Comment promouvoir un contenu éditorial exceptionnel ? Le coup de maître de Society avec l’affaire Ligonnès

Par Élodie C. le 27/08/2020

Temps de lecture : 9 min

Le bilan de ce lancement hors norme avec Franck Annese.

En pleine torpeur estivale, une frénésie s’empare des réseaux sociaux, une véritable quête sous forme de jeu de piste s’engage autour de quatre lettres devenues le symbole de la dernière grande énigme criminelle française : XDDL, pour Xavier Dupont de Ligonnès. Il ne s’agit pas de la dernière série à succès de Netflix, mais du bimensuel Society qui a commis une longue enquête de 77 pages (250 000 signes), publiée sur deux numéros autour de l’affaire, promettant à ses lecteurs de nombreuses révélations.

Teaser savamment dosé, communauté en effervescence, rapide pénurie, chasse au numéro dans toute la France et réapprovisionnement sont les ingrédients du coup de l’été 2020.

Franck Annese, patron et co-fondateur du groupe So Press, nous raconte les dessous d’un lancement inédit, tant dans sa forme que dans ses résultats, dans ce nouveau bilan de campagne.

Le contexte

Nous sommes en 2015, Society mobilise quatre journalistes — Pierre Boisson, Maxime Chamoux, Sylvain Gouverneur et Thibault Raisse, dont un à temps plein, pour enquêter sur l’affaire XDDL qui fascine encore et toujours la France. Objectif : récolter de nouvelles informations, voire des révélations et pourquoi pas retrouver la trace de ce père de famille qui aurait décimé toute sa famille avant de disparaître dans la nature voici 4 ans de ça (9 ans aujourd’hui). Au départ, de l’aveu même de Franck Annese, l’enquête est lancée « sans savoir ce que cela deviendrait ». Audacieux dans un secteur que l’on dit régulièrement en crise, voire à l’agonie, et perfusé aux revenus publicitaires (25 % du chiffre d’affaires du magazine repose sur la publicité). Et d’autant plus pour un média dont la marge ne dépasse pas 1,7 %, rappelle le quotidien Les Échos.

Comme le concède le co-fondateur du groupe So Press, tout s’est décidé dans les six derniers mois. La rumeur de Glasgow, qui a vu l’arrestation du vrai faux fugitif, menace de tout faire tomber à l’eau. Une fois l’arrestation retombée comme un soufflé, elle incite le magazine à boucler l’enquête. « Enfin, on s’est surtout mis à l’écrire », précise Franck Annese. Les 250 000 signes sont rédigés dans les trois derniers mois, avec pour objectif de publier le premier numéro en avril. Las, une pandémie mondiale plus tard, le lancement est décalé à l’été. Mais la période estivale « est plutôt une bonne période pour la presse et le sujet est compatible avec les lectures de plages », estime celui qui est aussi le directeur de la rédaction de So Foot. Il faut dire que l’enquête se lit comme un polar.

Le traitement en deux numéros s’impose de lui-même face à la densité de l’enquête et la nécessité de délivrer des clés de compréhension et de nombreux éléments aux lecteurs. L’équipe hésite même à l’étaler sur un troisième volet… qui verra peut-être finalement le jour.

La campagne

Comme le révèle Franck Annese, l’enquête menée par le quatuor de journalistes de Society est un « secret de polichinelle ». Les plus fidèles lecteurs du quinzomadaire sont au courant des investigations en cours et attendent la délivrance avec impatience.

Si dans un premier temps, une vaste campagne publicitaire est opérée sur les kiosques, dans les relais et auprès des marchands de presse pour rendre visible le travail de Society, ce sont surtout les réseaux sociaux qui sont à l’œuvre « pour alimenter la fan base importante » du magazine. Ce sont les « meilleurs avocats de Society », concède même Franck Annese. Un teasing leur est donc délivré via la newsletter et les comptes Twitter et Instagram de Society.

Un puzzle à reconstituer semblable à la couverture des deux volets — jaune et rouge – consacrés à l’affaire.

Ensuite, les réseaux sociaux ont intégralement pris le relais de la campagne. Le compte Twitter de Society à la manœuvre, secondé par Franck Annese qui a donné de sa personne, jusqu’à son numéro de téléphone personnel pour être contacté directement par les marchands souhaitant être réapprovisionnés.

L’engouement se crée peu à peu, à mesure que les lecteurs s’emparent du numéro, le commentent et que d’autres lecteurs constatent la difficulté à se le(s) procurer. Le tout, judicieusement relayé par Society sur Twitter. Ensuite, c’est l’emballement, entre pénurie, jeu de piste et publication de victoire une fois le numéro trouvé.

« Là où nous n’avons pas été trop mauvais, c’est dans la gestion de la communication sur les réimpressions et la manière de mettre en relation marchands de presse et lecteurs, commente Franck Annese. Nous souhaitions casser cette barrière entre lecteurs, éditeurs, distributeursfco et marchands de presses. Raccourcir un maximum ces distances et faire communiquer directement marchands et lecteurs entre eux. C’est tout l’objectif du hashtag #jecherchesociety. »

Pour créer ce contact, un ami du patron de presse conçoit un mini-site, https://jecherchesociety.carrd.co/, répertoriant les différents endroits où trouver les fameux numéros à travers tout l’Hexagone. L’interface servant de vitrine au Google Sheet régulièrement mise à jour par le magazine en fonction des retours des marchands. Cela a permis à Society de travailler sur des bases de données de points de vente pour permettre aux lecteurs de trouver plus facilement le magazine.

« Nous nous sommes retrouvés à la fois dépassés et dans la nécessité de créer un peu de demandes pour que les différents points de vente sentent la nécessité de mettre en avant le papier et d’en avoir, explique Franck Annese. Si nous avions placé 450 000 exemplaires du magazine en kiosque d’un seul coup, il y aurait eu un effet de rejet de la part des marchands. Cette perspective n’était pas envisageable alors que nous diffusons 70 000 exemplaires d’habitude. »

Society devait donc créer l’engouement et la pénurie, « sans pour autant en faire un argument marketing afin que la demande soit comprise des marchands de presse. Nous n’avons pas organisé de pénurie à proprement parler, nous avons juste fait en sorte que les marchands soient approvisionnés. En revanche, avec le temps d’impression et de réapprovisionnement, cela a été un peu le “bordel” ». Et généré pas mal de frustrations.

Les résultats

– 450 000 exemplaires ont été mis en vente. Si Society n’a pas encore de chiffres, en « extrapolant, nous ne sommes pas loin des 300 000 ventes, précise le patron de So Press. Avec un peu de chance, 400 000. »

Sortis les 23 juillet et 6 août dernier, les deux numéros consacrés à l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès ont été vendus à respectivement 130K et 150K exemplaires, versus 47 000 en moyenne par numéro. Des ventes notamment boostées par le numérique avec l’application So Press et la présence des deux numéros sur les kiosques en ligne Cafeyn et ePress ;

– 500 à 1000 personnes visitent chaque jour le site Jecherchesociety.carrd.co ;

– l’application So Press est devenue la 2e application en consultation de presse numérique devant celle du journal Le Monde et du Figaro sur la période juillet / août, et derrière l’application du kiosque en ligne Cafeyn, dont Society est le premier éditeur.

« Nous avions déjà une bonne consommation numérique, ces résultats sont le signe d’une énorme consommation digitale, se félicite Franck Annese. Nous avons un public assez jeune et digital native, ils n’hésitent donc pas à lire aussi les numéros dans leur version en ligne. »

– une pénurie qui a suscité des vocations : les deux numéros 136 et 137 de Society se sont rapidement trouvés en vente en ligne sur des sites comme eBay ou leboncoin a des prix défiant l’entendement (jusqu’à 499 euros s’ébaubit Franck Annese sur Twitter), poussant Society et Annese à réagir en ligne ;

– d’importantes retombées presse, comme ici dans Le Monde, Les Echos ou encore France Info. Et d’autres encore à venir puisque Franck Annese nous avoue enchaîner les interviews. La Réclame n’y fera pas exception…

– et les abonnements ? Le patron de So Press constate qu’ils progressent, mais n’a pas observé de pic ou de « multiplication folle par 3 » en marge du lancement — et succès — de ces deux numéros ;

– un troisième numéro si d’autres informations émergent grâce à la parution de l’enquête ou que le fugitif est finalement, et véritablement, retrouvé ;

– les deux numéros sont en vente jusqu’au 1er octobre. Les 175 000 exemplaires réimprimés « partent très vite », alerte Franck Annese. Avec des pointes à 30k ventes par jour et par numéro certains jours ;

– des discussions seraient en cours pour racheter les droits de l’enquête et la porter à l’écran.

Les clés de succès

– Un sujet qui fascine
Sujet de blagues, memes, rumeurs et abondamment alimenté en théories, l’affaire XDDL déchaîne les passions et suscite toutes les interrogations à l’instar d’autres grandes énigmes criminelles, de l’affaire Yves Godard à celle du petit Grégory. La rumeur de Glasgow a démontré à quel point l’affaire pouvait susciter un emballement médiatique sans précédent et intéressait toujours autant les Français.

– Le traitement
« Le sujet a déjà été largement rebattu, mais avec moins de succès que notre enquête, ce qui prouve que cela ne fait pas tout », estime Annese.

Society lui a accordé un traitement important, ultra détaillé, en longueur avec beaucoup de révélations, rappelle le patron de So Press. Quelque chose qui n’avait pas été encore lu sur une affaire « archi traitée ». « Nous nous attendions à ce que nos deux numéros marchent, mais pas à ce point-là. C’est un truc de dingue !, s’étonne-t-il encore. Les gens devenaient fous. Je ne m’attendais pas à ce qu’autant de personnes achètent 250 000 signes. »

– Une bonne gestion communautaire sur les réseaux sociaux
Que ce soit pour susciter l’engouement, relayer les publications des lecteurs ou « créer des passerelles qui n’existaient pas auparavant pour trouver un magazine, avec #jecherchesociety ».

Le succès de ces deux numéros est un savant mélange entre « un bon sujet, la place qu’on lui a donnée, la façon dont on l’a traité, le marketing entrepris autour et la façon dont nous avons géré le service après-vente en ligne et entre diffuseurs et lecteurs, mais aussi dont nous avons alimenté l’engouement, et enfin les relais naturels des médias derrière », explique Franck Annese.

« Je n’ai pas l’impression que nous avons fait mieux que d’habitude, nous avons simplement été plus visibles, les gens se sont donc aperçus que nous réalisions des papiers pas trop mal et soignés ». Il poursuit : « Je ne tire pas d’enseignement particulier de ce succès, et surtout pas que la presse n’est pas morte, puisque je le savais déjà. En revanche, lorsque nous discutons directement avec les marchands de presse, que nous travaillons en bonne intelligence avec eux, tout va plus vite et cela fonctionne mieux. »

La cession de Presstalis (devenue depuis France Messagerie) a lourdement touché le secteur des médias papier, ce qui fait dire au patron de presse que « si la distribution était mieux organisée, la presse fonctionnerait mieux dans ce pays. »

Society est désormais passé à la concurrence chez Les Messageries lyonnaises de presse : « J’espère que nous les aiderons à ce que la diffusion, demain, soit mieux gérée et que l’on cartonne ». Le patron de presse trouve ainsi « agréable » que le coup de l’été 2020 ne soit pas « une chanson ou une série, mais un magazine. » A fortiori le sien.

Il en conclut que « les Français aiment lire », puisqu’ils ont englouti « 250 000 signes en un rien de temps, contrairement à ce qu’on aime nous faire croire. Ce n’est pas un peuple de décérébrés, il aime les choses bien faites, mais pour cela il doit savoir qu’elles existent. »

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