Sobriété, retail media et interopérabilité sont au programme.
Répartition de la valeur et place des GAFAM, alternatives aux cookies, intérêt de la data first party, recherche de plus de contextualisation et d’interactions pour les formats publicitaires, mais aussi développement d’approches plus responsables… Les années passent mais les mêmes questions animent toujours l’écosystème de la publicité digitale.
“Il faut du temps pour prendre des décisions et les budgétiser en temps normal, et encore plus dans une période aussi tendue économiquement, alors que les budgets marketing sont souvent les premiers touchés. Tous ces sujets sont des préoccupations pour les annonceurs à divers degrés, mais il faudra faire des arbitrages”, prévient Julie London, directrice marketing d’Oscaro et vice-présidente de l’Alliance Digitale, entité regroupant l’IAB France et la Marketing Mobile Association. Ainsi, si les sujets sont les mêmes, c’est le contexte qui évolue : de l’inflation aux risques de récession, celui de 2023 promet d’être morose.
Bien sûr, il faut relativiser. Selon les résultats du dernier BUMP dévoilés ce 14 novembre, les investissements en search, social, display et autres leviers digitaux ont augmenté de 13,5 % à 6,275 milliards d’euros lors des neuf premiers mois de 2022, par rapport à la même période en 2021, et de 39,9 % par rapport à 2019, année de référence. Mais au troisième trimestre 2022, Meta a vu son bénéfice net divisé par deux, après une baisse de 36 % au trimestre précédent. En parallèle, les revenus publicitaires de Google n’ont progressé que de 2,5% au troisième trimestre, contre une hausse de 43 % un an plus tôt !
“J’ai rarement vu un marché aussi déboussolé. Les annonceurs ne savent plus vers qui se tourner, alors que les taux de clic et d’engagement sont toujours à la baisse. Pour la première fois depuis des années, je ne vois aucune tendance claire se détacher”, constate d’entrée de jeu Maria Mercanti-Guérin, enseignante-chercheur en Marketing Digital à l’IAE de Paris et à la Sorbonne Business School. Signe que l’adtech doit se réinventer ? C’est ce qui semble ressortir des témoignages du panel d’experts que nous avons interviewés. Alors, parmi tous ces sujets connus et déjà largement évoqués par ailleurs, quelles sont les nouveautés ?
L’interopérabilité, au coeur du nouveau cadre réglementaire
Tout d’abord, il faut constater que le périmètre de l’adtech s’est considérablement élargi. “Tous les médias sont digitaux désormais, de la télévision à l’affichage, sans oublier l’audio ou les nouveaux médias comme le gaming. En 2023, il faudra réussir à mettre tous les acteurs autour de la table pour aller vers plus de convergence. Bien sûr, la fin des cookies va à nouveau occuper les esprits, et la contraction du marché va remettre le sujet de la mesure au cœur des débats”, indique Véronique Pican, Managing Director France d’Equativ (ex-Smart) et vice-présidente de l’Alliance Digitale. Elle est rejointe par Arthur Millet, le directeur général de l’entité : “Le canal CTV / OTT prend une ampleur croissante chez les annonceurs. À cela s’ajoute l’arrivée de Netflix sur le marché publicitaire… Entre GRP et CPM, la question de la mesure de l’audience et de la performance se pose à nouveau, et il ne faut pas que les plateformes se mesurent elles-mêmes ! Enfin, le sujet de la convergence concerne aussi l’énorme enjeu de la réduction des émissions carbone du secteur. À l’heure de la fin des cookies tiers, ce sujet va aussi influencer la construction du marché à l’avenir, et il faut dès maintenant poser les bases de nouveaux standards.” En matière de durabilité, 2023 verra ainsi le Digital Ad Trust devenir le Sustainability Digital Ad Trust.
Mais plus globalement, cet appel à la convergence et à l’application de nouvelles règles fait écho à un besoin de plus d’interopérabilité. Selon de nombreux membres de notre panel, ce sera l’une des grandes tendances de l’année 2023. “L’année sera encore marquée par les sujets réglementaires, avec la transposition en droit français du Digital Market Act et du Digital Service Act, lequel s’appliquera dès l’an prochain pour les grandes plateformes. En plus du Data Act, tous ces textes vont potentiellement contraindre ces dernières à plus d’interopérabilité des inventaires et de partage de la donnée. Cela va favoriser l’optimisation des capacités de ciblage, de reach et de mesure cross-canal, mais aussi la concurrence et l’innovation chez les acteurs européens. Demain, on ne sera peut-être plus obligé de passer par DV360 [Display & Video 360 de Google, NDLR] pour acheter des inventaires sur YouTube. Par ailleurs, il faut aussi citer l’engagement pris par Meta cet été devant l’Autorité de la Concurrence au sujet de la réintégration de Criteo aux API de ses plateformes”, analyse Jean-Baptiste Rouet, Chief Digital & Programmatic Officer de Publicis Media et président de la commission digitale de l’Udecam, qui rappelle également que, du point de vue réglementaire, le Privacy Shield II proposé par les Etats-Unis début octobre n’est pas entériné par l’UE. Travailler avec des acteurs américains soumis au Cloud Act n’est donc pas conforme. Problème : personne ne sait faire cela sans sacrifier la performance de ses campagnes.
Le retail media s’impose dans un contexte économique qui favorise l’efficacité
Au cadre réglementaire s’oppose ainsi la réalité économique. D’autant plus en période de crise. Les GAFAM le savent, et en profitent pour mettre en avant leurs écosystèmes logués et leurs propres outils de ciblage et de mesure. Une logique exacerbée par Apple, accusé notamment par l’Alliance Digitale, l’Udecam et le SRI d’abus de position dominante du fait de la mise en place de l’App Tracking Transparency (ATT). 2023 verra peut-être l’Autorité de la Concurrence statuer. En attendant, les regards se tournent vers la Californie, où une class action vient d’être lancée alors qu’Apple y est aussi accusé d’avoir utilisé les données des utilisateurs iOS sans leur consentement.
Mais un autre “A” va continuer à animer le marché publicitaire en 2023, ou du moins à l’inspirer : il s’agit bien sûr d’Amazon. Si avec 4 milliards de dollars de chiffre d’affaires publicitaire en 2021, Apple est encore loin de Google (210 milliards) et de Meta (115 milliards), Amazon est désormais le troisième acteur de la publicité en ligne. En la matière, son CA a augmenté de 25 % au troisième trimestre, se portant à 9,5 milliards de dollars. L’e-commerçant bénéficie notamment du développement du retail media, avec des formats publicitaires ciblés grâce aux données de consommation et activés sur des sites marchands, au plus proche de l’acte d’achat.
“En dehors d’Amazon et de la Chine, les projections tablent sur un marché de 32 milliards de dollars en 2024, soit une hausse de 22 % par rapport à maintenant. En 2020, 25 % de nos revenus étaient générés en dehors du retargeting. Au dernier trimestre, cette proportion était de 37 %, et nous pensons que 75 % de notre chiffre d’affaires sera réalisé par le commerce media d’ici à 2025”, indique Nicolas Rieul, vice-président Europe de l’Ouest de Criteo. Il élargit ainsi le spectre de cette activité à l’ensemble des sites e-commerce, et pas seulement aux retailers. “C’est la troisième vague de la publicité en ligne, après le search et le social. On utilise mieux la donnée propriétaire pour cibler véritablement les clients, plutôt que de faire du media ou de l’audience planning. Par ailleurs, ces formats sont plus proches de la transformation, ce qui permet aussi de mieux mesurer. C’est une réponse idéale à la fin des cookies tiers et à la recherche d’environnements brand safe et de contextes de consommation pertinents.” Mais comme lui, Véronique Pican observe que la performance ne signifie pas systématiquement bas de funnel : “On peut faire du branding très performant. D’autant que des leviers d’activation souvent associés à la performance comme le search ou le social commerce n’ont jamais été aussi inflationnistes.”
La sobriété, clé d’une approche aussi efficace que durable ?
Enfin, en 2023, l’efficacité pourrait prendre des formes inattendues, notamment au travers de la réduction de l’impact sur l’ensemble de la chaîne de valeur. “On ne sait pas vraiment l’expliquer, mais des stratégies de ciblage ou des formats plus sobres et performants énergétiquement, comme le ciblage des devices connectés en wifi par rapport à ceux connectés en 4G, amènent à une baisse du CPM”, notait ainsi Céline Craipeau, Brand Strategist et Senior Director au sein de l’agence Jellyfish, dans notre dossier sur les tendances de l’achat média. D’où l’intérêt de solutions comme Impact+, qui font des émissions carbone un nouvel élément à prendre en compte dans l’activation des campagnes. De son côté, une solution comme Greenbids se développe afin de réduire les émissions du programmatique, en optimisant les connexions entre DSP, SSP et éditeurs, alors que ce mode d’achat ressemble à un mille-feuille d’intermédiaires.
Une logique également à l’œuvre en matière de search et de gestion des sites web : “Le poids de ce levier va se renforcer avec la fin des cookies. Optimiser et éco-concevoir son site va améliorer la vitesse de chargement. Ce sera récompensé par Google et permettra d’attirer plus de trafic sur son écosystème et donc de collecter plus facilement des données propriétaires« , estime Amélie Ponchau, directrice générale de l’agence Big Youth. Enfin, si l’on remonte la chaîne de valeur plus en amont, la crise énergétique pousse également à l’adoption de comportements plus sobres en matière de data. “L’érosion de la performance digitale s’explique aussi par la hausse des coûts de l’électricité et de l’hébergement, de l’ordre de 15 à 20 %. Le ROI des dispositifs est touché, et je pense que cet aspect va s’intensifier en 2023, et pas seulement du fait de la RSE. Il faut remettre en question notre façon de travailler, et chercher une plus grande sobriété dans l’utilisation de la data. On peut réduire la donnée hébergée chez l’annonceur de 30 % sans impact opérationnel”, constate Artus de Saint Seine, DGA activités data chez Isoskele, ajoutant : “Avant le RGPD, on avait tendance à tout garder, en se disant qu’on ne savait pas quelles données seraient utiles à l’avenir. La réglementation a déjà amené l’adoption de bonnes pratiques en matière de sobriété.”
Ainsi, dans sa quête d’efficacité, l’industrie a tendance à se tourner vers des solutions de plus en plus technologiques. Mais cela est peut-être en passe de changer.
Un retour à plus de simplicité ?
“On a vu de plus en plus de solutions de marketing prédictif, d’automation et d’intelligence artificielle se développer dans un contexte d’abondance de la donnée. Les restrictions à l’œuvre vont pousser de nouveaux usages autour de la data first, avec un focus sur la fidélisation, et remettre en lumière les problématiques de gouvernance de la donnée”, estime Daniel Boyer, Data Country Manager chez Valtech. Le développement de l’analyse de la donnée contextuelle est toujours une tendance forte, en témoigne la levée de fonds de 250 millions d’euros réalisée cette année par Seedtag. Il faut aussi évoquer les initiatives visant à mieux mesurer l’attention, à l’instar de ce que propose Teads Ad Manager. Ce courant devrait mettre en valeur les inventaires digitaux des médias classiques, et servir d’argument au développement de la télévision connectée, de l’audio digital ou encore des offres “AVoD”, comme le propose désormais Netflix.
Dans ce contexte, “il va falloir être très souple pour maintenir des reachs importants, du fait de la fragmentation d’audiences qui utilisent des environnements silotés et des adblocks, tout en ne donnant pas leur consentement au tracking publicitaire”, constate Jean-Baptiste Rouet. De quoi évoquer quelques tendances potentiellement en vogue l’an prochain : “J’ai l’impression que des canaux horizontaux, plus CtoC, sont plus souvent évoqués. Il y aura peut-être un renforcement de l’utilisation publicitaire du sms ou du messaging, plus interactifs et qui permettent de mieux fidéliser, à défaut de faire de l’acquisition car trop intrusifs”, estime Daniel Boyer.
Quant au sujet des CMP, il pourrait lui aussi gagner en importance : “Il y a encore trop de CMP “techniques”, mises en place dans l’urgence en 2018 et qui ne visent qu’à recueillir le consentement, alors que ce format obligatoire doit être envisagé comme une opportunité plutôt qu’une contrainte. Il faut proposer un support plus riche aux internautes, et mieux indiquer les bénéfices qu’ils obtiendront en étant opt-in”, explique Artus de Saint Seine, évoquant l’outil d’analyse du comportement des utilisateurs face à la demande de consentement développé par TimeOne, filiale d’Isoskele, lequel est susceptible d’indiquer les parcours favorisant l’opt-in. Le CMP serait aussi l’occasion de tester de nouveaux formats plus interactifs, accueillant l’internaute sur le site et lui demandant de préciser ses besoins afin de lui offrir une meilleure expérience. “C’est une approche orientée zéro-party data, qui permet de personnaliser l’expérience tout en s’inscrivant dans une tendance générale de reprise en main par les utilisateurs de leurs données. Il faut revenir à des stratégies plus customer-centric, et plus transparentes pour l’utilisateur”, évoque Amélie Ponchau.
Mais plus il y aura d’analyses et de mesures, plus il y aura d’informations à traiter, et plus le besoin d’utiliser des algorithmes se fera sentir. Certains membres de notre panel évoquent ainsi un retour à des pratiques plus anciennes, tant dans le traitement de la donnée non-personnelle que l’utilisation de médias plus classiques comme la télévision. D’autres dénoncent aussi la trop grande complexification du marché de l’adtech, et le recours trop poussé à des technologies de plus en plus opaques. “Il y a comme une fatigue du digital. Au-delà de déplaire à la CNIL, Google Analytics 4 a été critiqué pour son aspect trop automatisé. Certains de mes élèves se plaignent de ne plus avoir assez la main sur leurs campagnes. On vous laisse moins réfléchir par vous-même. C’est une situation difficile pour les marketeurs qui ont moins l’occasion de prouver leur valeur ajoutée”, observe Maria Mercanti-Guérin, ouvrant alors le sujet de l’attractivité des professions de l’adtech, à l’heure où il est crucial de fidéliser les talents pour faire face à ces nouvelles évolutions.