Le confinement va-t-il enfin démocratiser l’e-sport auprès des marques ?

Par Élodie C. le 07/05/2020

Temps de lecture : 10 min

La crise sanitaire peut sortir le secteur de sa niche.

Fortnite, League of Legends, World of Warcraft ou encore FIFA 2020, ces derniers mois, sauf à s’être coupé du monde, il y a peu de chance que vous soyez parvenus à échapper à l’un de ces phénomènes du jeu vidéo. Avec le confinement, l’industrie vidéoludique explose et l’e-sport est en plein boom : les sportifs y trouvent un nouveau terrain de jeu avec la digitalisation des compétitions, les streamers historiques explosent leur audience sur Twitch — la plateforme plébiscitée par les gamers (1,1 milliard d’heures de visionnage ont été enregistrées en mars dernier) et la plupart des compétitions prévues dans les stades et autres salles de concert se font désormais en réseau. Le secteur est l’un des marchés qui étaient les mieux préparés pour la crise sanitaire actuelle.

Malgré l’euphorie, l’e-sport n’est pourtant pas épargné par la crise puisqu’en parallèle le marché publicitaire est fortement ralenti. Frein supplémentaire, les annonceurs considèrent encore l’e-sport comme une niche.

Où en est l’audience de l’e-sport en France, pour quelle typologie d’utilisateurs ? Les compétitions de jeux-vidéo ont-elles le potentiel de devenir mainstream ? Quels sont les usages nés du confinement ? Comment une marque peut investir ce secteur aux audiences protéiformes ? Nathan Reznik, co-fondateur de Bold House, une agence spécialisée dans la création et la production de contenus e-sport et gaming, répond à ces questions dans cette nouvelle interview Jeunes Loups.

Quelle est l’audience de l’e-sport aujourd’hui en France et dans le monde ?

Nathan Reznik : L’audience est considérable et même difficilement quantifiable : on parle de millions de viewers à travers le monde du fait du confinement. L’e-sport est très plébiscité. Hasard du calendrier, Riot Games a lancé son nouveau jeu Valorant : la version beta fermée fait des millions de vues en ce moment sur Twitch.

Pour l’audience en France, je préfère me concentrer sur Twitch, car c’est une plateforme plébiscitée des gamers pour le live et sur laquelle nous diffusons les événements que nous produisons / nos productions. En 2018, près de 7 millions de personnes utilisaient Twitch tous les mois. Rien qu’en France. Et 24 milliards de minutes de vidéos étaient consommées sur la plateforme en une année.

Dans le monde, ce sont 600 milliards de minutes consommées en 2019, pour 17,5 millions de visiteurs uniques par jour. Ces chiffres vont augmenter avec le nombre grandissant de nouvelles plateformes qui sortent et sont plébiscitées par les gamers, comme Mixer (Microsoft).

Du fait de l’annulation des événements physiques, on note une créativité et une envie de virtualiser ces événements-là. Comme récemment avec la F1, et les F1 Esports Virtual Grand Prix Series pour remplacer les véritables courses, et la voile avec la Transat AG2R où plus de 60 000 marins sont actuellement en lice. Dimanche dernier a également pris fin la version virtuelle du Master de Madrid. Tout cela multiplie considérablement les audiences de l’e-sport.

Quelle est la typologie de gamers/viewers de l’e-sport ?

N.R. : La typologie des utilisateurs est un sujet intéressant, car il n’y a pas un profil type du gamer/utilisateur, mais au contraire un éventail de typologies différentes : chaque jeu agrège une communauté de joueurs avec des profils différents.

Le pourcentage de Gen Z est très important, voire même plus importante encore sur un jeu comme Fortnite où les 15-25 ans sont très représentés.

Aujourd’hui, il ne faut pas oublier que dans la répartition des jeux, où l’on différencie les supports — mobile, console, pc —, le mobile est le support qui génère actuellement le plus de revenus en matière de jeux vidéo. On observe une importante consommation sur mobile qui vient nourrir l’ensemble de l’industrie JV. Les revenus générés dépassent même ceux engrangés par les consoles.

Le but de l’agence est donc d’accompagner les marques et annonceurs qui souhaitent toucher ces audiences, mais surtout la bonne audience au bon moment.

Pendant le confinement, le secteur du jeu vidéo est en pleine euphorie, les audiences des plateformes augmentent, mais à l’instar de la presse en ligne, les annonceurs ne suivent pas, comment y remédier ?

N.R. : Par tout le travail que nous faisons. C’est intéressant, car c’est un véritable constat : les annonceurs restent encore relativement frileux pour investir sur des campagnes gaming ou e-sport du fait d’une méconnaissance de cet univers-là. Nous avons un gros travail pédagogique à opérer auprès des marques.

En revanche, les audiences citées précédemment commencent à les rassurer et à leur faire prendre conscience que l’e-sport n’est pas un secteur de niche, pour geek, jeunes, jeunes geek, etc. Par exemple, lorsque l’on parle d’entertainment en 2019, le cinéma représente 42 à 45 milliards de dollars de recettes, la musique 19 milliards et les jeux vidéo : 152 milliards de dollars de revenus (5 milliards d’euros en France en 2018). Plus que les industries du cinéma et de la musique réunies. L’e-sport est évidemment une branche spécifique de ce secteur.

Ce marché est encore peu investi et sujet à beaucoup de réserves. Il est victime d’un jugement de valeur, notamment en France, qui voudrait qu’en soutenant les jeux vidéo, on soutienne les préjugés qui entourent sa pratique : addiction, enfermement, violence, etc. Alors que c’est le contraire, les jeux vidéo suscitent une forte socialisation, les gamers échangent avec des personnes d’horizons et de cultures très différentes toutes liées par une passion commune.

J’y vois la possibilité de créer des expériences fortes et de générer de l’engagement auprès de ces audiences. Chez Bold House notre travail est de convaincre et d’accompagner les annonceurs pour investir ce domaine-là.

Quels sont les usages et contenus nés du confinement ?

N.R. : En matière de gaming, comme je le disais précédemment, on a vu l’apparition du pendant virtuel de nombreuses compétitions sportives en F1, tennis et voile notamment.

Ensuite, énormément de talents, personnes lambas et sportifs professionnels se sont mis à jouer et streamer, comme Antoine Griezmann récemment avec Gotaga, Squeezie et Doigby pour La Croix Rouge. Ce n’est pas totalement innocent de sa part puisqu’il a monté une équipe d’e-sport, mais beaucoup d’autres personnes s’y mettent et streament. C’est intéressant et fort ce qui se passe en ce moment.

Nous avons notamment accompagné Team Vitality afin qu’ils conservent une présence durant le confinement et alimentent leur communauté en contenu et informations.

Après, le gaming reste un univers où les amateurs s’emparent du contenu, comme sur Twitch. C’est l’ADN même du streaming. Le confinement n’a fait que renforcer cette tendance et l’exigence de qualité du public du fait de la profusion d’offres de contenus qu’il engendre.

Le secteur de l’e-sport tire une part importante de ses revenus de la billetterie et du merchandising lors de compétitions organisées dans des stades et autres salles de concert, avec le confinement et l’annulation de ce type d’événements, quelles alternatives s’offrent au marché ?

N.R. : C’est un réel sujet en ce moment. Si le jeu vidéo traverse cette période sans véritable encombre puisque l’industrie rencontre un important succès, pour l’e-sport c’est sensiblement différent en effet : le secteur est incarné par des événements physiques exceptionnels, qui aujourd’hui sont rendus impossibles.

Toutefois, ils peuvent s’organiser online puisque le jeu vidéo le permet. Les compétitions sont juste purement et simplement reportées, notamment en France. Le plus gros impact de la crise sanitaire s’observe sur le sponsoring, les plans de communications et les événements suspendus.

Pour les événements, l’enjeu est de conserver les sponsors, de les convaincre de rester et faire en sorte que les audiences restent mobilisées jusqu’au déconfinement qui permettra alors à nouveau de les organiser. Les sponsors doivent maintenir leurs événements online et créer des formats d’émission de qualité, satisfaisant pour leur communication et perçus légitimement par l’audience.

Si vous deviez donner votre conseil à une marque, annonceur/média qui veut se lancer ? Avez-vous identifié des bonnes et des mauvaises pratiques chez les sponsors de l’e-sport ?

N.R. : De nous appeler déjà (rires) ! Bien analyser le secteur, prendre connaissance de ce qui se fait et ne pas se limiter à demander à son fils ou sa fille son avis sur la question. Il faut aller au-delà et rencontrer les personnes qui font l’e-sport, comprendre pourquoi l’e-sport se calque sur le sport et se professionnalise peu à peu.

En regardant du côté des marchés américain et asiatique, qui sont bien en avance sur nous, on constate qu’il y a un vrai boulevard pour les marques qui veulent s’adresser à cette audience difficile à capter. Nous parlons d’une génération Z qui ne va plus au cinéma, ne regarde pas la télévision linéaire, mais consomme du contenu à la carte et s’intéresse fortement à l’univers JV.

Du côté des choses à ne pas faire, cela rejoint ce que je disais sur la légitimité perçue par l’audience. Les joueurs pro et les streamers ont commencé chez eux en streamant. Le public vit mal les activations marketing traditionnelles avec la présence du logo et de la marque partout. C’est assez brutal et sans plus value donc vraiment perçu comme une démarche purement opportuniste.

Pour bien faire, il faut déployer une histoire qui a du sens, pour que la prise de parole ne paraisse pas gratuite. L’idée n’est pas que le client et son image soient pas abîmés par sa volonté d’entrer sur ce secteur-là. Mon premier conseil est de concevoir des activations cohérentes et bien perçues par le public. Il est nécessaire de le connaître et comprendre à qui on s’adresse. C’est l’un des écueils que nous observons trop souvent.

Vous venez de lancer Bold House une agence intégrée d’e-sport en plein confinement, quelle est votre valeur ajoutée dans ce domaine ?

N.R. : Nous sommes des passionnés, des gamers, avec une bonne connaissance des audiences, des différents publics et de leurs attentes en termes de contenus. En tant qu’agence indépendante, nous pouvons travailler avec n’importe quels talent et influenceur, nous proposons ainsi les profils les plus adéquats/pertinents avec les objectifs des clients.

Même si nous nous lançons, nous sommes déjà reconnus pour notre professionnalisme : nous avons récemment travaillé avec Warner Media pour organiser la compétition FIFA, un projet international comprenant 3 jours de live 8h/jour. Preuve qu’il y a encore de la place sur ce secteur pour travailler en bonne intelligence avec d’autres agences.

Quelle marque démarquée sur ce secteur durant le confinement ? Quelles opportunités se dessinent pour elles ?

N.R. : Des opportunités, il y en a, c’est certain. En revanche, honnêtement, je n’ai pas encore relevé de réussite de marques dans ce domaine, ou du moins observé une vraie volonté de la part de l’une d’entre elles de se démarquer dans l’e-sport.

Bien souvent ce sont les compétitions officielles qui performent ou les contenus produits par des influenceurs. C’est pour cela que Bold House réalise ce travail pédagogique auprès des marques pour qu’elles comprennent que face à cet univers inconnu, il faut réfléchir et inventer des choses dès à présent, se lancer et se jeter à l’eau.

Comment voyez-vous la relation e-sport – marques évoluer dans les années à venir, l’épidémie aura-t-elle des conséquences pérennes sur le marché ?

N.R. : La relation e-sport/marques ne va cesser de se renforcer. L’essentiel des revenus du marché repose sur le sponsoring, les marques ont donc une place très importante malgré les revenus des droits médias qui vont augmenter de manière considérable. Dans les prochaines années, les marques vont donc conserver un rôle prépondérant.

La crise actuelle aura pour conséquence de prouver que l’e-sport n’est pas une niche. On le voit avec le détournement de certains jeux vidéo qui proposent des expériences inédites : la semaine dernière, c’était le concert de Travis Scott sur Fortnite. Le jeu vidéo peut être utilisé pour d’autres fins, créatives notamment.

Il y a une prise de conscience que l’e-sport n’est donc pas un marché de niche, mais un univers très riche avec une multiplicité de choses à faire. C’est une bonne publicité pour notre secteur, cela montre que des choses se passent malgré une certaine méconnaissance du marché. Les marques doivent s’y frotter et se jeter à l’eau pour toucher ces publics-là.

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