il y a encore énormément à faire, d’où nos investissements dans nos lunettes Spectacles. C’est ce qui se rapproche le plus de la demande des utilisateurs et de ce qui peut être disponible aujourd’hui.
Le metaverse (et le Web3 en général) est quelque chose qui deviendra peut-être intéressant dans 10 ans. En attendant, il n’y a pas beaucoup d’autres manières d’échanger et d’augmenter le monde. Nous sommes dans cette réalité-là plutôt qu’un futur hypothétique.
Quelles sont les prochaines évolutions/innovations de la plateforme ?
G.G. : La majorité des nouveautés ont été révélées l’année dernière, et je ne peux rien révéler de ce qui va être annoncé Snap partner summit le 19 avril prochain.
Je peux seulement insister sur Snapchat+ (+2 millions d’utilisateurs en 6 mois), un système d’abonnement pour notre communauté afin d’accéder à des services additionnels.
L’événement phare de l’année dernière est la création de l’AR studio à Paris. Pourquoi la France ? Nous avons un mix unique de talents mêlant développeurs, designers, graphistes 3D, etc. Et la France héberge les meilleurs studios d’animation au monde. L’équipe est basée à Station F dont la vocation est d’évangéliser sur la réalité augmentée. Des choses ont été mises en place avec la BNF et un partenariat avec Christian Marclay.
Le but – non lucratif – du studio est de travailler avec les grandes institutions françaises et européennes pour développer l’accès à la RA et faire connaître notre univers au plus grand nombre.