De la phase de test à la phase de livrables.
Cette interview fait partie de notre numéro spécial IA.
Depuis deux ans, la création assistée par intelligence artificielle s’installe dans le paysage publicitaire. Mais entre fascination technologique et impératifs de production, rares sont les acteurs capables de transformer l’essai à grande échelle… avec une qualité « haute couture ».
C’est le pari de Jonathan Gilbert, co-fondateur de Detroit, une « AI production house » qui collabore avec des marques comme Dior, LVMH, Google ou Taittinger. Dans cet entretien, il revient sur la singularité du positionnement de Detroit, les attentes actuelles des marques — passées de l’expérimentation à l’industrialisation — et les nouvelles logiques de qualité, d’efficacité et de gouvernance qui redéfinissent le travail des créateurs à l’ère de l’intelligence artificielle.
Detroit se définit comme une « AI production house ». Concrètement, que recouvre ce positionnement ?
Jonathan Gilbert : Detroit se présente comme une maison de production au modèle classique : elle conçoit du contenu pour les marques en s’appuyant sur un pool de talents. Sa spécificité tient à la nature même de ces talents : des artistes spécialisés en intelligence artificielle, choisis autant pour leur culture visuelle et leur singularité créative que pour leur maîtrise poussée des outils génératifs.
Autour de ce noyau créatif, Detroit a structuré une “factory” composée de profils techniques – experts en IA, 3D ou retouche – qui permettent de produire à grande échelle. En fusionnant la créativité de nos talents avec les compétences techniques de la factory, on peut produire et déployer à grande échelle, tout en gardant un niveau de qualité artisanale. Une approche qui répond à un besoin clé des marques : produire beaucoup, vite, mais sans compromis sur la qualité ni la cohérence créative.
Qu’est-ce qui a changé, selon vous, dans la manière dont les marques perçoivent la création assistée par IA depuis un an ?
J.G. : Au début, beaucoup de marques venaient nous voir juste pour dire qu’elles faisaient une campagne en IA, pour se montrer innovantes et se positionner sur ce créneau.
Désormais, toutes les marques viennent. Et certaines en disant : “On ne veut pas que ça se voit que c’est de l’IA.” Ce qui est intéressant, c’est qu’en post-prod classique, on retouche souvent pour atteindre un niveau de perfection — sur la peau, sur les mannequins, etc. Alors que nous, avec l’IA, on fait parfois l’inverse : on dégrade un peu les images pour gagner en authenticité, en réalisme.

Il n’est plus question de montrer qu’on utilise l’IA, mais bien d’obtenir le bon résultat, que ce soit en termes de qualité, de créativité ou de timing. Les marques sont de plus en plus dans cette logique-là.
La discrétion autour de l’IA est-elle une demande généralisée de la part des marques, ou surtout des marques de luxe, soucieuses de préserver l’intégrité perçue de leurs valeurs ?
J.G. : Non, ce ne sont pas seulement les marques de luxe. Certains groupes sont même à fond sur l’IA. En fait, peu importe comment c’est produit — que ce soit en 3D, en IA ou de manière classique — ce qui compte pour ces marques, c’est la qualité, la créativité, la réactivité et surtout d’avoir un service dédié.
Quand on crée une content factory pour une marque de luxe, on met en place des petites équipes dédiées. Et vu les exigences, notamment en termes de délais, des équipes B prennent le relais les week-ends ou les jours fériés. C’est essentiel pour tenir des timings intenables.
Les marques adorent ça. Une fois qu’on est alignés sur le budget, les process, la grille tarifaire, elles peuvent envoyer leurs demandes les unes après les autres, en sachant qu’elles recevront les assets à temps, avec un très bon niveau de qualité. Pas besoin de tournage avec les contraintes habituelles de production. Cela ouvre aussi des possibilités créatives beaucoup plus larges.
S’il y a un an, les marques voulaient essentiellement pouvoir dire qu’elles utilisaient l’IA. Qu’est-ce qui a changé depuis dans leurs attentes ?
J.G. : Elles veulent de la créativité, de la qualité et de la réactivité. Si la qualité est là, elles se fichent un peu de la manière dont c’est produit. D’ailleurs, c’est de l’hybride : un mélange d’IA, de 3D, ou encore d’IA et de leur propre banque d’images. On combine différents assets, différentes approches de production.


Après, il y a aussi un positionnement propre à chaque marque vis-à-vis de l’IA. Par exemple, Detroit a travaillé pour Hermès il y a un an et demi pour une petite expérience digitale, très bien perçue en interne. Mais Hermès étant une maison très artisanale, ils n’ont pas poursuivi dans cette voie. Sans doute jugent-ils cela encore trop innovant pour la marque. En revanche, ça a permis de poser les questions en interne.
À l’inverse, LVMH a une toute autre approche : ils ont un pôle IA en interne qui ne produit pas, mais conseille les différentes Maisons du groupe. Quels sont les bons partenaires sur la place de Paris, comment travailler avec eux, ce qu’ils sont capables de livrer — en termes de méthode, de workflow, de créativité, même sur les aspects juridiques…
Vous démontez plusieurs « mythes » sur l’IA créative. Quel est celui qui a le plus freiné vos projets jusqu’ici ?
J.G. : Le premier mythe à démonter, c’est celui considérant que l’IA est peu coûteuse. C’est faux. L’IA a un coût : un coût de temps passé humain, un coût machine, un coût de gestion de projet.
C’est très abordable pour faire des tests, des choses sympas, des démos marrantes. C’est facile à prendre en main pour ça. En revanche, dès qu’il s’agit de répondre à des exigences de clients — luxe ou pas d’ailleurs, tous les clients sont exigeants — l’IA devient plus complexe à gérer.
Beaucoup d’agences se lancent, font de super maquettes, mais peinent ensuite lorsqu’il faut livrer un produit fini, avec une dizaine d’allers-retours clients. C’est là qu’il faut une vraie capacité créative, une hauteur sur la compréhension de la marque, mais aussi une maîtrise technique pour ne pas être bloqué. Sur ce point, beaucoup d’agences galèrent. Certaines viennent nous voir en disant : on a commencé, on n’y arrive plus, vous pouvez nous aider ? Parfois on peut, parfois non.
Vous évoquez un réveil intelligent des majors de la musique. Pourquoi l’image n’a-t-elle pas encore trouvé son équivalent collectif ?
J.G. : J’ai écrit une note à Clara Chappaz (ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique, NDLR) justement afin de proposer quelque chose sur le sujet. L’État a un rôle important à jouer : il faudrait qu’il puisse regrouper et représenter d’une certaine manière tous les photographes, tous les créateurs de contenus visuels.
Dans la musique, ce sont les majors qui jouent ce rôle, elles représentent la majorité des artistes. Dans l’image, on n’a pas ça. Soit les photographes sont chez Getty, Shutterstock ou d’autres, et dans ce cas-là, ils ont vendu leurs droits à ces groupes. Soit ils sont représentés par des agents ou des producteurs. Soit ils sont indépendants et/ou autodidactes.
Il est difficile de protéger ses œuvres lorsqu’on est seul face à des mastodontes de l’IA. Même quand on est agent ou producteur, c’est compliqué. Getty, par exemple, essaie de tirer la couverture vers eux en développant leur propre IA, mais elle n’est pas au niveau du marché et ne défend pas vraiment les auteurs. Soit un acteur privé parvient à créer une plateforme, à trouver un business model et à monétiser ça de manière juste. Soit c’est à l’État de prendre cette responsabilité.
Quel rôle devraient jouer les pouvoirs publics dans la reconnaissance et la protection des œuvres générées ou exploitées via IA ?
J.G. : L’État devrait protéger les auteurs – a minima les auteurs français – en leur donnant les moyens de savoir si leurs œuvres sont utilisées par des intelligences artificielles. Cela pourrait passer par la création d’une plateforme dotée d’un traceur à intégrer dans les images, afin de détecter toute réutilisation par une IA et de permettre aux créateurs de réclamer des royalties.
L’objectif : leur permettre de donner ou non leur accord à ces usages, de garder le contrôle sur leurs créations et de bénéficier d’une juste rétribution en cas d’exploitation.
L’IA peut produire des campagnes haut de gamme. Comment s’assurer de leur cohérence créative, juridique et éthique ?
J.G. : Juridiquement, Detroit est hyper back-upés. On est très concernés par le sujet, donc on a mis en place un workflow qui nous permet de vendre des sessions de droits d’auteur pour protéger nos artistes, nos auteurs, mais aussi nos clients. On a fait pas mal de choses de ce côté-là. C’est assez technique, mais on arrive à prouver que la part de l’humain est plus importante que celle de la machine. C’est le premier point.

Le deuxième, c’est qu’on fait ce qu’on appelle du « pure prompting » — c’est un terme qu’on a inventé. Ça veut dire qu’on ne donne jamais de références dont on n’a pas les droits. Pas de références visuelles, verbales, sonores… On ne dira jamais : « On veut une image dans le style de tel photographe ou de telle marque. » Pour nous, ce n’est pas possible.
À partir de là, ce qu’il faut savoir, c’est qu’on doit produire 1 000 prompts pour sortir une image. On peut ainsi démontrer à quel point l’intervention humaine est structurante dans notre chaîne de production. L’image sort littéralement de la tête de l’artiste, à partir du brief, et l’IA vient concrétiser ça petit à petit.
D’autres éléments ont été mis en place pour nous couvrir, mais c’est plus technique. Et au fond, au-delà du droit, c’est une question de valeur. Nous sommes des créatifs. On représente des créatifs, des auteurs, pas des copieurs. Et on est des producteurs, pas des industriels de la production.
Donc si on utilise l’IA, on le fait dans le respect des œuvres et des intentions. Bien sûr, il est possible d’utiliser l’IA de manière détournée, mais ce n’est ni notre approche ni ce que nous proposons. Copier reste facile aujourd’hui — j’espère que cela le sera moins demain — mais cela relève d’une question de conscience. De notre côté, notre transparence rassure les plus grands acteurs avec lesquels nous collaborons.

Detroit collabore avec des maisons prestigieuses telles que Louis Vuitton, Taittinger ou Google. Qu’est-ce qui attire ces marques vers votre approche de la création assistée par IA ?
J.G. : Ces marques produisent énormément d’assets. Les marques qui réalisent des grandes campagnes de brand ont le budget pour les faire comme elles le souhaitent, en prod classique, avec tout ce que ça implique. En revanche, derrière, il y a tous les autres contenus dits secondaires qui doivent quand même résonner avec l’aura de la marque. Et ceux-là doivent être tout aussi quali, tout en étant produits plus vite et avec moins de moyens.
Pour ces visuels, les marques font souvent des choses très simples, juste pour rester dans les clous, afin que ce soit propre et maîtrisé. Avec l’IA, on peut garder cette maîtrise, mais aller plus loin dans la créativité avec une exécution plus rapide et à moindre coût.

Quelles compétences manquent encore aux marques et agences pour tirer pleinement parti de l’IA générative ?
J.G. : Les marques résonnent encore avec des méthodes de production classiques. Elles ont des réflexes hérités de l’ancien modèle, et ça peut créer des frictions quand on travaille ensemble sur des projets IA.
C’est pour ça qu’on fait beaucoup d’éducation en leur expliquant comment on fabrique une image avec, quel est le workflow, comment on peut collaborer efficacement, etc. Parce que si elles ne comprennent pas ce nouveau mode de production, elles peuvent faire des retours qui nous obligent à repartir de zéro ou à revenir très en arrière dans le processus. Cela génère des coûts supplémentaires qui ne sont agréables pour personne.
On essaie donc de leur transmettre les bons réflexes, les bons outils, pour qu’elles puissent vraiment tirer parti de l’IA. Mais tant qu’elles restent dans une logique ancienne, ça coince.
Est-ce que l’IA permet réellement de produire « moins cher » ? Et pour quels types de projets ?
J.G. : Aujourd’hui, les marques expérimentent l’IA sur de petits formats : digital, social, e-commerce… C’est souvent leur point d’entrée, via des content factories dédiées. Et cela fonctionne très bien. Mais demain, elles passeront à des campagnes d’envergure, entièrement conçues avec l’IA. Car une production classique coûte extrêmement cher – parfois plusieurs centaines de milliers, voire des millions d’euros – alors que l’IA permet déjà d’atteindre un niveau de qualité équivalent en image, pour des budgets bien moindres.

Pour l’instant, les gros budgets restent réservés aux productions traditionnelles. Mais cela évoluera : avec la moitié du budget d’une grosse prod, une campagne IA pourrait donner naissance à des créations impossibles à shooter autrement. Tout est une question de mindset. Nous sommes encore dans une phase de déploiement, mais les campagnes de marque IA, avec plus de moyens et de visibilité, ne sont plus très loin.
Quelles typologies de projets IA sont les plus demandées aujourd’hui par les marques ou agences ?
J.G. : Majoritairement des assets digitaux. Il y a beaucoup de demandes pour du contenu e-commerce ou pour du social. Il y a aussi de la pub, mais plutôt du côté des acteurs plus classiques. Ce ne sont pas forcément les marques de luxe qui vont sur ce type de projets publicitaires en IA pour l’instant.
Dans cinq ans, à quoi ressemblera une production créative « standard » selon vous ?
J.G. : Dans cinq ans, 80 % des prints seront faits en IA. Et pour les films, ce sera pareil : 80 % des films seront produits en IA. C’est un changement civilisationnel de fond, tout le monde va devoir basculer. Il ne restera que certaines marques ou maisons qui pourront se permettre de continuer à shooter de manière classique. Par conviction, pour affirmer un positionnement à contre-courant, ou pour d’autres raisons.
On se dirige vraiment vers un nouveau paradigme. Aujourd’hui, on est encore au tout début du marché. Toutes les études le montrent : ça va exploser. Ce qu’on voit maintenant, ce n’est que le point de départ.