L'interview de ses rédactrices en chef, India Bouquerel et Ariane Papeians.
Pionnier du journalisme « live » où les enquêtes se lisent sur scène, de manière audacieuse et vivante, le Live Magazine se réinvente forcé par une crise sanitaire qui a mis à terre nombre de spectacles vivants. Associé au groupe de presse et d’édition Bayard, Live Magazine se décline en version papier glacé, mais sans se départir de sa signature : des enquêtes 99 % vraies — avec 1 % de subjectivité — racontées à la première personne.
India Bouquerel et Ariane Papeians, rédactrices en chef de Live Magazine, nous racontent ce nouveau projet qui entend réconcilier la presse, les journalistes avec leur lectorat.
Comme son nom l’indique, Live Magazine se vivait initialement en live, en direct, dans un format plutôt intimiste, pourquoi l’avoir décliné en version papier ?
India Bouquerel : La crise du Covid nous a obligés à ralentir, et donc à réfléchir à ce nouveau format. Nous nous sommes demandé comment partager nos histoires le mieux possible. Le projet a été développé en partenariat avec Bayard avec lequel nous avions déjà travaillé et avec qui nous partageons le goût des histoires bien racontées. Nous nous sommes ainsi lancés dans ce projet de magazine pour partager ces récits intimistes, à la première personne que l’on produit également sur scène, mais avec un plus grand nombre de personnes.
Comment passe-t-on du format live, par définition « vivant » avec tout le lâcher-prise qu’il comporte, la proximité qu’il génère/induit avec l’auditoire à un format « froid » sur papier glacé ?
Ariane Papeians : Même sur scène, les histoires du Live Magazine sont extrêmement écrites. L’idée de la spontanéité et du récit décousu ne fait pas du tout partie de notre ADN à l’origine. Toutefois, effectivement, lorsque l’on passe à un format écrit, les récits sont légèrement plus longs, et évidemment, la rigueur dans l’écriture et la recherche d’information est plus élaborée. Mais nous avons gardé ce ton à la première personne, avec le journaliste qui s’adresse directement à un public ou au lecteur.
I.B. : Nous avons tenté de conserver la même liberté de parole, celle que l’on peut avoir dans nos spectacles, c’était important pour nous. Ce qui fait également la marque de fabrique des histoires que l’on produit, c’est ce récit raconté à la première personne, des histoires au « je » où les journalistes « se mouillent » et racontent, à travers leur point de vue, leurs enquêtes.
Qu’est-ce que l’expérience Live vous a appris ? Y aura-t-il de nouvelles éditions ?
A.P. : Bien sûr ! Figurez-vous que nous avons déjà recommencé. Demain [samedi 10 juillet, NDLR] nous avons un spectacle à Arles dans le cadre de la semaine des Rencontres de la photographie. Nous avons réalisé un Live Magazine à Bruxelles il y a trois semaines et un à Paris la semaine dernière. Nous
I.B. : Nous avons repris notre spectacle en live dès qu’il a été possible de le faire. En France, ce fut lors du premier jour d’ouverture avec les jauges pleines dans les théâtres [le 1er juillet dernier, NDLR].
Les deux projets, la revue et les spectacles, sont deux manières de partager des histoires, très différentes dans l’expérience qu’elles proposent. La revue a ceci d’agréable qu’elle peut être transmise à des ami.e.s après avoir été lue, alors qu’avec les spectacles, les histoires se propagent par le bouche-à-oreille.
Live Magazine est un objet éditorial, je cite, « d’histoires enquêtées mêlant l’émotion, la dinguerie du réel et le saisissement d’histoires à 99 % vraies ». À quoi correspond ce 1 % ?
A.P. : C’est la part de subjectivité dans les histoires : l’auteur qui raconte, avec son propre point de vue. Même si tout est évidemment fact-checké et vrai. Nous aimons laisser ce petit pourcentage qui exprime la subjectivité lorsque l’on raconte un récit.
Vous avez fait le choix du « Je » dans Live Magazine. La première personne est pourtant largement prohibée dans la presse, assimilée au journalisme « gonzo » notamment. Le « Je » serait l’ennemi de l’objectivité, celle que le journaliste doit avoir vis-à-vis de son sujet. Pensez-vous qu’un peu de subjectivité peut réconcilier la presse/les journalistes avec les lecteurs et les citoyens ? Ou est-ce la traduction littéraire du live, une façon de projeter le lecteur dans le récit ?
I.B. : Cela correspond vraiment à ce en quoi l’on croit dans le journalisme : assumer son point de vue, le partager avec le lecteur pour qu’il ait toutes les cartes en main pour comprendre la position à partir de laquelle le journaliste s’exprime. Aujourd’hui, il y a une telle crise de confiance entre les journalistes et le grand public qu’assumer ce point de vue et le revendiquer pour ensuite proposer de vraies enquêtes factuelles et fact-checkées, nous semble, au contraire, une manière très juste de redonner cette confiance au lectorat.
La presse est-elle vouée à faire l’événement pour fonctionner ? On imagine que la périodicité trimestrielle est autant affaire de moyens que d’ambition (les enquêtes/reportages nécessitent des semaines voire mois de terrain, les adapter sur papier aussi)
I.B. : Ce temps long nous permet de produire des histoires de qualité. De prendre le temps de trouver des angles intéressants, des journalistes qui sont les seuls à pouvoir porter ces enquêtes-là et lancer toutes ces recherches. Ce temps long, c’est aussi un temps de réflexion et d’enquête.
A.P. : On fonctionne à de l’instinct, ce sont donc plutôt les opportunités qui se sont présentées…
I.B. : La chance que nous avons eue c’est de nous associer avec Bayard avec toute l’expérience que la maison d’édition peut avoir. Ici, ce n’est pas tant une événementialisation qu’une envie d’explorer un nouveau format et pour Bayard de toucher un large public, adulte, très varié, avec des gens à la fois plus jeune que leur lectorat habituel, et plus large. Nous ne sommes pas dans une perspective d’événementialisation de la presse.
Comment Live Magazine entend se démarquer, communiquer ?
I.B. : Nous avons communiqué auprès de notre communauté, qui connaît notre format et nous est fidèle. Nous avons utilisé les réseaux sociaux pour toucher un public beaucoup plus large, notre but étant de se faire connaître plus amplement en France et dans toute la francophonie, puisque nous sommes également distribués en Belgique.
A.P. : Le point fort en nous associant avec Bayard était aussi de toucher leur public qui ne connaît pas notre type de journalisme. Il s’agissait de fédérer ces deux publics.
I.B. : D’une certaine manière, l’idée est d’essayer de toucher des publics peut-être plus traditionnellement en retrait, moins proches de la presse. C’est peut-être la force de ce format, j’espère que nous réussirons à le développer avec ce magazine : ces histoires à la première personne, assez intimes, permettent de toucher des personnes peut-être plus intimidées par une presse plus « classique ».
Nous ne nous positionnons pas comme un mook par exemple : la revue coûte 7€95, nous l’avons voulu accessible pour que les individus aient l’opportunité d’acheter un tel magazine, de la découvrir et le partager. Live Magazine a été conçu comme un objet qui circule, se prête, et ainsi de suite. L’idée est que toutes ces histoires et enquêtes puissent voyager.
La publicité est absente des pages du magazine (sauf pour les titres Bayard ou pour Louie Media), comment produisez-vous ce trimestriel ? Quel est son modèle économique ?
I.B. : Nous avons plusieurs partenaires publicitaires : Louie Media, My Little Paris, Acte Sud, La Croix Hebdo (groupe Bayard) et We Demain. La maison d’édition produit l’essentiel du magazine.
Notre modèle sera de trouver des annonceurs, nous serons donc ravis si des annonceurs souhaitent nous rejoindre dans cette aventure. Évidemment, nous avons également un gros enjeu de ventes avec l’objectif qu’un maximum de personnes l’achète en kiosque. On espère réconcilier le public avec leur kiosque à journaux.
Comment voyez-vous l’univers des médias et plus particulièrement la presse magazine évoluer dans les années à venir ?
I.B. : Nous observons une tendance de fonds, une segmentation. Il y a beaucoup de presse spécialisée, voire très spécialisée qui visent des communautés particulières. L’univers des médias va peut-être évoluer dans ce sens-là.
Il y a également de la place pour de l’innovation, de la diversité, et j’espère que c’est ce qui va se dessiner à l’avenir.