Un pari gagnant à 100 millions.
Cette interview fait partie de notre newsletter DOOH.
Pendant le Grand Prix de la Communication Extérieure 2025, qu’elle présidait cette année, Valérie Decamp, directrice générale de Mediatransports, a accepté de revenir avec nous sur un chantier de transformation aussi profond que stratégique : le développement du DOOH au sein de la principale régie média française dédiée aux transports (RATP, SNCF et une trentaine de régies). Un virage amorcé dès 2008, accéléré depuis 2010, et qui place aujourd’hui Mediatransports parmi les leaders français du digital out-of-home. Avec plus de 3 000 écrans déployés – bientôt 4 000 – et déjà un tiers du chiffre d’affaires généré par le DOOH, l’opérateur entend conjuguer croissance et responsabilité.
Dans cette interview, Valérie Decamp revient sans langue de bois sur les bouleversements internes qu’a impliqués cette mutation (plan social compris), les investissements massifs dans le DOOH, mais aussi sur les enjeux de mesure, de programmatique, ou encore de data. Une parole franche, experte et engagée, qui éclaire les grandes mutations du secteur de l’affichage, à l’heure où l’innovation technique ne suffit plus sans un pilotage stratégique, collectif et créatif.
Que représente le DOOH pour Mediatransports ?
Valérie Decamp : L’offre DOOH de Médiatransports, c’est aujourd’hui un peu plus de 3 000 écrans sur l’ensemble du territoire. On sera, à la fin de l’année, pas loin des 4 000, puisqu’on va terminer la digitalisation complète des environnements gare SNCF.
Pour nous, le DOOH a été un virage stratégique majeur. Nous avons été les premiers à lancer les écrans numériques en 2008 dans le métro, mais ça n’a pas eu un succès fou. On a même connu des débuts assez compliqués, avec beaucoup de critiques. Le vrai démarrage a été en 2010 dans les gares.
Et à l’occasion du nouveau contrat avec la SNCF, on s’est engagés à dédensifier massivement. 12 000 emplacements publicitaires dans les gares ont été remplacés par 3 000 écrans numériques. Cela nous permettait de proposer une croissance responsable. Je sais que le mot s’est un peu banalisé, mais le pari a été de se dire qu’en dix ans, on peut doubler notre chiffre d’affaires, tout en réduisant de près de 60 % nos consommations électriques et de près de 50 % nos émissions carbone grâce à la réduction du nombre d’emplacements.
Quel a été l’impact sur la façon de valoriser vos faces / écrans ?
V.D. : En 2024, le DOOH représente déjà un tiers de notre chiffre d’affaires : 100 millions d’euros pour un total de 300 millions. À horizon 2027, je pense qu’on dépassera les 50 % de DOOH. Cela ne s’est pas fait tout seul. Nous avons investi près de 100 millions d’euros pour atteindre ces volumes. Nous avons eu raison d’y croire car nous observons ce que l’on espérait : une meilleure valorisation de l’inventaire publicitaire. Nous avons moins d’emplacements, mais ce sont des emplacements plus intelligents.
On imagine qu’une telle modification du parc a engendré un bouleversement en interne ?
V.D. : Ce fut une transformation profonde de l’entreprise.
Dans la gestion de notre parc publicitaire déjà : on administre tout nous-mêmes, avec notre propre serveur. On gère les écrans à distance, on peut piloter les campagnes, nos écrans s’auto-diagnostiquent. C’est un changement énorme.
Nous avons aussi dû passer par un plan social il y a trois ans, car des afficheurs papier n’avaient malheureusement pas toujours l’envie ou les compétences pour devenir techniciens de maintenance de niveau 1. On avait pourtant proposé cette reconversion. Globalement, ça s’est bien passé, on les a bien accompagnés.
Et dans la commercialisation, ce n’est plus du tout la même chose. Malgré les travaux d’audience menés ces dernières années, il n’y a pas encore d’audience unifiée pour l’indoor, contrairement à l’outdoor. L’affichage, peut-être parce que c’est le plus ancien des médias, se vend encore beaucoup à l’ancienne : on achète des faces. Mais avec le digital, nous, ce que l’on pousse, c’est la vente à l’audience, puisqu’on est aujourd’hui capables de la mesurer. Pour les équipes commerciales et marketing, c’est un changement total.
Nous avons donc mené une réorganisation complète des équipes l’an dernier, avec des plans de formation importants, qui ne sont pas encore terminés. Et aujourd’hui, sur le DOOH en France, nous sommes de loin leaders, pas forcément en nombre d’écrans, mais en parts de marché. Nous tirons ce segment de la publicité extérieure.
Où en est justement la mesure d’audience ? Quid de la mesure unifiée de la performance du DOOH réclamée par les annonceurs ?
V.D. : Le DOOH est plus souple à utiliser, surtout quand on l’équipe de capteurs d’audience, dans le respect du RGPD. Ces capteurs nous permettent de comprendre en temps réel comment se déplacent les voyageurs dans les environnements de transport. Ce sont des informations qu’on partage aussi avec les opérateurs de transport, et qu’on convertit ensuite en parcours client. On peut ainsi répondre aux nouvelles exigences des annonceurs, qui cherchent du reach et un maximum de points de contact sans couture. C’est aujourd’hui possible grâce au DOOH.
Quant à la mesure unifiée du DOOH, c’est un travail qui est mené au niveau de l’UPE. Un seul acteur / opérateur ne peut s’en charger seul. Il faut absolument que l’audience soit unifiée pour tout le secteur de l’affichage, que ce soit compatible et comparable avec celle du web et du mobile. C’est essentiel.
L’audience unifiée, pour l’outdoor, elle est déjà en place. Pour l’indoor, en revanche, il va falloir attendre encore un peu. J’espère qu’en 2025, nous serons tous d’accord sur la méthodologie, parce qu’il y a encore des discussions. Et une fois cet accord atteint, il faut lancer les terrains, faire certifier tout cela par le CESP (le Centre d’Etude des Supports de Publicité, ndlr)… donc honnêtement, je pense que nous ne serons pas prêts avant 2027.
Quant à l’économétrie, c’est le même sujet. Peut-être qu’elle arrivera un peu avant, peut-être fin 2026, nous avons déjà bien avancé. Mais ce sont des chantiers lourds, indispensables, et nous sommes tous dessus.
Dans quelle mesure la donnée transport (flux, horaires, fréquentation) est-elle activable pour affiner les campagnes ?
V.D. : Chez Mediatransports, comme nous sommes uniquement présents dans les transports et plutôt dans les grandes villes, nous sommes est hyper forts sur les cibles jeunes actives urbaines. C’est ce qu’on adresse et ce qu’on pousse le plus régulièrement auprès de nos annonceurs.
Après, pour affiner, on s’appuie sur tous les travaux d’audience que nous avons menés. Et très bientôt, nous allons annoncer le lancement de notre Data Management Platform (DMP), qui va nous permettre d’automatiser la vente de nos espaces publicitaires, mais surtout d’onboarder de la data, ce qu’on ne pouvait pas faire jusqu’à présent.
Par exemple, si je prends les gares et les arrivées de trains : on va pouvoir, avec ces données, dire « je commence ma campagne Gare de Lyon, hall 1 ou hall 2, et je veux avoir le même rebond gare de Marseille Saint-Charles quand le même train arrive« . On optimise notre reach, on touche les voyageurs au départ et à l’arrivée. En injectant la data SNCF dans notre DMP, on pourra vraiment adresser le bon message au bon moment, à la gare de départ et à celle d’arrivée. Ce sont des offres que nous seuls pourrons proposer grâce à notre environnement.
On pourra aussi onboarder la data des clients. Si Carrefour veut nous transmettre ses données ticket caisse, nous le ferons avec plaisir.
Est-ce que pour vous, tout l’OOH ou presque sera digitalisé à terme ?
V.D. : Il n’est pas possible de digitaliser 100 % des environnements de transport. Dans le métro parisien, c’est absurde d’imaginer qu’un jour on pourra tout passer en digital. C’est infaisable à cause de l’organisation spatiale des stations : les couloirs, les murs voûtés… Les écrans souples coûtent une fortune, le retour sur investissement sera inatteignable.
Mais cela dépend vraiment de l’environnement de transport. Par exemple, sur le Grand Paris, nous sommes en compétition en ce moment sur un appel d’offres, et le cahier des charges impose 100 % de numérique. Mais là, on part de zéro, avec des gares totalement neuves, des murs droits, tout fibré depuis le début. Donc c’est possible. L’écriture full digital est cohérente.
Mais le papier, lui, continue à avoir un rôle. On le voit dans le mix des campagnes. Il y a beaucoup de campagnes qui mixent DOOH et OOH. Les deux n’apportent pas les mêmes choses, les mêmes attributs. Donc pour moi, non, on ne sera pas dans un monde tout digital.
Autre question de prospective : voyez-vous l’ensemble du DOOH migrer vers le programmatique (5% de pDOOH dans le CA de Mediatransports à date), ou bien le programmatique et le gré à gré cohabiterons toujours, comme nous pouvons le voir sur d’autres supports ?
V.D. : J’aimerais qu’on bascule complètement sur le programmatique. Pourquoi ? Car cela voudrait dire qu’on nous achète totalement à l’audience. Et donc, que nous serons valorisés au juste prix. Aujourd’hui, notre média est clairement sous-investi.
Après, quand on regarde les benchmarks à l’international, les pays les plus avancés comme l’Angleterre, les États-Unis ou même l’Australie, sont aujourd’hui à environ 30 % de part du programmatique. Donc ce n’est pas forcément un objectif de passer à 100 %.
Le gré à gré reste pertinent pour des campagnes de notoriété, pour installer une marque, que ce soit du digital ou de papier qui est acheté. Et il est possible d’utiliser le programmatique de manière très tactique, justement parce que la campagne peut s’ajuster en temps réel. On ne pouvait pas faire cela avant. Mais pour que ça ait du sens, il faut avoir de la data.
On peut ainsi très bien imaginer un équilibre entre gré à gré et problématique. L’espoir est permis. En réalité, c’est plus qu’un espoir. Nous y travaillons.
Quelle est pour vous l’étape d’après pour le DOOH ? Sur quelle innovation seriez-vous prête à parier ?
V.D. : Si on arrive à atteindre le cap avec l’audience unifiée, l’économétrie, la data, e pense qu’on aura une vraie accélération de croissance. L’innovation qui pourrait venir ensuite, mais dans laquelle nous ne tomberons pas, c’est adapter une campagne à chaque écran, à l’extrême, comme sur desktop ou mobile. Nous avons certes la connaissance du contexte de chaque écran, des audiences… mais ce serait restreindre la force numéro un de l’affichage, qui est sa puissance collective.
Certains voient l’avenir dans cette ultra personnalisation. Pour nous, ce serait une erreur stratégique. Le DOOH ne fera mieux jamais mieux que les autres supports digitaux sur ce terrain-là.
En revanche, l’innovation à laquelle je crois beaucoup concerne la manière de commercialiser les campagnes. On pourrait imaginer, par exemple, dans le secteur de l’alimentaire de proposer des tarifs avantageux aux marques qui ont un Nutri-Score A. Et d’avoir un tarif différent pour celles en Nutri-Score C.
On gère 40 000 visuels par an, et avec le développement du DOOH, ce chiffre va encore augmenter. C’est très lourd à gérer humainement. Nous avons donc un projet IA chez nous, qui vise à reconnaître automatiquement les visuels dès qu’ils arrivent : vérifier leur conformité, les mentions obligatoires, les règles de déontologie, etc. Et s’il y a un Nutri-Score A, par exemple, le système pourrait le taguer automatiquement, et appliquer une tarification dynamique adaptée. J’y crois vraiment ! Rendez-vous d’ici 2 à 3 ans.