Grands pouvoirs, grandes responsabilités.
Lorsque l’opérateur historique, leader des télécoms français, se pique de digital detox avec une nouvelle campagne de sensibilisation aux usages du digital, on se demande s’il ne va pas à l’encontre de ses intérêts économiques. Et pourtant, Orange prône la responsabilité partagée à un moment où la technologie fait plus souvent parler d’elle pour ses potentielles dérives que ses bénéfices.
Béatrice Mandine, directrice exécutive communication et marque d’Orange, revient pour nous sur cette campagne et la nouvelle stratégie d’Orange qui en découle dans cette interview Parole d’annonceur.
Orange est le leader français du secteur des télécoms, quels sont les défis de l’opérateur historique à présent : la 5G, les contenus ?
Béatrice Mandine : Nos principaux défis sont toujours d’assurer une excellence technologique sur nos réseaux, quelles que soient les technologies – 4G, 5G et déploiement de la fibre optique, c’est notre cœur de métier. Il s’agit de déployer et manager des réseaux pour être certain que leur capacité suive la courbe exponentielle des usages du digital et tous les services qui s’y rattachent – Internet, mobile, banque, bien-être, informations, etc. Il faut donc optimiser les réseaux en permanence et assurer une qualité de service et une expérience client optimale pour rester leader. C’est le défi permanent d’Orange.
Ensuite, en tant que marque globale forte sur les différents marchés où nous sommes présents, nous avons une posture de responsabilité vis-à-vis de la Société (avec un gd S), c’est tout l’objet de la campagne “#BienVivreLeDigital” : faire valoir un supplément d’âme au delà de notre performance d’entreprise. Nous revendiquons cet ADN : toute cette technologie et ces usages digitaux n’ont de sens que s’ils sont bénéfiques pour chacun d’entre nous. C’est comme cela qu’on doit les voir.
Désormais, on entend plus souvent parler de numérique pour ses potentielles dérives que les bienfaits qu’il peut apporter. Votre nouvelle campagne sensibilise justement à ces sujets. Que souhaitez-vous transmettre à travers ce film publicitaire ?
BM : La marque Orange a toujours eu un ADN positif. Dès sa création en Angleterre en 1994, la marque était singulière, car très positive dans son expression et très détachée de la technologie pour la technologie. Elle s’appuyait justement sur la technologie comme bénéfice pour l’Homme. La petite marque mobile anglaise est aujourd’hui présente dans le monde entier. La marque a conservé ces attributs et les a formalisés dans une philosophie appelée “Human inside”.
Human Inside, cela veut dire : nous sommes dans la technologie, mais nous pensons que la révolution digitale est positive parce qu’elle sert l’Homme. Elle lui est bénéfique. Cette campagne est la traduction de cette philosophie. Pour continuer à consolider notre conviction d’une révolution digitale positive, il ne faut pas en occulter les risques. C’est notre responsabilité d’entreprises et d’employeur de sensibiliser nos clients, nos partenaires et salariés sur les risques et effets que cette révolution digitale peut avoir.
Nous sommes à la veille d’un nouveau plan stratégique qui va porter cette tonalité d’entreprise responsable. Nous préparons donc le terrain en revendiquant une posture originale puisque Orange est le premier opérateur à prendre la parole sur ces sujets-là. C’est un peu paradoxal pour un de vendeur de technologie, mais nous prônons un usage modéré et raisonné du digital. Cette démarche commence en France et va se déployer dans l’ensemble des pays européens, puis africains, où nous sommes présents.
Est-ce également une réponse aux GAFA et à leur manière de “faire” ?
BM : Plus qu’une réponse, c’est plutôt l’affirmation d’une vision différente du monde digital. La philosophie Human Inside a tout de suite pris en interne, car c’est l’ADN de l’entreprise. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut imposer.
Ensuite, face aux GAFA ou non, Orange a délibérément une posture humaniste. Peut-être même européenne, face aux géants chinois et américains. J’aime à le penser.
On pourrait croire qu’en promouvant la digital detox, ou du moins un usage raisonné de vos services, vous allez à l’encontre de votre croissance économique…
BM : De prime abord on pourrait effectivement croire que cela contrarie nos objectifs commerciaux. Ce n’est pas le pari que l’on fait. Cela ne veut pas dire que nos clients consomment moins, ils consomment autant, il est toutefois préférable d’être averti, y compris philosophiquement. Pour rester résolument optimiste sur les bénéfices du digital, mieux vaut en connaître les risques.
Plutôt que de pousser à la consommation, voire plutôt de se battre à coup de gigaoctets et de promo à zéro euro, nous préférons “vendre” autre chose, comme la qualité de nos réseaux physiques et l’expertise fournie en magasin que les clients recherchent. Le petit supplément d’âme de la marque, ce qui nous différencie, ce n’est pas d’être le meilleur service, au bon moment, et au meilleur prix. Nous espérons que nos clients viennent chez Orange pour autre chose que cela. C’est une manière de se différencier sur le marché, mais cela ne peut pas être que tactique. Les gens doivent adhérer à cet ADN-là, à cette posture de responsabilité. C’est très bien accepté dans le corps social de l’entreprise. Le comité exécutif ne m’a pas dit que je mettais les résultats commerciaux en péril !
Cela nous paraît répondre aux attentes de différents publics. Comme il y a deux ans, lorsque nous avons fait campagne avec la sécurité routière : “Au volant, ne touchez pas à votre téléphone.
Ce premier épisode de la sécurité routière a été très bien perçu. Aujourd’hui, nous déroulons le fil avec le sujet de l’addiction aux écrans. Dans le film, le père se retrouve avec un smartphone dans les mains, cet objet qui représente le monde merveilleux du digital, qu’il doit donner à sa fille. Cela lui donne le vertige et suscite des questionnements, des réserves et le renvoie aussi à sa propre responsabilité et exemplarité. Comme lorsqu’il regarde son téléphone plutôt que le match de basket de sa fille. Nous sommes tous dépendants. Cela ne dévalorise pas nos services et nos produits pour autant. Si certaines offres sont purement commerciales (contrôle parental ou fonctionnalités spécifiques), d’autres démarches “de bon sens” apparaissent. Avec Orange Slovaquie par exemple qui encourage les gens à laisser leur portable à l’entrée d’une salle de concert pour profiter pleinement et réellement du spectacle.
Comment briefe-t-on une agence autour de valeurs aussi universelles ?
BM : Nous voulions prendre la parole de manière assez forte sur l’ensemble de nos marchés. C’était une gageure, car il faut trouver quelque chose qui soit commun à des marchés très différents : Pologne, Mali, Côte d’Ivoire, Maroc, Niger… Ce questionnement sur le digital nous l’avons mesuré dans tous les pays. Notamment via l’Observatoire des usages du digital mis en place il y a deux ans : il donne la mesure et les clés d’analyses de l’évolution des usages digitaux en France et les compare à d’autres pays comme l’Allemagne, la Chine, le Royaume-Unis ou encore le Maroc.
C’est un point commun, quelles que soient les géographies et les cultures, il y a toujours cette ambivalence : un enthousiasme pour le digital, perçu comme un bénéfice pour améliorer le quotidien, et en même temps cette perception d’un risque, qui n’est pas le même selon les pays observés : les données personnelles, l’addiction aux écrans, les contenus inappropriés, le cyberharcèlement, etc.
Les mêmes débats ont eu lieu au début de la télévision. À ceci près que les chaînes étaient régulées par les autorités et qu’Internet est par essence libre vis-à-vis des contenus diffusés. Le harcèlement à l’école existait aussi, il se voit aujourd’hui démultiplié par la puissance des réseaux sociaux. Les nouveaux usages méritent une éducation. Sans être donneur de leçon – nous n’interdirons aucun usage par exemple – c’est le rôle d’Orange de susciter des questions et de lancer un appel à cette responsabilité partagée. Lorsque nous disons : “Nous avons tous de grands pouvoirs, nous avons tous de grandes responsabilités”, “Nous” c’est à la fois Orange et chacun de nos clients.
Qu’attendez-vous de cette campagne ?
BM : D’être reconnue comme la marque avec le discours le plus responsable sur le sujet de l’usage du digital, compte tenu du fait que nous sommes leader sur la plupart de nos marchés. J’insiste, c’est un discours de leader certes, mais ce n’est pas cette position qui nous légitime, c’est ancré dans l’ADN d’Orange. C’est une forme d’honnêteté intellectuelle. Traditionnellement, la marque a une communication très positive, décalée et souriante par rapport à la froideur du monde high-tech. Nos clients ont cette maturité et cette attente, nous les accompagnons donc sur ces risques qu’ils commencent tous à percevoir. Nous assumons une part de risque aussi. Nous sommes d’ailleurs tellement conscients de ces risques qu’un des angles de la stratégie d’Orange a été de développer des expertises dans la cyberdéfense et la vidéosurveillance : il faut développer des outils pour protéger les actifs de nos clients, entreprises ou particuliers.
Près de 10 jours après le lancement de cette nouvelle campagne, avez-vous des premiers retours sur son accueil par le public ? La campagne a-t-elle mobilisé en interne ?
BM : Quantitativement je n’en ai pas encore suffisamment. Qualitativement, si j’en juge par son écho sur les réseaux sociaux et en interne, la campagne bénéficie d’un très bon accueil. Le démarrage est extrêmement positif.
D’autres activations / déclinaisons autour de cette campagne de sensibilisation sont-elles à prévoir ?
BM : Il y a plusieurs déclinaisons, notamment une campagne presse sous forme de manifesto avec des moments de vie et des déclinaisons du film plus pédagogiques. Une campagne d’affichage extérieure plus événementielle également, “Bienvivreledigital.orange.fr”, qui a débuté au siège d’Orange avec une énorme affiche sur laquelle on pouvait lire “Bravo, vous avez levé la tête de votre mobile.” Sans tout vous révéler, il y aura également pas mal d’animations digitales avec des messages sur les réseaux sociaux.
Depuis bientôt un an et sa fameuse publicité de Noël, Bouygues Telecom semble arpenter le même terrain qu’Orange avec des films centrés autour des liens familiaux que les nouvelles technologies peuvent permettre de resserrer, ne craignez-vous pas une confusion sur l’attribution de marque ?
BM : Sur notre point commun, qui est la technologie, nous ne pouvons pas y échapper. Le point commun sur cette campagne de Noël c’est effectivement la famille, toutefois Bouygues Télécom ne communique pas tout le temps dessus. C’est une communication plus commerciale, moins constante sur la famille qu’Orange.
Il faut faire attention à l’attribution de marque, c’est bien d’avoir son style et de se démarquer, mais il faut également servir le propos que l’on souhaite défendre. Même si ces campagnes ont l’air similaires, nous sommes sur des expressions de marques assez différentes. J’ai beaucoup d’admiration pour l’expression publicitaire de Bouygues Télécom, notamment en direction des jeunes, donc ça me rassure plutôt qu’on nous compare !
Comment se démarque-t-on ?
BM : C’est compliqué d’avoir une expression cohérente. En France, nous sommes sur un marché très concurrentiel, pollué en permanence par des promotions tarifaires très basses, nous essayons de ne pas jouer dans la même cour que Free sur la guerre des prix. Collectivement, cela fait beaucoup de mal au secteur. Nous devons assurer une image “haute” et “institutionnelle”, avec un discours commercial. Orange a choisi son parti depuis longtemps : nous limitons au maximum les promotions, même si nous ne pouvons pas les éviter sans risquer de nous faire distancer. En revanche, nous assumons une posture et une stratégie de valeur. Quitte à être un peu plus cher globalement. Nous défendons le fait d’être les meilleurs et de ne pas être exclusivement centrés sur les prix.
Si je pense à Free, il faut une vraie cohérence de marque dans le 0 euro, avec une sobriété de production. Ils communiquent avec les mêmes films sur plusieurs mois, ce n’est pas de la grande production, mais ça reste cohérent avec leur positionnement. Je dis souvent qu’il faut arrêter de voir Free comme une marque low cost qui ne communique pas, car ils prennent régulièrement la parole avec une cohérence et une répétition incroyables. Depuis Free Mobile en 2012, ils vivent avec la même créa – sur fond blanc à zéro euro – avec seulement la box qui change. Cette cohérence fait partie de leur force.
Et pour finir, la traditionnelle question de fin de la rubrique parole d’annonceur : quel est votre conseil pour que la relation annonceur-agence soit une réussite ?
BM : Ce que je dis à mes équipes tous les jours : le respect mutuel. Cela vaut pour toute relation humaine. Nous sommes dans le même bateau, c’est un partenariat. Il faut apprécier l’agence pour sa profondeur d’expertise et l’annonceur pour sa connaissance de l’entreprise et du secteur. C’est en mettant les deux dans la même pièce qu’on obtient le meilleur cocktail.