Le duo de Tech Trash veut dynamiter vos boîtes mails avec Courriel

Par Élodie C. le 01/02/2021

Temps de lecture : 12 min

En embuscade, la newsletter entre dans une nouvelle ère.

À quoi reconnaît-on un format en plein boom ? Sans doute à l’envie des mastodontes de la tech d’investir le créneau. Après le regain de popularité de la newsletter observé l’année dernière, notamment du côté de Substack, Twitter et Facebook ont tout récemment annoncé leur intention de développer leur propre service.

Lancée en 2017, la newsletter Tech Trash, qui relate avec mordant les soubresauts de l’univers tech, s’est depuis installée dans le paysage français, forte d’une communauté de 30 000 fidèles abonnés. Son duo de fondateurs n’a pas attendu ce retour de hype pour miser sur le potentiel éditorial et fédérateur de ce format, pourtant encore trop assimilé à un simple outil promotionnel qui trouve rapidement la direction de la corbeille (ou des spams).

Dan Geiselhart et Lauren Boudard poursuivent donc l’aventure avec Courriel, un studio de newsletter indépendant et espèrent évangéliser marques, médias et institutions pour faire de la lettre d’information le média de demain.

2020 a vu l’explosion des newsletters, notamment aux États-Unis où de nombreux journalistes se sont lancés en solo — quand ils n’ont pas quitté leur job (comme Casey Newton de The Verge) sur fond de crise — et plusieurs médias ont dépoussiéré leur newsletter pour mieux informer sur la pandémie. La France a également suivi le mouvement, qu’est-ce que cela traduit selon vous ?

Lauren Boudard : C’est le retour de bâton d’une stratégie exclusivement centrée sur des contenus produits pour les réseaux sociaux et les plateformes que nous connaissons tous. Les médias et un certain nombre de journalistes se sont rendu compte que ce n’était pas une stratégie payante sur le long terme.

Le format de newsletter permet de consolider une communauté propre qui ne dépend pas de la bonne volonté d’un algorithme et n’oblige pas à titrer de manière plus ou moins racoleuse. C’est l’effet de ce retour de bâton qui explique en partie ce « retour en grâce » de la newsletter. Un format finalement assez vieux, mais qui permet une grande liberté.

Dan Geiselhart : Le New York Times est précurseur sur ce format et le développe depuis plusieurs années déjà. C’est une stratégie qui a porté ses fruits puisque dans l’étude réalisée par le journal en 2017 sur le taux d’acquisition des abonnés payants, il relève que « les lecteurs qui s’abonnent aux newsletters gratuites du NYT ont deux fois plus de chances de devenir des abonnés payants. »

Il y a trois ans de cela, vous avez lancé la newsletter Tech Trash, devenue depuis un rendez-vous incontournable. Que vous a enseigné son succès sur ce format ?

L.B. : Que cela prend du temps de construire une communauté solide et engagée, cela demande beaucoup d’investissements et de travail. Nous nous sommes rendu compte qu’il était important d’avoir un rendez-vous éditorial fort. Sur Tech Trash, nous proposons ainsi plusieurs rubriques phare, dont « La bullshit quote » qui a énormément fédéré, les bonus de fin, etc., pleins de petits rendez-vous forts et attendus. C’est ce que nous avons réussi à consolider au fil des années.

D.G. : Tech Trash est un produit éditorial qui n’a pas été pensé à l’origine pour les réseaux sociaux et faire du clic. Nous voulions créer un média qui nous ferait plaisir sans se préoccuper de savoir s’il allait marcher ou non. Après trois ans, nous nous sommes aperçus que cette sincérité parlait à pas mal de gens, car nous apportions quelque chose d’authentique et de différent par rapport à ce qui se faisait. La différence s’est faite sur la spontanéité et la sincérité de la démarche.

La newsletter a longtemps été et est encore un outil marketing (promotionnel notamment) qui tombe régulièrement dans les spams ou la corbeille sans avoir même été ouvert. Quand avez-vous senti le point de bascule s’opérer réellement, a-t-il seulement eu lieu, notamment du côté des audiences ?

L.B. : Il n’a pas vraiment eu lieu justement, notamment chez les marques et les institutions. Les médias s’en sont emparés, mais il y a encore du travail. La newsletter est encore considérée comme un outil exclusivement marketing, souvent automatisé. Je l’ai constaté dans mon ancienne vie lorsque je travaillais pour des sociétés de la tech : la newsletter était un canal exclusivement considéré comme un outil marketing et non pas un outil éditorial pur. Cette bascule-là n’a pas complètement eu lieu. Nous sommes là pour qu’elle s’opère !

D.G. : Beaucoup de médias utilisent encore la newsletter comme relais des articles de la semaine, avec des liens pour générer du trafic : c’est la newsletter à l’ancienne. Pour nous ce n’est pas du tout ça : la newsletter est un objet éditorial à part entière, un journal qui arrive dans la boîte mail, avec une finitude, un début et une fin. C’est un objet que l’on prend un certain temps à lire, qu’on ne scrolle pas pendant des heures justement parce que c’est un objet éditorial fini. L’une de nos influences premières pour Tech Trash c’est Le Canard Enchaîné : il n’est pas si long à lire, avec un début et une fin, des rubriques et plein d’entrées de lecture.

Vous lancez Courriel, un studio de newsletters français et indépendant. Arrêtons-nous un instant sur le choix du nom, Courriel : sus aux anglicismes (que vous prenez un plaisir certain à dénoncer sur Tech Trash) et vive la France ?

L.B. : Exactement (rires) ! C’est une chose que nous n’avons pas appliquée sur Tech Trash, mais qu’on tente de remettre en place avec Courriel. Nous trouvions ça drôle et cela correspondait bien à notre ton espiègle.

D.G. : Il y a un mot pour dire email que personne n’utilise ! Il faudrait que tout le monde utilise le mot « courriel ».

L.B. : Ce mot a un charme un peu désuet.

D.G. : Oui, un côté un peu rétro et ringard que l’on trouvait marrant. Puis ce mot va de pair avec le site et cet univers qu’on essaie de créer, un peu « en marge ».

Est-ce le succès de Tech Trash ou l’explosion du format qui a poussé à la création de Courriel ? Quelle est son ambition, alors que Substack fait des émules et Forbes lance sa propre plateforme de newsletters pour « journalistes entrepreneurs » aux États-Unis (Facebook n’avait pas encore annoncé son entrée dans la course lors de l’interview) ?

L.B. : L’ambition de Courriel n’est pas de devenir Substack, nous ne voulons pas nous transformer en une plateforme à la Médium ou similaire qui publierait des contenus. Nous souhaitons développer des produits éditoriaux sur des thématiques définies — Tech Trash sur la tech et bientôt une nouvelle newsletter sur la crise climatique, « Climax » — et apporter notre savoir-faire à d’autres.

Le format newsletter existe depuis longtemps, nous n’avons donc pas la prétention de révolutionner le monde avec, nous restons très humbles. Il ne s’agit pas de « scaler » ou « disrupter » la newsletter, mais d’optimiser un canal très intime, un antidote à l’information en continu et aux algorithmes qu’on ne maîtrise pas.

D.G. : Tech Trash jouit d’un vrai succès dans la niche des gens qui s’intéressent à la tech, et auprès des journalistes. C’est ce qui nous a poussés à lancer Courriel. Ça et le fait qu’un certain nombre de gens nous ont contactés pour nous dire qu’ils aimaient vraiment notre newsletter, qu’elle était différente des autres. Nous nous sommes dit qu’avec notre expérience et l’expertise acquises, un peu malgré nous, dans la conception d’une newsletter éditorialisée, nous pouvions apporter des conseils et accompagner d’autres personnes avec la même envie.

L.B. : C’est ce succès-là, et d’observer l’écosystème foisonnant qui commençait à se développer en France, mais aussi aux États-Unis. Un peu comme à l’époque des radios pirates et même des blogs, avec son côté punk. D’autant que se lancer ne nécessite pas un investissement initial très élevé pour une newsletter (pour l’installer, c’est autre chose évidemment). Il existe plein de petites newsletters aujourd’hui avec 200-300 abonnés et des thématiques complètement obscures. Tout ce fourmillement nous a également motivés à lancer Courriel.

Sur le site tableur de Courriel, vous vous présentez de manière assez directe, dans le ton de Tech Trash, à qui vous adressez-vous : médias, journalistes, marques, tous ceux qui voudront ?

L.B. : Tous ceux qui auront quelque chose à dire, et avec qui ça pourrait coller : nous voulons garder ce ton espiègle. Avec le site au moins, nous posons les choses de manière transparente (rires).

D.G. : C’était important d’avoir un site qui « choque », qui marque un peu les esprits. Le site agit comme un filtre, et dans l’autre sens, certaines personnes nous trouveront peut-être un peu délurés, marrants et se diront qu’avec nous ils peuvent réaliser un projet décalé et original.

Quid de la monétisation (hors abonnement) ?

L.B. : Toutes les newsletters n’ont pas vocation à être payantes. C’est à définir avec la personne ou l’institution qui voudra se lancer sur ce format. Des influenceurs nous contactent également, et dans cet état d’esprit de diffusion d’un message au plus grand nombre, l’objectif n’est pas de faire payer les abonnés.

D.G. : Sinon, avec Courriel nous proposons trois offres :
– Conseil/audit en fonction du projet de newsletter et du marché
– Conception : nous accompagnons et réfléchissons ensemble à la conception de la newsletter idéale au regard des besoins et audiences souhaitées.
– « Formule de luxe » : on en parle et nous concevons tout de A à Z.

À l’ère de la personnalisation et de la personnification, la newsletter est-elle le média ultime, indépendant des algorithmes ?

L.B. : Oui, car elle permet une incarnation plus forte et de créer des mini empires médiatiques. C’est la tendance que nous observons aujourd’hui, notamment aux États-Unis où les newsletters sont très incarnées : comme Casey Newton qui lance la newsletter de Plateformer. La marque Casey Newton est presque aussi forte que la marque Plateformer. La newsletter répond à cette « passion economy » et s’inscrit totalement dans cette tendance de personnalisation et personnification.

D.G. : Comme le disait l’un des cofondateurs de Substack dans une interview : « Aujourd’hui, la newsletter permet de s’abonner à une personne ». Substack est véritablement sur ce modèle-là : prendre des personnalités du monde médiatique, des célébrités qui vont délivrer un contenu éditorial permettant aux gens de s’abonner à eux, un peu comme ils s’abonneraient à une page Instagram. Sauf qu’on serait à un niveau au-dessus d’Instagram, avec une vraie réflexion sur un projet éditorial.

L.B. : Nous avons fait un pas de côté par rapport à ce modèle-là, nous fonctionnons comme une rédaction. On ne s’abonne pas à Dan Geiselhart, mais à Tech Trash, la marque est plus forte que nos personnalités, ce qui permet d’assurer une longévité au projet et de développer plusieurs axes.

Si tout le monde lance sa propre newsletter, ne risque-t-il pas d’y avoir saturation ou un filtrage plus important de Google sur Gmail ?

L.B. : Effectivement. C’est le risque de tous les nouveaux formats : comme on parle du boom des podcasts, puis d’une bulle des podcasts. Cela va certainement arriver un jour, mais la newsletter est un petit média offrant assez de place pour tout le monde sans que le marché soit nécessairement saturé. La newsletter fonctionne sur une logique de niche, de passion, il y a donc matière à créer un bon nombre de newsletters avant d’atteindre le stade de la bulle. Mais qui sait ?

D.G. : Beaucoup de newsletters resteront des très petites newsletters, car elles auront peu d’abonnés, mais raconteront peut-être des choses que personne d’autre ne raconte. Comme le disait Lauren précédemment, la newsletter ne coûte pas grand chose à concevoir techniquement : il faut évidemment un savoir-faire éditorial pour la rendre lisible et intéressante, avec des rubriques, etc., mais du point de vue purement technique, il n’y a pas besoin de matériel spécifique. D’autant qu’il existe des services de distribution d’emails gratuits en dessous de 2 000 abonnés. Tout le monde peut diffuser sa passion par ce biais-là.

De la même manière, en fin d’année dernière, Brain Magazine a tiré sa révérence pour lancer sa newsletter payante, Brain Matin. Faudra-t-il réfléchir à un abonnement, un bundle, donnant un accès illimité à un certain nombre de newsletters comme pour la presse en ligne ?

L.B. : Cela commence justement à se développer sur Substack où plusieurs créateurs se sont rassemblés. Le modèle danois Føljeton (o barré) est intéressant et marche très bien au Danemark : plusieurs thématiques de newsletters sont proposées, sur le sport, la politique, le féminisme, etc., et en fonction des newsletters choisies, le prix de l’abonnement varie. À voir si ce modèle va s’installer plus durablement, mais le bundle est un développement du marché plutôt intéressant à observer.

D.G. : L’exemple de Føljeton est fascinant, car c’est un véritable éditeur de newsletters. Nous sommes un peu dans cette logique-là avec notre 1ere newsletter Tech Trash, puis Climax, la 2e, payante, lancée le mois prochain, et peut être réfléchirons nous à une 3e dans quelques mois… Toute la question du business modèle se pose, si nous proposons du gratuit et du payant il sera compliqué de faire payer pour un bundle.

Nous regarderons comment le marché évolue en France : les gens seront-ils prêts à payer pour des newsletters ? Brief.me est un bon exemple, c’est l’exception à la règle : ils sont payants depuis plusieurs années, mais ont mis du temps à faire beaucoup d’acquisition. Je suis persuadé que nous sortons de cette période où l’on pense que tout est gratuit et que cela peut fonctionner ainsi. C’est une utopie des années 2000.

L.B. : Les modèles à la 20 Minutes sont dépassés aujourd’hui. Il n’est plus envisageable de construire un modèle exclusivement basé sur la publicité et la gratuité.

Des recommandations de newsletters à nous faire ?

L.B. : Nous sommes de très grands consommateurs de newsletters. Dans cet esprit punk, j’aime bien Absolument tout : c’est la newsletter d’un certain Martin qui écrit sur tous les sujets qui l’intéressent. On découvre toujours plein de choses différentes, qui sortent de l’ordinaire. J’aime beaucoup.

Ensuite, de manière plus traditionnelle, la newsletter du MIT qui est toujours une grande source d’inspiration, The Download, et Sinocism, un « pavé » envoyé par un expert de la Chine (politique, art, sport, tech), soit toute l’actualité vue de Chine, sur la Chine.

D.G. : La newsletter de Casey Newton, Plateformer, parfaite pour la tech et si vous vous intéressez à tout ce qui se passe dans cet écosystème et les grandes plateformes américaines.

Dans les newsletters françaises, nous en avons découvert Whats’up & EU il y a peu, sur l’actualité européenne. C’est un super projet réalisé par une bande de jeunes qui font un très bon boulot. Comme on l’évoquait plus haut, ils se sont positionnés sur un sujet peu couvert par les médias traditionnels, du moins de cette façon-là. Tous les mardis, ils proposent une curation et une analyse d’actualités concernant l’Europe.

Comment voyez-vous la newsletter évoluer dans les années à venir ?

L.B. : Le format va se consolider autour du payant. À l’avenir, peut-être verrons-nous des modèles bundle évoluer… c’est assez excitant comme perspective. Je vois trois tendances s’affirmer au cours des prochaines années : le don, un peu comme nous l’avons fait avec Tech Trash, le payant et le bundle. Le don est un modèle intéressant, car il s’adresse vraiment à des communautés de fans, l’abonnement est encore dans une autre logique.

D.G. : Nous sommes au début d’une vraie tendance de fond : les réseaux sociaux sont devenus un terrain difficile pour les médias du fait de leur fonctionnement et du mécanisme des algorithmes. À la fois les médias, les influenceurs et d’autres personnes se disent que la newsletter est le médium sur lequel il faut se placer. Il y aura à boire et à manger, mais cela va être passionnant, car d’autres newsletters vont arriver, c’est sûr. Nos boîtes mail vont exploser !

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