La newsletter est le média d’un monde cookieless

Par Élodie C. le 02/04/2024

Temps de lecture : 13 min

L'interview de Adrien Labastire et Laure Goudiard du Mesnil, Kessel.

Dans l’univers médiatique, peu de formats ont connu un renouveau aussi inattendu et fulgurant que celui de la newsletter. Un retour remarquable, témoignant d’une adaptabilité surprenante aux nouveaux défis de l’ère numérique et qui s’inscrit dans un contexte où les canaux traditionnels de distribution de contenu, tels que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, montrent leurs limites. La newsletter émerge comme une solution privilégiée, offrant un moyen de communication direct et personnalisé, moins sujet aux caprices des algorithmes.

Kessel n’a pas deux ans et elle s’impose déjà comme la plateforme sur laquelle compter pour raconter et s’informer autrement, posément, loin du flux de contenus courts abondamment diffusés en ligne. 

Échange au long cours avec Adrien Labastire et Laure Goudiard du Mesnil, co-fondateurs et respectivement CEO et COO de la plateforme Kessel.

Depuis quelques années, la newsletter est en plein boom et vit une seconde jeunesse. Comment analysez-vous ce renouveau ?

Adrien Labastire : Plusieurs éléments sont essentiellement liés à la distribution par les réseaux sociaux et Google. Depuis deux ou trois ans, les réseaux sociaux distribuent de moins en moins les contenus des médias en général. Sur Instagram, Facebook, X (Twitter), le reach baisse de plus en plus. Pour Les Échos ou Le Monde par exemple, des contenus qui faisaient des milliers de likes n’en récoltent que quelques uns désormais. Pourquoi le reach baisse ? Il y a plusieurs théories. Je ne saurai pas vraiment l’expliquer, néanmoins, c’est un constat, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. 

Ensuite, Google référence de moins en moins les médias comme “primary sources” : si vous cherchez une réponse à une question précise, le moteur va vous rediriger vers un fil Associated Press par exemple plutôt que Le Figaro. Tout cela conduit à ce que le trafic provenant d’Internet, soit en référencement, soit via les réseaux sociaux, baisse de plus en plus, du moins pour une bonne partie des médias, et de la presse en particulier. La newsletter est donc perçue comme un moyen de garder un contact stable avec son lectorat, puisque ce média est moins sensible aux aléas des réseaux sociaux. Les newsletters médias fleurissent en nombre, c’est le cas du New York Times aux États-Unis, et en France, Le Figaro a lancé une trentaine de newsletters éditoriales l’année dernière. « Newsletters », ça désigne deux choses – c’est une banalité, mais je veux être précis : 
– C’est un objet très publicitaire et marketing ;
– C’est véritablement de l’éditorial, des choses plutôt écrites à la première personne, même au sein d’un média, et qui va créer un lien très fort avec la communauté de lecteurs.

Quelles étaient vos ambitions initiales en lançant la plateforme, et comment ont-elles évolué au cours des deux dernières années ?

Laure Goudiard : C’est justement en constatant l’explosion de la newsletter, avec une élévation du niveau de qualité et un ras-le-bol des newsletters type email marketing, que nous avons créé Kessel. On a observé un regain d’intérêt pour de vraies newsletters éditorialisées, qui signaient l’émergence de médias ou de créateurs assez puissants.

C’est à partir de ce constat de marché qu’est née la volonté de créer Kessel : il n’y avait que des acteurs américains et on s’est donc dit qu’il y avait une vraie opportunité sur le marché européen. Au départ, on a imaginé un modèle basé sur l’abonnement, comme Substack, et puis on s’est vite rendu compte qu’il y avait une possibilité sur la partie publicité, on a donc très rapidement fait évoluer notre modèle. Désormais, nous aidons les créateurs, les auteurs et les médias à monétiser leur travail avec l’insertion de native ads, du brand content, etc.

On a senti que le marché allait exploser et qu’il y aurait de nombreuses possibilités. Pour les annonceurs, c’est un support unique, une façon de faire de la publicité totalement nouvelle et très puissante. Quant aux auteurs, ce modèle est très attractif pour eux. 

Pouvez-vous partager un moment clé ou un tournant décisif pour Kessel durant ces deux années ?

A.L. : Kessel a été lancé le 8 novembre 2022. Au départ, peu de créateurs utilisent votre outil. Quand Hugo Décrypte et Hugo Clément décident d’utiliser la plateforme l’été dernier, ça donne naturellement plus de visibilité et d’engagement, d’usage, et le lectorat s’est mis à augmenter. Je ne me souviens plus exactement des chiffres à ce moment-là, mais il y a eu une vraie inflexion lorsque des créateurs de contenu connus ou des médias comme BFM ont commencé à utiliser notre plateforme. La plateforme a commencé à décoller fortement l’été dernier.

C’est aussi corrélé avec les débuts de notre activité publicitaire : nous avions présenté nos offres sur le marché un petit peu avant l’été. Depuis septembre, le business publicitaire commence à devenir de plus en plus important. Ce mois-ci (mars 2024, NDLR), nous allons atteindre 100 000 euros de chiffre d’affaires environ. Le mois suivant aussi, nous sommes entrés dans une zone entre 80K et 100K euros de chiffre d’affaires ces derniers mois. 

Vous avez un tableau de chasse impressionnant : qui drague l’autre ?

A.L. : Au départ, c’est nous qui draguons : on appelle les gens, leur explique pourquoi c’est intéressant de développer une newsletter. Aujourd’hui, les gens viennent à nous ou nous contactent avec l’envie de faire quelque chose, des acteurs assez importants, soit des stars, soit des médias. Mais au départ, nous présentions notre solution permettant d’envoyer des mails, de développer une audience et de monétiser. Pour les créateurs et influenceurs, c’est un média qu’ils vont pouvoir gérer sans avoir besoin de l’incarner : ça libère quand même un peu de temps et c’est une alternative à la vidéo ou au podcast. C’est ce qui leur a plu, ça vient s’insérer dans leur emploi du temps et ils peuvent développer une audience qui leur appartient, un peu plus âgée que sur leurs réseaux sociaux et monétisable grâce à la régie de Kessel. C’est assez séduisant comme proposition.

L.G. : Il y a un point très important dans le processus de décision des créateurs, c’est le moment où ils réalisent que leur lien avec leur communauté est assez fragile : ils sont très très dépendants des réseaux sociaux et des algorithmes, algorithmes qu’ils ont parfois beaucoup de mal à monitorer. Ils vont être très exposés et puis soudain, ils vont être défavorisés par Instagram, TikTok, LinkedIn ou toute autre plateforme.

La newsletter est un vrai asset pour eux, une communauté qu’ils possèdent, avec une base de mails : quand ils envoient un mail, 100% des gens le reçoivent, le lien entre eux est très fort et leur communauté est très engagée. Cela a de la valeur et ça rassure. 

Comment Kessel se distingue et entend se distinguer des autres. Quel est votre “petit plus” ?

A.L. : Au-delà de notre charme ? (rires) Notre promesse, c’est de développer leur audience. Kessel est une place où l’on essaie de faire découvrir des contenus, quand un Substack par exemple s’adresse uniquement aux créateurs (“Publiez votre travail avec le soutien de vos abonnés, peut-on lire en home). Sur Kessel, vous allez voir Tech, Santé, Hugo Clément, on vous montre des contenus, c’est un kiosque de distribution, comme Cafeyn. On les répertorie par thème, par inspiration. Cette semaine, par exemple, on réalise une édition spéciale, « Demain, il sera trop tard, c’est maintenant qu’il faut vivre » et on demande aux créateurs d’illustrer le thème à leur manière. Cela donne une couleur éditoriale et une spécificité. 

Nous nous adressons aux lecteurs dans l’objectif de leur faire découvrir des contenus :  vous n’allez pas forcément les lire sur notre plateforme, mais vous allez avoir envie de vous abonner. On concourt ainsi à la découverte de newsletters auprès de personnes qui ne les connaissaient pas par le biais de la recommandation. En vous abonnant à un auteur, d’autres profils vous sont proposés, et ça, on est les seuls à le faire. Si vous lancez votre newsletter sur Kessel, vous avez une chance, même si vous n’êtes pas une star des réseaux sociaux ou un cador en marketing, de voir votre audience se développer. Même les entreprises souhaitent diffuser leur newsletter chez nous, s’il y a un propos éditorial ça peut éventuellement s’envisager parce qu’on augmente l’audience. 

Ensuite, nous sommes quasiment les seuls à monétiser par la publicité (les autres se basent sur un modèle par abonnement payant) : on vend des espaces publicitaires au sein d’une newsletter en accord avec son auteur. C’est très rémunérateur puisqu’on vend cela à des prix très élevés sur deux critères :
– la qualité d’expertise de l’auteur ;
– la cible visée. 

Quelle a été la réaction de votre base d’utilisateurs lorsque vous avez lancé la régie publicitaire ?

L.G. : C’était une demande qui nous était souvent formulée.

A.L. : Les auteurs sont plutôt contents de monétiser un contenu qui ne l’était pas auparavant, et les lecteurs ne sont pas vraiment gênés, ce n’est pas de la bannière placée par un ad serveur. Cela prend la forme d’un encart publi-rédactionnel sur un sujet affinitaire avec l’auteur et sur lequel il donne son point de vue. La newsletter Vox par exemple a un encart qui s’appelle “I like it” sur lequel ils énumèrent les marques qu’ils trouvent intéressantes à l’adresse de leur communauté. Communauté qui leur réclame des recommandations de produits. C’est un moment de relation de confiance entre un média, un lectorat et un annonceur, où on se parle entre adultes pour se dire voilà ce que fait la marque, voilà ses démarches, tout n’est pas toujours super dans une entreprise, mais il y en a certaines qui essayent d’aller dans le bon sens, et voilà leur démarche. Et donc c’est vraiment une publicité assez transparente, très honnête, et très mature dans le discours en fait.

Quels sont les défis spécifiques rencontrés dans l’intégration de la publicité au sein de vos newsletters ?

L.G. : Le défi, c’est celui de la valeur et ce qui fait la force du produit : les auteurs ne sont pas prêts à faire toutes les campagnes ou toutes les marques. C’est la valeur de notre proposition pour les clients et les lecteurs. Nos publicités ne se résument pas à des bannières au volume pour des produits qui n’ont aucun intérêt. Il y a un engagement de l’auteur qui approuve/soutient la campagne, car il a rencontré telle personne, été sensibilisé à telle démarche, ou a aimé la façon dont ils font ci ou ça. Il apporte son crédit, son expertise, c’est du brand content et la force de notre business model : des produits vendus cher avec beaucoup de valeur pour l’annonceur et de la data qui est très pointue. 

A.L. : Dans un monde où il y a de moins en moins de cookies, c’est le point essentiel.

Avez-vous des exemples fondateurs ? 

A.L. : Oui ! c’est Netflix qui communique sur la parentalité dans l’exposition au programme. Puisqu’il est souvent reproché aux écrans de “séparer la famille”, la plateforme souhaitait raconter sa démarche pour rassembler la famille autour d’un programme et susciter le débat. Il y a aussi Bompard qui explique sa démarche RSE dans la fabrication du cachemire et le transport de la laine qui a un impact carbone. Nous avons ainsi proposé à Victoire Satto, derrière The Goods, et expert sur la traçabilité textile, de rencontrer les gens de la marque pour qu’elle lui explique sa démarche. C’est Hugo Clément par exemple qui va travailler avec Green-Got, une banque d’investissement green, en expliquant leur démarche  et en quoi il la trouve intéressante. On a également travaillé avec Arte, et proposé à plusieurs newsletters référentes de recommander des programmes de la chaîne à leur communauté. On va aussi collaborer autour de la Peugeot 3008 électrique et sélectionner des newsletters avec une expertise sur la RSE afin d’expliquer en quoi l’approche de Peugeot est intéressante. À chaque fois, nous nous positionnons dans l’explication d’une démarche.

L.G. : On est fort pour développer des messages nécessitant un peu d’explications, un peu d’écrits et le crédit de quelqu’un. Ce ne sont pas des campagnes pour lesquelles les annonceurs cherchent nécessairement une rentabilité au clic, mais de faire du brand content pour des communications corporate, des enjeux de transformation, d’inclusion. Sur ces thèmes-là le brand content est complètement légitime.

Comment Kessel s’adapte-t-il aux changements rapides dans les comportements de consommation des médias ? 

A.L. : On vit dans un monde où il y a beaucoup de vidéos, des vidéos courtes, d’instantanéité et d’hyper-distribution sur les plateformes. Kessel se place à contre-courant, dans un temps long, un moment de lecture apaisant, on croit vraiment au côté thérapeutique de la lecture. Il n’y a pas de contenus à scroller sans fin ou du clickbait, c’est très épuré, avec peu de choses, mais spécialement sélectionnées.

L’idée, c’est de consommer une newsletter, de la lire et d’avoir la sensation de s’être enrichi, l’esprit serein. C’est ce qu’on essaie de créer comme usage par opposition à celui de faire défiler son fil de manière hystérique. 

L.G. : C’était aussi un besoin des auteurs. Avant de lancer la plateforme, on a rencontré énormément d’auteurs, de journalistes, de créateurs et de personnes qui écrivaient sur les réseaux sociaux où l’on retrouve surtout de la vidéo, des contenus très courts, assez clickbait. Personne ne trouvait de plateforme pour publier des contenus longs et Medium n’avait pas pleinement satisfait ceux qui avaient tenté l’expérience. On s’est dit qu’il y avait vraiment une place à prendre pour ce type de format pour des gens qui ne font pas partie d’une rédaction.

A.L. : La plateforme “concurrente”, même si on ne peut pas se comparer à elle, c’est LinkedIn. C’est une vraie plateforme de l’écrit. Néanmoins, elle a ses codes, un phrasé, quand nous sommes dans un style beaucoup plus personnel. Nos contenus n’ont pas forcément vocation à se liker, se partager, et se commenter, ils n’ont pas à convenir au plus grand nombre. Ce qui donne souvent des textes longs, complexes, qui ne vont pas chercher le lecteur par l’aspect le plus séduisant.

Vous pensez qu’il y aura toujours de la place pour ce type de contenu ?

L.G. : C’est comme si on renouvelait la pratique du blogging, sauf qu’on parvient à mutualiser l’ensemble contenus et à les éditorialiser. Les auteurs sentent bien qu’en étant tous au même endroit, ils vont bénéficier de l’audience des uns et des autres.

A.L. : Dans ma précédente société, Golden Moustache, on produisait vidéos. On avait trois secondes pour convaincre. Avec Kessel, c’est agréable d’aller à l’autre bout du prisme, de s’enrichir. Il m’arrive de passer du temps sur des plateformes et au bout du compte, je ne sais pas pourquoi j’y ai passé une heure. Mais, j’adore passer du temps sur TikTok, c’est le meilleur divertissement.

Comment envisagez-vous l’évolution du rôle des newsletters dans le paysage médiatique global et publicitaire ensuite au cours des prochaines années ?

A.L. : Pour commencer, c’est le média le plus bas carbone : on cible exactement les personnes à qui on veut parler. Dans un monde où il n’y a plus ou quasiment plus de cookies, la newsletter va devenir un outil de marketing extrêmement important pour les entreprises et les annonceurs. La fin des cookies donne énormément de valeur au contexte. Notre ambition est d’avoir le maximum de newsletters françaises permettant d’adresser toutes les cibles et tous les contextes possibles. Les plus qualitatifs idéalement et pouvoir engager des relations intéressantes entre les marques et leur public.

Il y a souvent des choses très intéressantes sur le site internet d’une entreprise, voire dans son rapport annuel. On aime aller débusquer cette information non connue et la raconter. Vous apprenez ainsi que La Poste par exemple est très douée sur la gestion de la sécurisation des données médicales. Les entreprises bougent très vite, elles s’adaptent à beaucoup de changements, comme le climat, l’inclusion, le rapport au travail, l’innovation… Ces sujets-là vont créer des relations très fortes entre les marques et leurs consommateurs, qui sont avides de comprendre comment ça marche. On a tous envie d’agir de manière responsable, à travers notre consommation notamment, on a donc envie de savoir ce qui se passe. La newsletter est un des véhicules, un peu comme le podcast d’ailleurs, pour raconter ça.

L.G. : Les coûts de production n’ont rien à voir en revanche. La plateforme est gratuite et créer une newsletter prend quelques minutes. Pour écrire son premier article, il n’y a que le temps et l’énergie que l’auteur y passe, c’est incomparable avec le podcast qui nécessite des moyens complexes. La newsletter, c’est la sobriété de la création.

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