Purpose de l’extrême : comment le rhum Santa Teresa réinsère les membres de gangs

Par Élodie C. le 21/12/2023

Temps de lecture : 12 min

Seconde chance, rugby et distillerie.

C’est une histoire comme on en voit seulement dans les films. Une histoire qui mêle production de rhum, gangs, seconde chance et rugby, dans un pays rongé par la violence. Initialement dédiée à la culture de café, de cacao et de canne à sucre, l’Hacienda a vu son destin basculer en 1830 lorsque Gustavo Julio Vollmer Ribas acquiert le domaine et y installe le premier alambic en cuivre allemand, jetant ainsi les bases de la production du rhum Santa Teresa. Un rhum dont le procédé de fabrication unique (méthode traditionnelle Solera et triple vieillissement) lui vaut d’être l’un des rhums les plus primés au monde.

Depuis, cette entreprise familiale a traversé guerres, révolutions, et même dictatures, sans jamais cesser sa production, dont la commercialisation débute en 1885. Au début des années 2000, l’Hacienda est attaquée par des membres d’un gang. Ce qui aurait pu être un énième fait divers est le point de départ du Projet Alcatraz, devenu la raison d’être de l’entreprise. Un projet proposant formation professionnelle, accompagnement psychologique et transmission de valeurs telles que celles du rugby. En 20 ans d’existence, le taux d’homicide de la localité dans laquelle se situe l’Hacienda Santa Teresa a baissé de 96,5 % et le projet est actif dans 71 % des prisons du Venezuela (14 prisons pour les femmes et 23 pour les hommes).

Alberto Vollmer (4ᵉ génération), PDG de Santa Teresa, et Anther Herrera, membre du Projet Alcatraz reviennent sur la façon dont la marque a redéfini son identité en conjuguant avec succès performance économique et impact social positif.

Quels sont les défis de la marque Santa Teresa aujourd’hui ?

Alberto Vollmer : Notre grand défi stratégique est de devenir la marque de rhum ultra-premium leader dans le monde, et reconnue comme un produit haut de gamme. À court terme, notre défi est de développer un modèle économique à même de soutenir et de pérenniser une croissance solide et saine. 

Pouvez-vous nous raconter le moment décisif qui vous a poussé à lancer le Projet Alcatraz ? Qu’est-ce qui vous a inspiré à choisir cette approche ?

A.V. : Nous nous trouvions dans un contexte social très compliqué – crise économique et politique, polarisations sociales – et au sein d’une communauté (la municipalité de Revenga, où se situe l’Hacienda Santa Teresa, NDLR) avec probablement l’un des taux d’homicides le plus haut du monde. Un jour, l’Hacienda familiale où est fabriqué notre rhum a été attaqué par des membres d’un gang. Une personne de notre équipe de sécurité a failli y passer. Il était inutile de contacter la police, nous la savons corrompue, elle n’aurait rien fait ou ce serait “contentée” de les tuer. Toutefois, une réponse devait être donnée, sinon nous aurions paru vulnérables et nous nous serions fait attaquer dès le lendemain. Nous les avons donc recherchés et une fois retrouvés, nous leur avons donné deux options : travaillez pour nous afin de se racheter ou être livrés à la police. Ils ont opté pour la première option.

Le chef du gang se trouvait parmi les personnes “attrapées”, quelques jours plus tard, il nous a demandé d’intégrer le reste du gang. La proposition initiale ne courait que sur trois mois, mais tous ont finalement demandé à poursuivre. Le projet Alcatraz* était né : un programme de réinsertion et de réhabilitation (formation professionnelle, accompagnement psychologique et transmission de valeurs telles que celles du rugby, NDLR). Nous avons ensuite décidé de “recruter” le gang ennemi pour leur proposer de faire la paix entre eux et ainsi solidifier le projet. Quand ces deux gangs ennemis très connus dans la région ont conclu un accord de paix, la rumeur s’est très vite répandue, et le bouche-à-oreille a fait le reste : de nombreux gangs voulaient à leur tour intégrer le projet.

Lorsque l’on est membre d’une organisation ou d’une entreprise, on ne se rend pas forcément compte de la force et de la puissance que celle-ci peut avoir en tant qu’acteur de bien. Ce sont des leviers incroyables de transformation sociale et d’inclusion. Lorsqu’on se voit comme un outil à même de faire le bien, les perspectives changent, on devient plus stratégique dans la manière d’influencer positivement la société. 

Anther, pouvez-vous nous parler de votre parcours avant de rejoindre le Projet Alcatraz ? Qu’est-ce qui vous a motivé à choisir cette voie ?

Anther Herrera* : C’est la seule entreprise, au Venezuela ou dans le monde, à offrir une seconde chance ces personnes-là. La première rencontre avec l’équipe du Projet Alcatraz n’a pas été facile. Les négociations ont duré deux ans avant d’intégrer le projet. Dans ce monde, nous avons seulement deux options, et si je n’avais pas saisi cette opportunité, je vous assure que je ne serai pas ici pour vous en parler. Je serai probablement mort. Moi, comme le reste de mon gang.

Auriez-vous des conseils ou des recommandations pour d’autres entreprises qui souhaiteraient mettre en place des projets similaires de réinsertion sociale ?

A.V. : Premièrement, et je dirais même philosophiquement parlant, il ne faut pas voir cela comme une responsabilité sociale, comme une obligation ou comme une mode. Nous le voyons comme une inversion sociale, avec un retour sur investissement, social lui aussi. Il faut que cette démarche s’inscrive dans le business model de l’entreprise, qu’elle sème pour le futur. Ces projets sont un pari sur l’avenir, c’est ainsi qu’on génère de l’impact au sein de la société et de sa communauté. Si on le voit comme une obligation ou une dette, on n’y met pas tout son cœur.

Dans le même sens, si ce projet est considéré comme faisant partie intégrante de la stratégie de l’entreprise, et pas seulement comme une charge, il devient une division stratégique avec des objectifs à atteindre, un budget pour y parvenir et des ressources dédiées. 

A.H. : Ma recommandation serait d’investir dans le sport et ses valeurs. Les valeurs que le rugby nous a enseignées (ce sport est la pierre angulaire du projet Alcatraz, NDLR), comme le respect, la discipline, le travail d’équipe, l’esprit sportif et l’humilité, nous aident à avoir les pieds sur terre et nous rendent plus humains. Cela bénéficie autant à l’entreprise qu’à sa communauté. 

Comment définiriez-vous la vision et les objectifs à long terme du Projet Alcatraz ? Comment ce projet s’aligne-t-il avec les valeurs et la stratégie globale de Santa Teresa ?  

A.V. : Le rugby est presque une excuse pour enseigner ces 5 valeurs aux 2 000 jeunes issus de 11 écoles bénéficiant du programme de rugby scolaire créé par la Fondation Santa Teresa (le programme les forme aux valeurs sportives afin de prévenir la violence et la délinquance. Les meilleurs d’entre eux ont la possibilité de rejoindre l’Académie de l’Alcatraz Rugby Club, NDLR). Notre objectif est de changer les fondations de la société dans laquelle vit notre communauté. En faire une société plus juste, plus équitable, mais aussi plus inclusive pour qu’elle puisse se construire un véritable avenir. Au Venezuela, la pauvreté est énorme et l’État absent, il n’y a aucun programme ou d’opportunité d’inclusion. Notre entreprise a donc un rôle très important à jouer pour rendre cet avenir possible. C’est notre principal objectif. Il est local. 

Nous avons également un objectif plus large, national, puisque le projet Alcatraz est actif dans 80 % des prisons du Venezuela (14 prisons pour les femmes et 23 pour les hommes). Les personnes les plus vulnérables du pays s’y trouvent. Nous souhaitons qu’à leur sortie, elles puissent transmettre un message positif, choisir une autre voie. On en revient à semer des valeurs et une logique constructives dont les effets s’apprécieront sur le long terme. 

Notre 3e objectif est d’internationaliser le projet Alcatraz : nous sommes déjà présents dans deux prisons en Espagne, où nous avons noué un partenariat avec des équipes de rugby  auxquelles nous avons fourni les outils de formation au rugby tels qu’ils sont enseignés par le projet Alcatraz. Nous discutons actuellement pour intégrer le projet dans une prison en Italie, ainsi qu’aux États-Unis, en Floride et au Texas. Ça, c’est notre fer de lance. Ces objectifs visent à proposer des alternatives complémentaires au système actuel.

Y a-t-il un équilibre entre les objectifs commerciaux et les engagements sociaux ?

A.V. : Le projet Alcatraz nous a poussé à penser différemment et à redéfinir la raison d’être de l’entreprise autour de deux concepts : 
– l’entreprise est un outil au service du bien commun, pour transformer notre environnement ;
– la marque est une source d’inspiration, aussi bien pour d’autres entreprises, des gouvernements ou les consommateurs, afin qu’ils se voient, eux aussi, comme un outil de transformation positive. 

Une fois que l’on s’est appropriée cette philosophie, l’idée est de transformer l’entreprise et la marque à cette fin. Pour transformer positivement la société et y inclure ses membres les plus vulnérables. Le succès de la marque permet la réunion des objectifs commerciaux, en soutenant notre croissance, et de nos engagements sociaux (le sens de la marque et sa raison d’être) en ayant un impact sur la société. 

Quel impact le projet a-t-il eu sur la perception de la marque Santa Teresa par les consommateurs et les partenaires commerciaux ? Y a-t-il eu un avant/après ?

A.V. : Oui, tout à fait. Au Venezuela, avant le projet Alcatraz (il fête ses 20 ans cette année, NDLR), nous avions 30 % de part de marché (3ᵉ), derrière des marques appartenant à des multinationales. Nous avons lancé le projet Alcatraz, puis avons, par la suite, pris la décision courageuse de lier le projet à la marque Santa Teresa en l’incluant dans notre stratégie de communication. Le projet Alcatraz est devenue la marque, nous représentons aujourd’hui 60 % du marché. 

Autre chiffre surprenant, tous les 6 mois, nous mesurons notre “love brand” : Santa Teresa est la marque de spiritueux la plus aimée dans le pays (88 %). Tout le monde connait et respecte énormément la marque : en un an, notre brand love a augmenté de 13 points (de 75 à 88 %). C’est inouï ! Santa Teresa est aujourd’hui la première marque de spiritueux au Venezuela. Évidemment, nous devons parler de notre histoire, du procédé de fabrication, du produit, etc., et c’est ce que font la plupart des marques, mais lorsque l’on parle du Projet Alcatraz et ce qu’elle réalise grâce à son succès, cela donne une espérance qui va au-delà des bénéfices fonctionnels, ce sont des bénéfices émotionnels : la marque inspire les gens. 

Si l’on pouvait reproduire ce que l’on a réussi au Venezuela dans le reste du monde, ce serait extraordinaire. 

Pourquoi avoir choisi le rugby comme pilier central du projet ? Quelles valeurs du rugby trouvez-vous les plus transformatives pour les participants ?

A.V. : Au Venezuela, les sports les plus populaires sont le baseball, puis le football, le basket… Le rugby n’était pas vraiment pratiqué. Mon frère Henrique et moi avons joué au rugby pendant de longues années, il fut d’ailleurs le premier entraineur du Projet Alcatraz. Nous savions que le rugby, un peu comme le reprenait Churchill ou Oscar Wilde, est jeu de brutes joué par des gentlemen. Le rugby a une éthique sportive admirable : on respecte l’arbitre, on respecte l’adversaire, même si on se cogne dessus sur le terrain, après lors de la troisième mi-temps, on se sert la main et on trinque ensemble. Ce sont des valeurs que la société a besoin de promouvoir. Le choix du rugby était clairement basé sur les valeurs de ce sport. 

Vous-même avez joué en France, au stade Jean Bouin avec votre frère…

A.V. : Oui, avec notre école, puis nous avons été absorbés par le CASG où il y avait Serge Blanco. Cela a été un privilège extraordinaire qu’il nous entraine quelques fois. Nous avons appris un sport que nous avons emporté au Venezuela, d’abord dans les universités, puis à Santa Teresa avec le Projet Alcatraz. Aujourd’hui, on joue au rugby dans 37 prisons au Venezuela. Et tout cela a démarré au Stade Jean-Bouin dans les années 80.

On vous l’a sans doute dit depuis, mais le logo de Santa Teresa ressemble beaucoup à celui du Stade Toulousain… C’est voulu ou c’est un pur hasard ?

A.V. : C’est un total hasard. Au moment des négociations avec Bacardi en 2013 (partenariat de distribution, NDLR), une personne de leur équipe qui avait étudié en France, était mariée avec un Toulousain fan de Santa Teresa, car le logo lui rappelait celui du Stade Toulousain (rires) ! Nous avons comparé les deux et c’est un hasard absolu.

Nous avons eu des contacts avec le stade Toulousain à plusieurs reprises, au Venezuela, nous avons des valeurs communes et une philosophie assez proche de cette ville du sud de la France. C’est génial, et j’ai toujours ce rêve de pouvoir nouer quelque chose entre Santa Teresa et le Stade Toulousain, nous avons trop de points communs.

Quels ont été les plus grands défis rencontrés dans la mise en œuvre de ce projet ? Pouvez-vous partager une réussite particulière qui vous a marqué ?

A.V. : Au début, le gouvernement pensait que nous avions un projet politique, qu’on les challengeait ou marchait sur leurs platebandes. Le gouvernement et le Renseignement nous ont mis beaucoup de pression. Ensuite, autre grand défi lorsqu’il a fallu convaincre les gangs de rentrer dans le Projet Alcatraz, nous n’avions aucune crédibilité, ils pouvaient imaginer que nous leur tendions un guet-apens. Il a fallu qu’ils nous fassent confiance et mettent leur vie entre nos mains. Enfin, que la communauté voit ce projet comme une façon de faire justice, plutôt que choisir la vengeance. Elle ne participe qu’à faire grossir le problème. Au départ, ils se demandaient : pourquoi donner une seconde chance et des opportunités à des délinquants et des criminels, et pas aux gens “biens” ? Ce n’est qu’une fois que la paix est installée que les gens comprennent le sens du projet, mais cela prend du temps. 

Aujourd’hui, le principal défi, c’est le financement du projet : continuer de croitre, plus rapidement, pour avoir un impact et une portée plus importants. 

Le succès le plus important de tous a été de sauver des vies. Et quand je dis sauver des vies, ce ne sont pas seulement celles des membres des gangs intégrés au projet. Grâce à lui, le taux d’homicides est passé de 174 pour 100K habitants à quelque chose comme 6 homicides pour 100 000 habitants dans la municipalité de Revenga.

Lorsque l’on fait le calcul sur 20 ans, ce sont 1 000 ou 1 500 personnes qui ne sont pas mortes, et autant d’enfants nés. Quand on sait ce que vaut une vie, ce qu’elle peut apporter dans une société… on se dit que nous avons contribué à apporter de la valeur à notre communauté. Avec le projet, nous avons découvert que la paix est la toile des rêves. Sans paix, on ne peut pas rêver. Sans paix, on ne peut pas penser à l’avenir. Que notre communauté rêve à nouveau est notre plus belle réussite.

A.H. : Derrière chaque vie sauvée, il y a une famille, la possibilité de voir ses enfants grandir, faire des études, recevoir une bonne éducation et travailler. C’est l’une des choses que nous a apportées le Projet, voir l’avenir de manière constructive. C’est l’un des piliers les plus importants pour la construction d’un pays.

Comment envisagez-vous l’évolution du Projet Alcatraz dans les prochaines années ? Y a-t-il de nouvelles initiatives ou expansions prévues à d’autres pays où Santa Teresa est présente ? Quels seraient les défis et opportunités ?

A.V. : Au Venezuela, l’objectif est d’avoir une équipe nationale de rugby plus compétitive, composée de membres du Projet Alcatraz, et qu’elle puisse challenger les pays où le rugby est plus développé. 

Ensuite, nous aimerions étendre le Projet à d’autres prisons dans le monde. C’est ambitieux, mais on peut le faire, une prison à la fois et une équipe de rugby à la fois. C’est en nouant des partenariats avec des équipes de rugby, en partageant nos outils, que nous pourrons intégrer les prisons locales. Toujours sous l’étiquette Projet Alcatraz et l’égide de Santa Teresa. Nous souhaitons partager nos 20 ans d’expérience au contact de personnes avec ce type de passé et révéler tout le potentiel que le rugby et ses équipes ont pour transformer les sociétés. La réinsertion est importante, une personne à qui on aura donné l’opportunité d’apprendre quelque chose de constructif, une fois réintégrée dans la société, aura une capacité de transformation bien supérieure aux personnes lambdas.

*Membre du 11e et dernier gang à avoir intégré le Projet Alcatraz, Anther Herrera bénéficie du programme ambassadeur « Life shaker », ce qui lui a permis d’apprendre la mixologie, la prise de parole en public, l’anglais, le processus de fabrication du rhum, et le rugby.

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