“Les citoyens aux faibles revenus ne mettront pas des critères RSE dans leurs achats”

Par Élodie C. le 19/02/2024

Temps de lecture : 14 min

L'interview de Timothée Quellard, co-fondateur du cabinet Ekodev.

La communication RSE est-elle encore audible dans un contexte économique et social tendu et une société toujours plus polarisée ? Avec ce paysage, la responsabilité sociale des entreprises n’apparait plus comme un choix, mais une nécessité où les stratégies de communication autour de ces engagements prennent une place centrale. 

Timothée Quellard, co-fondateur du cabinet Ekodev, nous expose les subtilités et les défis de la communication RSE, à travers une approche multidimensionnelle qui ne se limite pas à la simple diffusion de messages. À travers des exemples concrets, il illustre le potentiel de la RSE non seulement comme un impératif éthique mais aussi comme un levier de différenciation et de pérennité pour les marques.

Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste votre approche pour accompagner les entreprises dans leur com’ RSE ?

Timothée Quellard : Notre métier, c’est le conseil, avec une casquette technique de bureau d’études et d’analyses. C’est notre approche pour accompagner les entreprises sur leur communication RSE : réfléchir aux enjeux en amont, bâtir un socle solide pour définir les priorités et actions à même d’engendrer des gains notables. C’est à l’issue de ce raisonnement qu’on aborde le sujet de la communication.

Ekodev n’intervient pas spécifiquement ou uniquement sur la com RSE. Et s’il nous arrive, pour des clients “historiques” de réaliser des missions de communication, les quelques grandes lignes directrices sont : 
– un message extrêmement transparent et simple à comprendre, sur ce qui est bien ou l’est moins ;
– prioriser la communication sur les priorités RSE de la structure par rapport à son secteur d’activité, sa maturité ou autre, mais ne pas viser à côté. 

Vous la situez où, justement, l’arrivée de cette nécessité de communiquer RSE et/ou de communiquer sur ces enjeux RSE ?

T.Q. : C’est très variable en fonction des secteurs d’activité. Il y a plusieurs niveaux de réponse : 
– les entreprises soumises de facto à un cadre réglementaire par exemple, et donc tenues de reporter, loi oblige. Quitte à le faire, certaines vont ajouter de la com pour éviter le reporting trop technique.
– les entreprises challengées par leurs clients, fournisseurs ou leurs actionnaires : le sujet devient une communication plutôt “marketing RSE”, sur la différenciation de produits ou la marque employeur ou sur les actions pouvant être considérées comme avant-gardistes, pionnières ou innovantes dans un secteur donné.
– les entreprises/marques nées de cette réflexion-là, il y a une dizaine d’années ou moins. Des marques responsables ou considérées responsables qui ont repensé un certain nombre de modèles, sur les approvisionnements par exemple, ou dans l’alimentation autour de l’équitable, du bio, et tous ces labels assez récents. Pour elles, la communication RSE est intrinsèque et fait partie de l’intérêt de la marque en tant que telle.

La com’ RSE est-elle une étape obligatoire pour les marques aujourd’hui ?

T.Q. : C’est un sujet incontournable pour les marques grand public. Je nuance cependant puisque actuellement des marques sont en train d’exploser et elles n’ont rien de RSE dans leur communication, ni dans leur fonctionnement. Je pense par exemple à la fast fashion avec Shein : je n’ai pas l’impression qu’ils aient une stratégie RSE, ce qui ne les a pas empêchés de lever 2 milliards de dollars. Des marques en grande distribution, comme Action ou Gifi explosent un peu partout, bradent et font du low cost, sans avoir de positionnement très robuste sur la RSE. Après avec l’inflation, le pouvoir d’achat, les inégalités, on comprend en partie ce phénomène.

Certaines marques avec lesquelles on travaille débutent sur ces sujets, ça devient une étape obligatoire, mais avec un passif assez lourd, et des pays moins avancés et concernés que l’Europe, cet impératif ne l’est a priori pas encore totalement.

En juin 2022, Ekodev développait en collaboration avec les régies des 3 grands groupes de PQN un outil commun pour calculer l’empreinte carbone de leurs campagnes publicitaires (print et digitales). La calculette « Pi » devait permettre aux annonceurs d’obtenir un bilan carbone global de leurs dispositifs de communication sur l’ensemble des marques de ces groupes. Avez-vous un retour d’expérience ou des résultats à nous communiquer deux ans après le déploiement de cet outil ?

T.Q. : La petite difficulté du retour d’expérience avec cette calculette est qu’elle a été financée par trois gros acteurs du secteur souhaitant, chacun de leurs côtés, conserver la confidentialité de leurs données. À l’issue de son développement et de son déploiement, Ekodev n’a pas la capacité de soustraire des résultats. Nous avons formé des personnes pour déployer l’outil et s’assurer qu’ils puissent l’utiliser correctement, puis comprendre et traduire les résultats. Notre mission s’est arrêtée là.

Après, j’ai évidemment entendu des bruits de couloir : le déploiement de la calculette a été très intéressant pour leurs clients et les relations clients. Lorsque l’on vend des campagnes pour toucher un certain nombre de personnes, le critère de coût en contrepartie est basique, en revanche, celui du coût en termes d’empreinte carbone moins, voire pas du tout calculé. Cela les a fait avancer et a aussi permis d’embarquer des commerciaux ou des profils pas du tout aguerris et sensibles à l’exercice. 

Pour d’autres, la calculette a servi d’outil d’aide à la décision : éviter de proposer des moyens de communication très élevés en carbone qui n’ont pas un si grand impact marketing comparé à d’autres leviers : ce n’est pas parce que ça faisait x2 en carbone que ça ferait x2 en pouvoir d’achat ou en capacité de vendre. Avec cet outil, ces groupes ont pu réorienter stratégiquement leur choix. Si nous n’avons pas de suivi plus sérieux, quantitatif et officiel – c’est un point de frustration sur certaines missions – d’autres groupes nous ont contactés pour se greffer à la démarche, l’outil fait donc du bruit et est considéré comme utile. C’est donc un bon retour d’expérience. 

Comment sont perçues les marques qui se fixent des objectifs de décarbonation ?

T.Q. : C’est tout un chantier parce qu’il faut s’y distinguer, mesurer puis fixer des objectifs et les atteindre. Pour la partie mesure, on a tous compris que c’était un exercice incontournable. Comprendre comment réduire est encore un autre sujet. 

Ensuite, pour la définition et l’atteinte des objectifs, je suis un peu plus critique : beaucoup d’acteurs se sont fixés des objectifs sur des référentiels internationaux, comme les accords de Paris, puis ont tenté d’appliquer ces objectifs dans le cadre de leur activité, de manière plus ou moins exhaustive et plus ou moins sérieuse. La loi ne nous aidait pas trop puisque ce n’est que depuis le 1er janvier 2023 que le bilan carbone Scope 3 est obligatoire (les émissions indirectes, sujet qui pèse énormément chez les marques).

Auparavant, il n’y avait aucune obligation de mesure, aujourd’hui c’est le cas sur un périmètre complet. Et donc, si elles mesurent et se fixent des objectifs, leur atteinte est loin d’être gagnée. Il y a un décalage fort entre les objectifs fixés et les moyens pour y arriver. Quelles que soient les marques d’ailleurs.

Si j’essaie d’être positif, ces sujets sont récents, tout comme l’obligation légale et les contraintes citoyennes dans des pays comme les nôtres. Avant la pandémie de Covid, la prise de conscience climatique et les enjeux associés n’était pas très élevée : il a fallu que le Cap Ferret ait failli brûler, trois années de sécheresse et des inondations dans le Nord de la France… Si nous n’avions pas eu ces phénomènes ces cinq dernières années, les Français sentiraient probablement un peu moins concernés. 

Ensuite, il y a eu l’Ukraine avec le coup de l’énergie qui a révélé notre sensibilité aux énergies fossiles et la difficulté de se développer sans. On ne touche du doigt ce sujet de manière concrète dans notre quotidien que depuis quelques années. Ça, c’est le verre à moitié plein, les choses ont beaucoup bougé en très peu de temps.

Les marques seront peut-être contraintes/sanctionnées par les citoyens et la société plus que par les politiques toujours plus réticents à inscrire des obligations ou mesures contraignantes de peur de ne pas “embarquer les gens”

T.Q. : Pour certaines marques ou certaines catégories socio-professionnelles, vous avez raison. Malheureusement, je ne crois pas, au vu des trajectoires des égalités sociales, que les citoyens vont nous permettre d’aller dans la bonne direction. 

Des marques un peu “bobos” ou des marques à pouvoir d’achat intermédiaire – pas luxe ni fast fashion – ont leur marché, leur segment et leur population. En revanche, cette classe moyenne n’a pas tendance à se développer, mais plutôt à se minimiser, quand les classes populaires augmentent… L’équation est simple : est-ce que demain, les citoyens avec des fins de mois difficiles vont mettre des critères RSE dans leurs achats ? Non.

Si on éduque et donne les moyens aux consommateurs – et par moyens, j’entends moyens pédagogiques et financiers – de faire des choix, là, oui, ils iront tous massivement vers la bonne direction. Tout le monde sait que l’environnement est un bien commun, qu’il ne faut pas exploser les compteurs carbone et détruire la biodiversité. 

Récemment, lors d’une formation auprès d’une marque de luxe, celle-ci m’expliquait que cet enjeu avait quelque chose d’antinomique avec leur secteur : ils vendent des produits extrêmement durables (faits main, en petite quantité, bien pensés et bien conçus) avec une stratégie durable d’approvisionnements que d’aucuns pourraient considérer comme remarquable, et se fixent des objectifs ambitieux à atteindre, mais d’un autre côté leur clientèle, les ultra riches, ont un style de vie peu durable. Ils achètent 10 produits, c’est bien pour le chiffre d’affaires, mais est-ce que c’est vraiment ça être une marque durable ?

À terme, pour une marque RSE, la question commence à se poser. Si les 10% de la clientèle ultra riche pèsent 50% du sujet carbone, voire plus, est-ce RSE ? Peut-on parler d’événement culturel responsable si on fait intervenir un chanteur misogyne dans ses paroles ? Ces débats sociétaux se retrouvent sur de nombreux cas. Est-ce qu’une marque ultra luxe doit continuer de fournir une minorité d’ultra-riches qui ne vont pas considérer ces sujets, ou doit-elle tenter de trouver un marché un peu différent ?

Quelles options proposez-vous ?

T.Q. : Lorsqu’on mène une mission de conseil sur une stratégie climat, nous expliquons aux marques et entreprises que pour pérenniser votre modèle, qu’elles ont deux choix : 

– Être centrés sur le monde économique et continuer de faire mal les choses, mais dans une moindre mesure et avec plus de valeurs ajoutées économiques ;
– S’ouvrir un peu au monde de l’environnement, changer les produits et les faire différemment. Auquel cas, leur clientèle doit également un peu évoluer. Aujourd’hui, nous sommes dans un cadre où beaucoup se contractent sur leurs acquis, les préservent plutôt que de prendre des risques.

Quand on doit définir une stratégie climat à 2030, 2040, certains nous disent ouvertement, qu’ils préfèrent augmenter leur résultat net : avoir un peu moins de clients, mais augmenter le prix moyen pour conserver leur offre exclusive vendue de plus en plus cher. Sinon, il faut trouver des alternatives.

Avec l’explosion des IA et plus spécifiquement des IA génératives dernièrement, le numérique peut-il réduire son empreinte carbone ?

T.Q. : Oui. Cela fait longtemps que Google et consorts affirment être capables d’optimiser les consommations d’énergie avec leurs algorithmes. Laurence Devilliers, chercheuse à la Sorbonne a écrit un livre sur le sujet : on fait faire ce qu’on veut à l’IA, si on veut la faire réfléchir sur la meilleure façon de développer du code informatique bas-carbone ou mieux optimiser la consommation des serveurs, les IA nous aideront à aller plus vite que le cerveau humain. En revanche, si elles sont utilisées pour d’autres applications plus gourmandes – une requête sur un moteur de recherche avec un modèle de langage d’IA consomme 10 fois plus qu’une recherche standard par mot-clé – l’IA sera forcément destructrice.

Quels sont les principaux défis auxquels les entreprises font face lorsqu’elles déploient leur stratégie et com’ RSE ?

T.Q. : Le principal enjeu est de démocratiser des notions qui peuvent être assez complexes. Pour le carbone, dire qu’on décarbone un produit n’est pas si simple : si on prend toute l’analyse de cycle de vie de son produit, certains éléments sont dans notre chaîne de valeur et d’autres non. Si on fabrique une voiture ou un produit avec de l’acier, ArcelorMittal aura, dès le départ, une responsabilité forte pour produire du métal bas-carbone. C’est un système productif à changer et des enjeux de filière. 

Ensuite, un produit sera vertueux ou non en fonction de la façon dont il sera utilisé : une voiture électrique rechargée au nucléaire, c’est vertueux après 100 000 kilomètres en France. En Allemagne, avec le charbon, il faut plutôt atteindre les 300-400K kilomètres pour que ça le devienne. Je peux produire un objet “good” qui ne le sera plus selon qui l’utilise et comment. C’est un peu l’histoire de Vinted ou de Leboncoin : si je passe mon temps à faire du trading de vêtement, acheter/vendre des produits qui transitent en train, en avion, en car, en bateau, voire plutôt en camion, à l’autre bout de la France, je détruis mon empreinte carbone. 

Le défi est là : faire une communication sur un sujet complexe et parvenir à le faire simplement.

Comment mesurez-vous l’efficacité de la com’ RSE mise en place ? Quels indicateurs privilégiez-vous ?

T.Q. : Nous nous situons plutôt en amont pour aider à l’élaboration des éléments de langage. Nous ne sommes pas une agence de com’ avec des vendeurs de vues ou des vendeurs d’efficacité. C’est la limite de l’exercice et du témoignage. 

Lorsqu’on réalise un travail avec des notations et du reporting, les indicateurs s’améliorent grandement. Par exemple sur les stratégies climat. Et lors d’interventions, pour Nespresso, le Fooding ou autre, avec une audience grand public, on obtient une forte récurrence, car les clients sont sensibles et satisfaits de l’approche très transparente et robuste scientifiquement, même si on tente de simplifier. Là, les indicateurs sont intéressants, mais je ne peux pas vous dire que dans la grande distribution cela fait augmenter de 5% telle variable ou tel sujet.

Pouvez-vous partager des cas concrets d’entreprises que vous avez accompagnées pour leur com’ RSE et les résultats significatifs obtenus grâce à cela ?

T.Q. : Nous avons accompagné des marques de mode, comme IKKS, Petit bateau, Sézane, Bash… Nous n’avons pas nécessairement réalisé toute la stratégie RSE, cela peut concerner un volet en particulier, comme le climat ou la biodiversité. Certaines marques que nous avons accompagnées délivrent parfois des témoignages après coup, via des webinars sur des sujets un peu techniques, et on sent qu’ils sont assez fiers d’avoir mené ces travaux car ça leur permet de pérenniser leur activité et d’être plus en phase avec les attentes des consommateurs.

Et inversement, n’y a-t-il pas parfois un décalage entre com’ RSE et engagements réels ?

T.Q. : Ça, c’est tous les jours pour le coup. Il suffit d’allumer sa télévision pour voir à quel point il peut y avoir des décalages avec les engagements. Je ne sais pas, n’importe quelle marque automobile aujourd’hui fait une publicité avec un petit astérisque annonçant un zéro carbone. Ce n’est pas zéro carbone, mais zéro carbone dans un cadre d’utilisation et sur un périmètre tout petit. Aujourd’hui, aucune voiture n’est zéro carbone. Même l’électrique, c’est 63 % de CO2 en moins. C’est très bien, mais ce n’est pas zéro.

La plupart des entreprises se sont engagées à être neutre en carbone à 2030, 40, 50, mais demandez-leur si elles sont prêtes à mettre leur main à couper qu’elles atteindront ces objectifs, aucun dirigeant n’oserait l’affirmer. Et je ne parle même pas d’évoquer les moyens, mis en œuvre…  Ça, c’est monnaie courante si je prends ma casquette un peu technique et critique. Comme la publicité d’Apple pour ses produits zéro carbone qui ne passerait pas auprès de l’ADEME, avec la loi climat. Idem quand le PDG de Google prend la parole pour s’autoproclamer entreprise neutre en carbone, c’est ridicule. Je pense qu’ils sont très mal accompagnés et n’ont pas encore bien réfléchi au sujet. Je ne vois pas systématiquement du greenwashing ou une manipulation derrière ces prises de parole, mais plutôt de l’ignorance et du désintérêt. 

Aujourd’hui, même ceux qui ne venaient pas aux COP et ne s’intéressaient pas au sujet les accueillent et sont obligés, à demi-mot, de dire qu’ils sont fautifs. Dans dix ans, en faisant ces COP chez eux, ne seront-ils pas aussi convaincus que les militants de la première heure ? Faut-il les exclure du débat ? Peut-on faire sans de toute manière ? Non.

Pour Apple, il est préférable qu’ils mettent en avant Mère Nature dans leur prise de parole, se fassent épingler et qu’on discute de ça avec eux. Au lieu de les voir poursuivre un marketing expliquant qu’il faut absolument acheter le nouvel iPhone, car il a 3 pixels de mieux que le précédent. 

Quelles sont les innovations ou les tendances émergentes dans le domaine de la com’ RSE que vous trouvez particulièrement prometteuses ?

T.Q. : Spontanément, ceux qui sont innovants sur le sujet, ce sont ceux capables d’appréhender de manière extrêmement sérieuse les difficultés à venir et de les traiter. Comme Patagonia avec sa publicité “N’achetez pas cette veste”, pour dire nos produits sont durables, faites-les recycler, faites-les réparer plutôt que d’acheter du neuf.

C’était innovant en communication responsable parce que ça prenait le contre-pied de tout ce qui se faisait alors, un peu comme “on arrête le Black Friday, on fait un Green Friday”. C’est bien, mais ça reste du marketing classique. La vraie innovation serait d’être beaucoup plus direct sur ce qui va se passer, et de voir dans quelle mesure on contribue ou pas à l’atténuer et à trouver des réponses.

C’est très innovant dans un modèle de vente ou commerce, d’expliquer les limites et de justifier pourquoi, comment, et de se différencier avec cette prise de parole directe. Aujourd’hui, il y a un manque de transparence flagrant. Veja a ce type de communication depuis dix ans maintenant. Même si leur clientèle n’a pas un potentiel infini (CSP+, cadres, etc.).

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