Avec Capucine Marraud des Grottes, éditrice à Unique Heritage Media.
C’est une aventure de presse qui fleure bon le 21e siècle. Epsiloon, le nouveau magazine d’actualité scientifique composé de la quasi-totalité de la rédaction du centenaire Science & Vie, se lance ce mercredi 23 juin après une campagne de crowdfunding brillamment orchestrée sur Ulule.
Après Big Bang, un nouveau titre de presse fait mentir ceux qui imaginent le secteur à l’agonie : Epsiloon a bouclé sa campagne de pré-lancement en devenant le projet le plus financé de la plateforme en France. Avec un business model basé sur la diffusion, la publicité ne devrait représenter « que » 7 % du budget du magazine. À l’heure où le brand content n’en finit plus d’exploser dans les médias, Epsiloon entend tracer une autre voie.
Capucine Marraud des Grottes, éditrice du magazine pour le groupe de presse et maison d’édition Unique Heritage Media, revient sur les ambitions de cette nouvelle marque pour aujourd’hui tout en dessinant ce qu’elle sera demain.
Comment prononce-t-on Epsiloon ?
Capucine Marraud des Grottes : Epsiloon se prononce comme le mot epsilon. Nous l’avons écrit avec ces deux o collés, car nous trouvions très chouette de représenter ainsi le symbole de l’infini (oo). Epsilon signifie à la fois, l’infiniment grand et l’infiniment petit, c’est un joli gimmick, on l’utilise partout sur nos réseaux sociaux, notamment sur notre profil Instagram. Ce symbole de l’infini est une jolie signature.
Comment s’est faite la rencontre avec les anciens journalistes de Science & Vie à l’origine de la création Epsiloon ? La maison d’édition Unique Heritage Media s’adresse plutôt à un jeune public, voire aux familles.
C.MdG : Effectivement, Emmanuel Mounier, son fondateur, a fait grandir le groupe de presse et d’édition par des rachats successifs, dont Fleurus Presse et Disney Magazines. En revanche, c’est un vrai passionné de la presse de vulgarisation scientifique. Il le raconte très bien : c’est Science & Vie qui lui a donné la flamme des sciences, celle-là même qui le portera jusqu’à Polytechnique. Il a toujours eu cette passion pour ce titre de presse : il aurait d’ailleurs aimé le reprendre au moment de sa vente par Mondadori (en 2019), cependant l’éditeur ne cédait pas « à la découpe », mais uniquement l’ensemble du groupe de presse.
Lorsqu’ils se rencontrent un peu par hasard à la fin de l’hiver avec Hervé Poirier [ancien rédacteur en chef puis directeur de la rédaction de Science & Vie, NDLR], ils se disent qu’il y quelque chose à imaginer : un nouveau magazine qui viendrait réinventer le magazine d’actualité scientifique. Les titres du marché existent depuis très longtemps, certains sont même centenaires… On pense nécessairement différemment un magazine si on l’invente aujourd’hui. Comment imaginer une presse scientifique plus indépendante, engagée et exigeante ? L’exigence est une valeur qui les réunit et les porte.
Unique Heritage Media est effectivement positionné autour d’une cible jeunesse, mais détient aussi des titres comme Comment ça marche ? ou Réponse à tout ! déjà positionné vers une cible adulte. En tant qu’ancienne éditrice des Échos, j’ai pu piloter le lancement du magazine Les Échos Week-end par exemple, donc les magazines CSP + me sont familiers. Nous avons souhaité bâtir une véritable dream team, une équipe d’experts réunis autour de l’envie de réinventer quelque chose de nouveau, la campagne de crowfunding s’inscrit dans cette volonté de faire autrement.
Epsiloon signe le plus gros démarrage de financement participatif (sur Ulule) pour un média francophone d’après le directeur général d’Ulule, Arnaud Burgot : en 24h, plus de 7k personnes ont contribué à sa création de ce magazine, ce qui correspond à plus de 14k abonnements annuels au magazine. On dit la presse à l’agonie, force est de constater qu’elle intéresse et fédère. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C.MdG : C’est une immense fierté de se dire qu’un média, qui plus est papier — même si nous avons l’ambition de créer une véritable marque —, suscite un véritable engouement auprès des Français et des lecteurs pour une presse d’actualité scientifique engagée et exigeante. La crise a généré un vrai boom des abonnements, ce qui démontre à quel point les individus sont en recherche d’une information de qualité. Qui plus est dans le contexte actuel, pour l’actualité scientifique, avec la pandémie de Covid ou le dérèglement climatique : ces thématiques sont absolument centrales. Nous avons tous besoin d’une information de qualité. Nous le pressentions, c’était un élément de réassurance, mais le succès nous dépasse.
Quels sont les objectifs à son lancement ? (Nous avons vu des chiffres de 5 000 abonnements pour être viable et 45 000 ventes pour être à l’équilibre).
C.MdG : 45 000 ventes c’est la nouvelle barrière, le nouvel objectif donné pour la fin de la campagne. L’ambition est de devenir LE projet le plus financé de la plateforme. Pour l’instant nous sommes toujours 2e, c’est le jeu vidéo Noob qui a récolté 1M250K euros. Epsiloon frôle les 1M180 euros. Il reste 3 jours de campagne. [Depuis la réalisation de cette interview, Epsiloon est devenu le projet le plus financé de la plateforme, toutes thématiques confondues. NDLR].
Avant ce palier des 45 000 ventes,nos rêves les plus fous étaient de réunir 10K abonnés. Sur Ulule en revanche, les objectifs sont revus à la baisse, pour des raisons de mécaniques marketing. Sur la plateforme, plusieurs chiffres sont indiqués : les préventes et les abonnés ou contributeurs. La prévente représente l’unité de compte, le plus petit dénominateur. En l’occurrence, l’unité de compte c’est l’abonnement de 6 mois. Lorsque l’on annonce 42K préventes, cela représente 42K abonnement de 6 mois.
Les contributeurs, en revanche, correspondent aux personnes qui ont véritablement contribué, on parle d’abonnés : nous avons atteint les 22K abonnés, certains de 6 mois, un an, deux ans, voire même trois ans. C’est fabuleux d’obtenir d’ores et déjà l’adhésion d’un public qui s’engage sur un abonnement de 3 ans.
Le tout premier bouclage a eu lieu le 31 mai dernier, le magazine est désormais à l’imprimerie. Qu’est-ce que cela coûte de lancer un magazine aujourd’hui, qui plus est avec un éditeur indépendant comme Unique Heritage Media ? Pierre-Yves Bocquet, journaliste scientifique à Epsiloon et ex-rédacteur en chef des Hors Série de Science & Vie parle de plus d’un million d’euros. Que comprend cette somme ?
C.MdG : Exactement, c’est un million d’euros. Les premiers coûts sont avant tout journalistiques, toute la production éditoriale. Une presse exigeante et de qualité comme Epsiloon coûte cher. Ce sont à la fois des salaires, des piges (les pigistes très spécialisés ne peuvent pas tous se trouver dans la rédaction), de l’iconographie, de l’infographie et toutes sortes de coûts éditoriaux. C’est le premier poste du budget.
Ensuite, il y a la partie distribution, aussi bien auprès des abonnés qu’en kiosque. La partie promotion et marketing : dans le business model d’Epsiloon clairement axé sur la diffusion, il faut injecter des moyens pour promouvoir le titre, en kiosque, avec de l’affichage, dans les points de vente, etc. Vient ensuite l’impression, sa fabrication. Et enfin de manière assez marginale, les frais de structure tels que les locaux.
Pour découper ce million d’euros, il y a 30 % du budget global pour la rémunération des journalistes, 25 % sur la promotion et le marketing, idem pour la distribution kiosque et abonnés, 12 % pour l’impression du magazine et 8 % en frais de structure.
Le crowdfunding représente-t-il une/LA nouvelle source de financement de la presse ou une opportunité d’indépendance alors que l’univers médiatique se concentre de plus en plus aux mains des industriels du CAC 40 ?
C.MdG : Je le vois surtout comme un moyen prodigieux d’accélération de l’abonnement. Je crois d’ailleurs réellement à l’abonnement. Lancer un magazine avec un socle de 22 à 25k abonnés dès le premier numéro, c’est phénoménal. C’est en ce sens qu’on lance « un magazine du 21e siècle » : ce type de financement et de possibilités n’existaient pas auparavant. On plaçait ses magazines en kiosque en espérant que la récurrence de l’achat suscite de l’abonnement, avec du marketing direct, etc. Mais lancer un magazine avec un tel socle d’abonnés est une formidable opportunité. La meilleure façon de permettre l’indépendance d’un journal, c’est de faire en sorte que le projet soit rentable. La meilleure façon d’assurer la rentabilité d’un projet et son indépendance c’est que sa rentabilité soit avant tout basée sur sa diffusion. C’est tout le modèle business d’Epsiloon.
Le projet est très vertueux et permet d’assurer une longue vie indépendante éditorialement parlant pour la rédaction. Après, cela se cumule avec la charte éditoriale en cours de finalisation. Elle permettra également d’asseoir l’indépendance de la rédaction dans ses choix éditoriaux. La concurrence n’aurait jamais titré sur le sujet de une du premier numéro d’Epsiloon par exemple. Le magazine scientifique de demain parle aussi d’actualité.
Epsiloon a-t-il vocation à se décliner en ligne ?
C.MdG : Il y aura bien de la production digitale exclusive, mais la priorité en termes de production éditoriale reste le lancement du magazine papier.
Nous parlons évidemment d’une plateforme de marque média, l’idée étant qu’Epsiloon existe sur tous ces univers-là. Nous travaillons déjà sur un podcast, des hors séries dont un qui sortira dès la fin de l’année, un site internet sur lequel nous travaillons de manière progressive. Dans un premier temps, il servira surtout de plateforme pour s’abonner, puis cela deviendra rapidement une plateforme où l’on peut lire le magazine via une liseuse, et progressivement un site internet basé sur une stratégie de paywall avec des abonnements digitaux. Nous pensons notamment à nos clients internationaux, car nous comptons déjà 10 % d’abonnés étrangers (via Ulule) : avec une offre digitale, nous irons conquérir un public francophone plus international, en Suisse, en Belgique, ou au Canada où nous enregistrons déjà pas mal d’abonnés.
Les médias, surtout en ligne, sont-ils condamnés à devenir des boîtes à content comme Reworld Media semble le suggérer via ses différents rachats, brouillant de plus en plus la frontière entre journalisme et publicité ?
C.MdG : Absolument pas. Je suis même totalement convaincue du contraire. La réponse n’est pas générale, mais circonscrite à ce titre-là. Le business modèle du magazine ne repose pas sur une stratégie de puissance, mais de valeurs.
Pour l’instant, nous n’avons pas du tout prévu d’intégrer du brand content au magazine. Encore une fois, le modèle économique d’Epsiloon repose à 90 % sur la diffusion, et donc sur ses lecteurs. Avec la rentabilité recherchée (à échéance de 2 ou 3 ans), son indépendance éditoriale est garantie, sans que la publicité en soit exclue pour autant. Nous en accueillerons un peu, mais elle restera minoritaire dans le business model du magazine. C’est forcément plus simple de gérer cet aspect-là.
Le site viendra, de la même façon que le magazine, avec un autre type d’audience et des abonnements purs digitaux. Nous ne nous inscrivons pas dans une course au clic puisque la stratégie du site sera paywall et tourné vers les abonnés. C’est très différent quand on se place dans une course à l’audience publicitaire. Epsiloon est dans une stratégie de valeur, où nous pourrons évidemment proposer un environnement publicitaire, avec une audience très qualifiée, CSP+. On le voit bien dans la façon dont la campagne a décollé : dans les 10 premiers jours, 70 % des abonnés provenaient de Twitter. C’est cette stratégie de valeurs qui nous permettra d’installer le titre.
Journalisme et brand content peuvent-ils véritablement coexister (malgré leur mission opposée) au sein d’un même titre ?
C.MdG : Je ne sais pas si c’est opposé. Il s’agit simplement d’être très clair sur les chartes de brand content et de les identifier très clairement pour le lecteur afin qu’il n’y ait pas de confusion possible.
Pour cela, il faut évidemment avoir défini une charte de brand content pour que le lecteur identifie l’auteur de l’article. Ces deux univers peuvent parfaitement coexister : on peut très bien proposer de super environnements rédactionnels pour les marques pour peu que cela soit clairement exprimé. Dans le cas contraire, ce n’est agréable pour personne, le lecteur, la marque et la rédaction.
Bien fait, le brand content peut être très réussi. C’est-à-dire quand la production de contenu n’est pas une publicité transformée. Avec un contenu vraiment ambitieux, tout le monde y gagne. En revanche, lorsque le brand content n’est pas suffisamment abouti, il peut être mal perçu.
Quelles options s’offrent à la presse ? Est-ce qu’à l’image d’Usbek & Rica (et dans une autre mesure des titres du groupe SoPress) la presse va devoir s’événementialiser et repenser son modèle ? Dans le cas d’Usbek & Rica désormais et d’Epsiloon : un magazine acheté = un magazine produit (sous forme d’abonnement donc) ?
C.MdG : On peut véritablement imaginer la marque exister sous différents formats : une marque peut grandir avec, à la fois de x numéros par an, des hors série, des podcasts, etc. L’événementialisation peut également se faire autour de rencontres. La diversification autour de la marque peut être dingue, surtout avec une marque comme Epsiloon. Renforcer les racines d’une marque et la diversification de ses revenus vient solidifier son business model et donc son indépendance éditoriale.
Comment communiquer et se rendre visible alors que certains lecteurs découvrent des titres en point relais/kiosque, en flânant, etc. ?
C.MdG : Lorsque l’on parle de campagne du 21e siècle, il s’agit vraiment de ça : une campagne à la fois média, très soutenue par les journalistes, et digitale. Cette dernière est pilotée par les équipes d’UHM pour populariser un maximum le magazine et la campagne Ulule qui l’accompagne.
Après, in fine, pour faire connaître le magazine, nous finalisons un plan de communication avec de l’affichage, des publicités dans d’autres magazines et des soutiens en point de vente.
Dans la stratégie de diffusion, il y a toute une communication auprès des abonnés, puis une autre qui démarre le 22-23 juin à la sortie du magazine sur son contenu même afin d’inciter le lecteur à aller le chercher en point de vente. Ce sera alors moins communautaire et affinitaire que la campagne de crowdfunding et plus mass media pour le lancement en kiosque.
Nous avons prévu un tirage d’environ 130K exemplaires, dont 100K seront en kiosques. Les 30K restants représentent les abonnés Ulule et ceux que l’on conservera pour les archives. C’est un des lancements les plus ambitieux à ce jour de mémoire. Ensuite, nous nous adapterons à l’accueil du magazine en point de vente. De la même façon que nous nous sommes adaptés en arrêtant nos quantités en fonction de la campagne Ulule.
Comment voyez-vous l’univers des médias et plus particulièrement la presse magazine évoluer dans les années à venir ?
C.MdG : C’est difficile de répondre de façon générale, cela dépend des univers de concurrence. Chaque univers est très, très différent, que ce soit un news, un féminin ou un magazine comme Epsiloon sur l’actualité scientifique.
Je crois beaucoup à la sauvegarde d’une presse papier magazine de qualité. Et ce, pendant un moment. L’avenir est florissant, le contrat de lecture doit cependant rester ambitieux pour le lecteur. Pour cela, la presse doit elle-même rester ambitieuse dans son contenu, avec des choses qu’on ne lit pas ailleurs. On le voit, si cette information est à haute valeur ajoutée, le lecteur est au rendez-vous !