Alain Ducasse fixe le cap : vertueux des cuisines à l’assiette.
Le tourisme de luxe réussira-t-il sa transformation au point de remodeler les imaginaires de son exigeante clientèle pour lui faire préférer les merveilles de la durabilité à l’opulence démesurée ?
À la recherche d’expériences plus profondes et authentiques, elle aspire désormais à des expériences qui préservent et célèbrent les merveilles de notre planète. Cela implique une réévaluation profonde des business models traditionnels et une intégration de la durabilité à tous les niveaux de l’entreprise. Dans cette quête d’excellence responsable, les marques doivent naviguer entre l’innovation et la tradition.
C’est le pari pris par Teritoria, présidée par Alain Ducasse et entreprise à mission, dont la directrice générale, Carole Pourchet, nous explique comment la marque entend être la voix d’un tourisme durable et responsable.
Le réseau Les Collectionneurs est devenu Teritoria, expliquez nous le message derrière ce changement ? En quoi l’aspect mémorisable et symbolique du naming joue un rôle crucial dans votre stratégie de communication ?
Carole Pourchet : Il y a deux raisons principales à ce changement de marque intervenu fin d’année 2023 :
– Les Collectionneurs était le nom du programme de fidélité de Châteaux & Hôtels Collection déployé entre 2017 et 2023. Entre temps, un événement a quand même pas mal marqué les esprits, notamment dans le monde du tourisme et de la restauration : la crise Covid. Au sortir de cette crise, notre marque et notre discours étaient mous et pas du tout différenciant. Il manquait cruellement d’adresser les sujets d’actualité, encore plus essentiels post Covid : les gens se posaient la question de savoir où ils allaient partir en vacances. Les préoccupations environnementales étaient beaucoup plus centrales qu’auparavant, y compris dans le monde du tourisme.
Les sujets de l’attractivité et de l’emploi ont explosé dans notre industrie post-Covid. Les Collectionneurs ne disaient rien de tout cela, ce nom disait même des choses que d’autres exprimaient peut-être même mieux que nous : le charme, les beaux hôtels et restaurants. Il était nécessaire de repenser notre marque et notre positionnement avant toute chose.
– Au moment où Les Collectionneurs est adopté en tant que marque, un procès s’enclenche dans la foulée avec l’hôtel du Collectionneur, dans le 8e arrondissement de Paris. Procès qui dure toujours.
Ces deux éléments conjugués – la volonté d’actualiser notre positionnement et le risque sur la marque – ont abouti à ce changement de marque, devenue Teritoria. Elle exprime notre envie et la façon dont nous accompagnons les hôteliers restaurateurs, au-delà de simplement regrouper des beaux établissements.
En quoi est-ce important que ce nom soit évocateur ? Les gens ne comprenaient pas l’intention derrière Les Collectionneurs. Au moment de chercher une nouvelle marque, nous souhaitions qu’elle évoque notre positionnement et nos valeurs pour que nos clients l’associent instantanément à quelque chose de positif pour l’environnement, et à des établissements ancrés dans leur territoire. Cela a toujours été notre ADN, mais Les Collectionneurs ne l’exprimait absolument pas.
Justement, dans un environnement concurrentiel, quels sont les éléments clés de votre ADN de marque qui garantissent un business model non disruptable ?
C.P. : Nous avons fait des choix qu’aucun autre concurrent n’a pris : notre démarche n’est pas de dire “nous voulons préserver l’environnement”, nous nous engageons sur trois combats complémentaires : la lutte contre le dérèglement climatique (bilan carbone), la biodiversité et le bien-être des collaborateurs.
Nous sommes devenus entreprise à mission. Pour cela, nous mettons en place des actions très concrètes qui viennent s’ajouter à notre positionnement de marché, les beaux établissements. Notre offre est désormais limitée à l’Europe continentale. L’établissement que nous comptions jusqu’alors aux Seychelles est en train d’être sorti du programme, car il ne correspond plus à ce qu’est Teritoria aujourd’hui. Nous pourrons toujours l’accompagner sur des sujets techniques et commerciaux, mais il ne sera plus intégré à la marque.
Par exemple, concernant le dérèglement climatique, les établissements Teritoria ont l’obligation d’effectuer un bilan carbone tous les deux ans, avec notre calculateur d’empreinte carbone “Clorofil”, également ouvert à d’autres hôteliers restaurateurs (en version payante). Nous serons ainsi les premiers à être en mesure de donner l’empreinte carbone de notre chaîne. Une fois connue, nous pourrons prendre des engagements avec l’ensemble des établissements pour la réduire.
Pour le bien-être des collaborateurs, les établissements doivent obtenir, tous les deux ans, le label qualité de vie au travail, Peace & Work, développé avec Majorian. Si les deux premiers engagements ne sont pas entrepris, ils sortent de la marque. Aujourd’hui, 80 établissements sur 430 ont entamé Peace & Work pour plus de 1 000 salariés interrogés, et la totalité devrait l’avoir fait cette année. Les données recueillies vont être utilisées pour communiquer et améliorer nos services.
Pour notre troisième engagement, la lutte pour la biodiversité, la marque investit auprès de deux partenaires associatifs en France et en Italie (Agroof et Deafal ONG)) autour de projets d’agroforesterie. Elles font le lien avec les agriculteurs et financent des projets de replantation d’arbres, de haies, dans de la viticulture, du maraîchage et de l’agriculture, y compris de l’élevage. Nous serons peut-être copiés, mais nous avons un coup d’avance grâce à nos outils maison.
Comment les engagements RSE de Teritoria peuvent-ils aider à transformer le secteur du tourisme ?
C.P. : Pour Peace & Work, nous voulions mettre en avant les établissements vertueux, quelles que soient leurs marques puisque certains, totalement indépendants et non affiliés à Teritoria, l’ont mis en œuvre : l’hôtellerie et de la restauration trainent une image de métiers très difficiles où les conditions de travail sont dures et ne permettent pas forcément de s’épanouir. Pourtant, nous observons aussi l’exact opposé et notre outil avait l’ambition de mettre en lumière ces établissements, de les faire émerger au sein du marché. Et pourquoi pas, de créer une saine compétition, une émulation pour aller chercher une meilleure note que le voisin, et attirer des candidats.
Nous sommes tous confrontés à cette réalité : il est difficile de trouver des salariés et de les garder, mais aussi d’avoir le temps nécessaire pour se poser les bonnes questions, “Qu’est-ce que je dois changer ?” Avec Peace & Work, on peut savoir immédiatement ce que veulent leurs collaborateurs à un instant T. Cet outil délivre ainsi de grandes tendances de fond pour faire avancer le secteur de l’hôtellerie et de la restauration grâce aux données récoltées auprès de 5 000 personnes.
Pour Clorofil, l’intérêt d’un bilan carbone est très différent d’un établissement à l’autre. Certains hôteliers-restaurateurs très engagés, déjà labellisés clé verte ou en cours d’écolabel, y verront un intérêt. Notamment pour connaitre la nature de leurs émissions et réaliser des économies. En revanche, beaucoup d’établissements n’ont pas envie de s’engager dans un tel processus et n’ont pas saisi le bénéfice à en tirer. Soit parce qu’ils adressent une population d’entreprises, comme les Anglo-saxons, soit parce qu’ils n’ont pas encore fait face à des banques/institutions qui requièrent de tels engagements pour l’octroi de prêts ou subventions.
Notre rôle est de faire en sorte que les établissements Teritoria utilisent cet outil (mis gratuitement à leur disposition) afin de détecter les zones d’émission. C’est la clé pour avoir un véritable impact de réduction sur l’industrie de l’hôtellerie et de la restauration. D’autant que notre outil, conçu avec des professionnels, est également adapté aux campings et aux traiteurs.
Des discussions sont engagées avec l’ADEME : aujourd’hui, l’autorité ne sait pas si un établissement labellisé Clef Verte est plus vertueux qu’un établissement qui ne l’est pas. Dans nos processus d’inscription, nous demandons le nombre d’étoiles (verte ou Michelin) ou les labels. À terme, nous souhaitons savoir s’il y a une corrélation entre des labels existants ou un certain niveau de qualité et les émissions (ou leurs absences). Nous n’avons pas suffisamment de recul actuellement puisque seuls 400 établissements sont inscrits sur Clorofil et 200 sont vraiment engagés dans leur bilan carbone.
Par exemple, on a tendance à penser qu’un établissement luxe, un palace, est beaucoup plus émissif à la nuitée par exemple ou au couvert qu’un établissement très économique, mais on n’en a pas la preuve Donc tout ça pourra aussi nous permettre de confirmer justement les grandes tendances et surtout là où doit être porté le plus l’effort en fait pour l’avenir.
Teritoria entend promouvoir une hospitalité sincère et durable, “Marquer les esprits, pas la planète”, s’engage et demande donc à ses 430 membres de faire de même pour se différencier. Quelles sont les règles/critères de sélection pour les établissements souhaitant rejoindre Teritoria ?
C.P. : Il y a une sélection sur la qualité de l’établissement, avec une grille de notation spécifique aux hôtels et une aux restaurants qui comprend un certain nombre de critères. Par exemple, sur la restauration, on prend en compte l’e-réputation d’un établissement, les notes des clients en ligne, s’il a obtenu une note au guide Michelin, on teste aussi sur place pour voir s’il utilise des produits de saison ou met un terroir/territoire en avant en particulier.
On s’attarde également sur le bien-être des collaborateurs, plus difficile à noter avec un prospect, mais c’est réalisé par la suite. Si un établissement obtient zéro, à deux critères, c’est éliminatoire pour faire partie de Teritoria. Idem pour la partie hôtelière. Ensuite, une fois validé, il doit effectuer Peace & Work et Clorofil l’année de son entrée.
Nous demandons aussi l’avis des voyageurs faisant partie de notre comité voyageurs et celui des hôteliers/restaurateurs situés aux alentours du prospect. Un hôtel ne peut pas refuser un autre établissement parce qu’il est à proximité du sien, par exemple. En toute fin, c’est le comité de pilotage, des hôteliers et restaurateurs, 5 en France et 5 en Italie, issus de nos instances de décision, qui décide.
Comment sont-ils contrôlés ?
C.P. : Nous mesurons la qualité au travers d’un outil prestataire sur lequel tous nos hôteliers et restaurateurs sont plugués. Un rapport hebdomadaire et mensuel nous délivre les notes de tous ces établissements. On peut déclencher une visite mystère si on reçoit des plaintes de la part de clients, ou si les notes de qualité sont basses pendant un certain temps. Cette année, nous allons ainsi exclure un établissement pour ce critère de qualité.
Pour Peace & Work et Clorofil, c’est une obligation, en cas de manquement au bout de 12 mois, et après rappels à l’ordre, on laisse six mois supplémentaires avant de déclencher la résiliation du contrat. Ensuite, il ne faut pas seulement faire Peace & Work tous les deux ans, il faut obtenir le niveau bronze et que plus de 60 % des collaborateurs aient répondu à l’enquête pour obtenir des réponses les plus représentatives possible.
Face aux appréhensions des voyageurs concernant un tourisme responsable, quelles initiatives Teritoria met-elle en place pour garantir que le plaisir du présent ne soit pas sacrifié au nom de l’avenir ?
C.P. : Nous ne voulons pas être donneurs de leçons, mais sensibiliser le voyageur. Beaucoup culpabilisent déjà ou sont anxieux, comme les jeunes générations. D’autres aimeraient bien faire, mais ne savent pas comment. Nous nous adressons à une clientèle très européenne et nos destinations se situent en Europe occidentale.
Nous souhaitons accompagner les établissements à communiquer eux-mêmes auprès de leurs clients, voire à changer de stratégie. Nous expliquons ainsi à un établissement dont la clientèle vient de loin qu’il devra adresser une clientèle plus locale pour que cela soit tenable sur le long terme, ou apporter des solutions de mobilité durable sur et vers son site.
On communique beaucoup sur nos engagements sur les réseaux sociaux, que ce soit les bonnes pratiques ou par la mise en lumière d’événements locaux/régionaux. On explique à nos clients qu’ils ont la garantie de passer un bon moment dans nos établissements et que ces derniers si se posent les bonnes questions concernant leurs collaborateurs ou l’environnement.
Teritoria promeut un certain art de vivre à la française, un tourisme responsable qu’on peut qualifier de luxe (hôtels 4 étoiles, tables gastronomiques) : le luxe est-il affaire de durabilité ? Doit-il être le fer de lance d’une industrie réinventée avec des marques les plus responsables et exemplaires possibles ?
C.P. : On le croit fermement. Alain Ducasse, le président de la marque Teritoria et notre premier adhérent en nombre d’établissements intégré, le dit souvent. De par son nom et sa position, il peut avoir une influence sur de nombreuses habitudes de consommation et sur la restauration au sens large. C’est lui qui a mis, il y a très longtemps de ça, le premier menu entièrement végétal à la carte. Il était d’ailleurs sans doute trop en avance sur les tendances, mais il a insufflé un courant qui s’est infiltré dans les restaurations “moins étoilées” et dans la restauration classique, etc. Il s’est toujours vu comme un lanceur de tendance, en expliquant que c’était facile pour lui, car il avait les moyens de le faire.
Les marques qui ont les moyens de passer à l’action devraient être les plus exemplaires. D’autant qu’à terme, on peut faire des économies en réfléchissant à son bilan carbone. Mais ça nécessite des investissements, humains, parfois financiers.
Après, c’est plus simple pour nous de le dire puisque nous nous adressons à des établissements déjà très ancrés dans leur territoire. Mais on se retrouve de temps en temps face à des contradictions venant des clients eux-mêmes : ils choisissent un établissement très vertueux, mais ne comprennent pas qu’il ne mette pas du jus d’orange au petit-déjeuner, mais un jus de fruits produit en France, localement. Ou alors la première chose que le client va faire c’est de se faire couler un bain ou mettre la clim et laisser la fenêtre ouverte.
Quelle est l’étape d’après pour votre marque ?
C.P. : Teritoria n’en est qu’à ses débuts. Nous sommes entreprise à mission. La prochaine étape sera d’arriver au bout du processus d’audit et de labellisation de nos établissements, puis de prendre des mesures de réduction ensemble. Notre premier objectif, c’est que 100% de nos établissements réalisent un bilan carbone, puis de fixer un objectif de réduction annuel avec le comité de mission (composé d’hôteliers, restaurateurs, voyageurs, du responsable réseau, de la DRH et du responsable RSE).
Nous voulons aussi améliorer notre site Internet au fur et à mesure pour lui permettre par exemple de choisir ses établissements selon son accessibilité en train, nous souhaitons mettre en avant les acteurs locaux. Teritoria ambitionne vraiment de changer l’imaginaire collectif. Les gens rêvent encore devant des images de plages très lointaines ou de partir à l’aventure dans un pays exotique. Demain, j’aimerais qu’ils aient cette envie en s’apercevant qu’ils ne connaissent pas forcément leur pays, mais qu’ils peuvent y passer des vacances aussi incroyables et désirables. L’aventure n’existe pas qu’à des milliers de kilomètres de chez soi.