Razoscan : quand la sobriété numérique suscite la performance économique

Par Élodie C. le 24/02/2022

Temps de lecture : 13 min

Vous n'aurez plus à choisir entre sauver les bébés phoques et gagner de l'argent.

Production raisonnée et éco-conception : tous les pans de l’industrie publicitaire ont actuellement ces tendances en tête, et cela pour les années à venir. À l’heure où les enjeux environnementaux sont dans l’esprit de chacun (sauf pour nos candidats à l’élection présidentielle) et que la RSE n’est plus une simple variable communicationnelle, les initiatives se multiplient pour réduire l’impact de nos activités sur la planète. 

C’est dans ce contexte que Razorfish s’est associée au collectif GreenIT.fr afin de lancer le Razoscan. Un outil précurseur sur le marché qui permet de mesurer, piloter et améliorer en continu l’empreinte environnementale des plateformes digitales des entreprises.

Frédéric Bordage, expert indépendant fondateur du collectif GreenIT, première communauté des acteurs du numérique responsable, dévoile les coulisses de cette association et tente — plus encore aujourd’hui — de faire comprendre que sobriété numérique rime parfaitement avec rentabilité économique.

GreenIT a été fondé en 2004, avant même l’avènement des réseaux sociaux et ce que l’on nomme aujourd’hui la plateformisation du monde. Pourquoi si tôt, voyiez-vous déjà à l’époque ce qu’Internet pouvait/allait devenir et engendrer comme conséquences environnementales ?

Frédéric Bordage : Cela fait des décennies que la situation environnementale se dégrade. À l’époque, nous commencions à prendre conscience de cet état de dégradation, et seules quelques personnes parlaient alors de green computing. Nous avons senti que le sens de l’histoire conduirait probablement à ce que le Google de demain intègre des bouts d’ADN développement durable : people, planet et profit (les 3 piliers du développement durable). C’est la raison pour laquelle nous avons créé GreenIT.fr avec l’idée de réconcilier le numérique et les contraintes planétaires. 

Nous avions déjà pour objectif de ne pas seulement réduire les impacts sur l’environnement, mais également de créer de la valeur : comment, au travers de ces contraintes planétaires, repenser notre rapport au numérique, nos usages et la façon de concevoir ces services digitaux pour qu’ils soient plus durables, soutenables et en faire source d’innovations répondant aux trois piliers du développement durable. 

Comment avez-vous vu les sujets de la sobriété numérique, de l’écoconception, et de la low-tech évoluer depuis bientôt 20 ans ?

F.B. : Pour les deux premiers sujets, c’est GreenIT qui a lancé les démarches en ce sens, nous les avons donc vus naître. Pour la sobriété numérique, nous avons commencé à travailler dessus vers 2009, sans véritablement en parler à l’époque : le terme ne faisait pas écho à l’innovation, mais plutôt à la technophobie et la décroissance et ce, dans le mauvais sens du terme. Nous utilisions alors d’autres mots, même si les démarches étaient déjà mises en place.  

Pour l’éco-conception des services numériques, c’est la même logique de fond : réduire les impacts environnementaux lors de la production. Cela a été plus facile à médiatiser puisque les standards internationaux existaient déjà : IEC 62430, qui définit ce qu’est une démarche d’éco-conception pour les ingénieurs, et ISO 14040 qui explique quant à elle comment quantifier les impacts environnementaux. Nous étions plus outillés et il y avait un plus large consensus. Nous n’avons eu qu’à adapter ces méthodologies et ces standards à la problématique du numérique : site web, applications mobiles, etc. 

Le sujet de la sobriété numérique a explosé il y a deux-trois ans, mais il est encore trop perçu comme une démarche uniquement mise en œuvre par des individus à titre personnel, alors même qu’il s’agit d’une démarche civilisationnelle. C’est le seul regret que je relèverais sur ces vingt dernières années : notre démarche a été résumée au bout de la lorgnette, quand l’enjeu était la prise de conscience qu’il restait 30 à 60 ans de numérique devant nous du fait de l’épuisement des ressources nécessaires à sa fabrication.

L’idée de la sobriété numérique est justement d’économiser le numérique, de gérer au mieux les derniers stocks de matière première restants. En se posant cette question, nous avons inventé des démarches de sobriété numérique : en « virant » du numérique partout où l’on en fait, c’est-à-dire en associant de la high-tech avec de la low-tech, on va créer de la valeur avec ce que l’on appelle la slow-tech. C’est un facteur de compétitivité pour un pays comme la France par rapport au reste du monde, au-delà d’être un simple facteur de réduction des impacts environnementaux à long terme. C’est une idée plus riche qu’on imagine, une véritable base d’innovation.

Par exemple, la startup Weather Force calcule des prévisions pluviométriques pour les agriculteurs. Nous avons éco-conçu leur service numérique, une app mobile 4G qui marche bien en Europe. Comment réduire l’impact associé à ce service tout en permettant à cette startup de conquérir des pays émergents riches de milliers de clients potentiels, mais pas forcément tous équipés en 4G ? Nous avons rajouté un canal de diffusion des prévisions pluviométriques calculé sur des supercalculateurs IA (high-tech) à Toulouse qui se trouve être de simples alertes SMS en 2G (low tech). 

Que ce soit en matière de graphisme, de production ou de création publicitaire, l’éco conception ou écologie de la production/production raisonnée est désormais sur toutes les lèvres. Comment analysez-vous ces démarches ? Mieux vaut tard que jamais, quitte à flirter avec l’opportunisme et le green washing ?

F.B. : Nous n’aimons pas le greenwashing, évidemment. Souvent, il n’est pas volontaire, dans le sens où des acteurs qui veulent bien faire n’ont pas les compétences et s’adonnent au greenwashing sans mauvaises intentions. Cela arrive beaucoup. Il ne faut pas taper sur ces acteurs-là, mais les aider. Pourquoi ? Le greenwashing est extrêmement dangereux, car il donne l’impression de faire le job pour nos enfants et les générations à venir. Pendant que le job n’est pas fait, on passe à côté du sujet alors qu’on a 30 ans devant nous maximum. Nous n’avons plus le temps de nous tromper et de faire du greenwashing si on veut atteindre les objectifs de développement durable. 

Vous avez conçu, en association avec l’agence Razorfish, une solution permettant de mesurer, piloter et améliorer en continu l’empreinte environnementale des plateformes digitales des entreprises : le Razoscan. Quelle en est la genèse ?

F.B. : Razorfish (groupe Publicis) n’est pas forcément un expert de la quantification des impacts environnementaux du numérique, ce n’est pas leur boulot. En revanche, ils savent accompagner les entreprises sur ces sujets-là et les faire progresser, d’où notre association. L’enjeu pour GreenIT.fr c’est qu’en les guidant ils puissent à leur tour guider leurs clients et réellement progresser dans l’eco-conception, sans greenwashing.

Pour la genèse, c’est notre positionnement : nous sommes bénévoles et n’avons aucun enjeu économique dans ce type d’association. Caroline Darmon, la directrice de la RSE du groupe Publicis, s’intéresse depuis un moment à ces sujets-là, j’étais intervenu en 2014 déjà. De fil en aiguille, en discutant avec Razorfish, un des acteurs les plus moteurs au sein du groupe, il nous est apparu intéressant de nous associer : nous sommes certes experts dans notre domaine, mais un peu comme des autistes dans leur grotte. On ne gère pas des millions d’euros de chiffre d’affaires et des centaines de clients, nous recherchons des effets de levier en mettant à la disposition de tout le monde une technologie gratuite afin de progresser ensemble. Autre aspect et non des moindres, ils sont sincères. Les valeurs et l’intégrité dans la démarche sont primordiales, quand bien même tout cela ne serait pas parfait.

L’outil tend-il vers la neutralité carbone des sites ?

F.B. : Le Razoscan permet de scanner un site web, et délivrer une idée de la performance environnementale de ce site web. De cette performance, l’EcoIndex (notre technologie maison), nous déduisons une empreinte environnementale : nous pouvons ainsi déterminer si tel site est performant et quels sont les impacts environnementaux associés. L’enjeu est ensuite de détecter quelles sont les sources d’impact pour améliorer et mettre en œuvre des pratiques d’éco-conception qui vont réduire ces impacts.

L’EcoIndex est aujourd’hui la référence incontestable, tout le monde l’utilise pour mesurer et (se) comparer. Avec Razoscan, nous allons pouvoir scanner tous les sites web d’une même entreprise (mais aussi des app métier, etc.), détecté qu’il y a x sites particulièrement peu performants, lourds et avec beaucoup d’impacts environnementaux sur ce portefeuille précis pour s’attaquer à eux en priorité. C’est vraiment un premier niveau d’analyse qui laisse ensuite la main aux « cerveaux » de se positionner. 

Nous ne visons pas la neutralité carbone, nous sommes plus agressifs : nous voulons réduire les impacts environnementaux et pas seulement les gaz à effet de serre. Nous sommes donc en analyse du cycle de vie (basé sur des standards internationaux et les recommandations de la Commission européenne), et nous appuyons sur différents indicateurs d’impacts environnementaux (gaz à effet de serre et eau). Cette démarche va permettre de réduire des impacts forcément négatifs, charge ensuite à Razorfish et ses clients de décider s’ils souhaitent compenser les émissions de gaz à effet de serre restantes. 

Quelles sont les actions à mettre en place de façon évidente ?

F.B. : Les plus évidentes sont les plus difficiles parce qu’elles sont culturellement difficiles à accepter : 
– Limiter la couverture fonctionnelle à l’essentiel : sans faire de publicité pour Google, on trouve une fonctionnalité sur sa page d’accueil — la recherche — vs 25 sur celle de Yahoo.  La clé n’est pas technique, mais avant tout d’abord du côté des product owner : comment je conçois, d’un point de vue métier, l’expérience utilisateur, l’outil que je mets à sa disposition.

La façon dont vous concevez ce service, et le fait qu’il soit sobre, frugal, simple, induit une réduction significative des impacts environnementaux.

– Se demander comment on le fait : ai-je réellement besoin d’une app mobile 4G pour afficher un QR code ? L’éco-conception est liée au cas d’usage, d’un point de vue fonctionnel, graphique, etc. Globalement, plus c’est court plus c’est bon, moins l’utilisateur passe de temps à réaliser ce qu’il à faire, mieux c’est. L’utilisateur est satisfait, le coût de production du site est modeste, donc la marge est importante, etc. On observe une convergence vers une conception globalement responsable où l’on dépasse la simple éco-conception : RGPD, éthique, diversité du monde.

Est-ce un sujet encore marginal chez les agences et annonceurs ? Et une bonne nouvelle que de plus en plus d’agences tentent de porter ce sujet-là et conseiller/influencer les annonceurs ?

F.B. : On se trouve au début de l’accélération, le sujet était beaucoup plus marginal avant, même si la démarche reste encore marginale, on sent la pression législative et une pression encore plus forte de la société civile. C’est d’ores et déjà incontournable, ce n’est pas pour rien que de très grandes entreprises revendiquent l’éco-conception de leur site web, que leurs prestataire comme Razorfish se positionnent sur le sujet, etc. C’est plus nice to have, mais must have.

Ce qui est important c’est qu’en accompagnant les clients avec une éco-conception profonde, cela leur coûte moins cher, ils fidélisent mieux leurs clients et ça crée du business derrière. Les enjeux dépassent la réduction des impacts, car c’est une approche globale. On est en pleine phase d’accélération donc c’est réjouissant.

6. Comment parvenez-vous à convaincre les décideurs ?

F.B. : Demander au patron de la SNCF de réaliser l’éco-conception de SNCF Connect, vous allez voir ce qu’il va vous répondre. Demander au patron de Yahoo de réaliser l’audit éco-conception de Yahoo. 

La fracture numérique marche très bien avec l’éco-conception : elle n’est pas majoritairement sociale ou économique, mais surtout géographique et territoriale. Vous pouvez être milliardaire, si vous êtes au fin fond de la Creuse en 3G, vous êtes au fin fond de la Creuse en 3G. D’un point de vue business, un patron comprend bien qu’éco-concevoir c’est éviter de déclencher une fracture numérique, mais s’en prémunir. Donc des millions d’utilisateurs ou de clients potentiels à toucher à la clé.

De la même manière éco-concevoir c’est repérer les défauts de conception, améliorer le parcours client, ainsi le taux de fidélisation et de conversion augmente. L’enjeu économique derrière l’éco-conception au-delà des impacts environnementaux, les décideurs le comprennent très bien.

Si les chiffres et comparaisons rendues publiques sont alarmants —L’empreinte numérique en France représente déjà 2,5 % des émissions de gaz à effet de serre et doublera d’ici 2025 selon la dernière Évaluation de l’impact environnemental du numérique en France, menée conjointement par l’ADEME et l’ARCEP). On peut se poser la question du réel impact d’un tel outil quand ce sont plutôt les terminaux (leur fabrication, obsolescence, non-durabilité et absence de recyclage) qui sont polluants plutôt que les usages. 

F.B. : Je suis habitué à la question, mais elle est judicieuse, car elle permet d’éclairer un point d’incompréhension général. La gourmandise des logiciels, du site web, de l’application mobile que je cherche à utiliser va déclencher l’obsolescence prématurée d’un téléviseur, d’un smartphone, d’une tablette, etc. Quand on éco-conçoit le service auquel l’utilisateur tente d’accéder, il est nécessairement plus léger, plus compatible, moins exigeant en termes de configuration matérielle, et repousse donc d’autant plus loin le moment où le terminal ne sera plus assez puissant.

Avec l’éco-conception on se prémunit de l’obsolescence programmée : mettre à disposition un flux vidéo en basse définition même si tout le monde commence à migrer vers des TV 4K. On s’assure que l’expérience utilisateur est satisfaisante pour tous. Si elle l’est pour ceux qui peuvent afficher sur un écran 800×600 par exemple, alors elle le sera a forciori pour un utilisateur mieux loti. 

L’enjeu du Razoscan, c’est de ne pas déclencher l’obsolescence des terminaux utilisateur. D’ailleurs, dans la façon dont on calcule l’EcoIndex, le poids le plus important c’est celui du paramètre technique (plus que l’empreinte réseau ou serveur) : mesurer la complexité de la page qui s’affiche devant vos yeux. 

Je sors d’un groupe de travail avec le gouvernement sur l’indice de durabilité publié au 1er janvier 2024. En prolongeant la durée de vie d’un terminal, on produit moins. C’est indirect, mais essentiel. Aujourd’hui pour réduire l’empreinte numérique d’un Français, les deux solutions sont :
– le réemploi, en donnant une seconde vie à nos équipements ;
– l’éco-conception.

Faut-il que la sobriété numérique, l’éco-conception devienne une norme pour imposer une façon de faire, à l’instar du RGPD en Europe sur la protection des données ? Y a-t-il des lois ou règlements internationaux qui existent en la matière ? 

F.B. : Le collectif GreenIT milite pour ça depuis très longtemps. On préconise de rendre obligatoire l’éco-conception des sites web de l’État et des grandes entreprises. On calque le périmètre de ces sites sur l’article 45 de la loi pour une République numérique (qui redéfinit  le périmètre de l’accessibilité numérique). Cela va arriver. La loi REN, qui vise à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France, aborde la création d’un référentiel général d’éco-conception de service numérique. De même que la résolution du parlement européen de novembre 2020

Comment parvenir à ce que ce sujet soit davantage adopté par la société : un label, une loi, une pédagogie repensée ? On le voit, les enjeux environnementaux sont l’une des principales préoccupations des citoyens, pourtant le sujet brille par son absence dans les débats de la campagne présidentielle. 

F.B. : D’abord sur le long terme : nous sommes très fiers d’avoir obtenu les articles 1 à 3 de la loi REN :
– 1er : sensibiliser les enfants de l’école primaire au bac à la sobriété numérique pour prendre du recul par rapport à notre relation au numérique (aspects sanitaires et environnementaux) ;
– 2 et 3 : former les ingénieurs à la réalisation d’analyses du cycle de vie et à l’éco-conception des services numériques.

Sur le long terme, c’est la réponse qui permettra d’aller le plus loin sur le sujet.

À court terme, il faut réguler plus, puisque sans contrainte demain nous serons en 4K, puis en 8K, 16K, 32K, etc. Le développement durable, l’avenir de nos enfants reste un sujet encore très politiquement correct, sans pression mise sur les acteurs économiques on ira probablement pas assez vite. Notamment parce qu’ils n’ont pas compris ou ne prennent pas conscience du caractère discriminant positivement et différenciateur de la démarche d’éco-conception pour le business. Weather Force deviendra les leaders mondiaux de leur domaine parce qu’ils ont compris qu’éco-concevoir, préserver la planète peut-être très salvateur pour les affaires.

Nous faisons face à une opposition culturelle très ancrée entre sauver bébé phoques et gagner des dollars quand on peut faire les deux. Malgré tous nos retours d’expériences, c’est un verrou encore fort et difficile à faire sauter.

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