La montagne, ça vous gagne.
Quel avenir pour les stations de ski et le tourisme hivernal à l’ère du changement climatique alliée d’une baisse de la fréquentation et du pouvoir d’achat ? Les défis s’amoncèlent et la transition est déjà à l’œuvre dans de nombreuses régions, concurrencées par les pays voisins ou les destinations lointaines low cost. La réinvention est inévitable pour les destinations hivernales telles que Grand Massif Domaines Skiables.
L’urgence climatique impose une diversification de l’offre vers des activités non-dépendantes de la neige, tout en maintenant leur attractivité toute l’année, notamment pour séduire et retenir les talents dans un environnement concurrentiel. La communication et l’exemplarité environnementale s’avèrent indispensables pour répondre aux attentes d’une clientèle en quête d’authenticité et de respect des milieux naturels.
Frédéric Marion, directeur de Grand Massif Domaines Skiables, évoque ces challenges et la récente campagne de sensibilisation à la sécurité sur les pistes, initiée avec l’agence StJohns Isoskele suite à un tragique accident. En adoptant une approche holistique, qui embrasse à la fois les dimensions économiques, écologiques et sociales, Grand Massif Domaines Skiables cherche à se positionner comme un leader dans la transition vers un tourisme de montagne durable et inclusif.
Quels sont les défis actuels d’une station / destination d’hiver ?
Frédéric Marion : Nous faisons face à deux défis fortement liés :
– climatique
Il s’impose à tous, même s’il touchera moins les stations d’altitude, puisque au-dessus de 2 000 m, on s’en sort plutôt bien. En dessous, comme pour Grand Massif Domaines Skiables, avec des stations de moyenne montagne, des villages et des stations d’altitude, le défi climatique s’impose : la neige, le froid, le vent et l’appétence de la clientèle pour ce modèle de vacances d’hiver. L’enjeu sera de devenir une destination de montagne, avec ou sans neige à certains endroits, et ce, tout au long de l’année.
Certains impacts climatiques, comme les augmentations de vent, peuvent être assez violents et avoir des conséquences sur la forêt par exemple. La neige et les températures douces ne sont pas les seuls éléments à produire des effets. Nous devons nous adapter.
– économique
Jusqu’ici, le modèle du ski était assez tranquille, presque confortable. Avec ces changements et évolutions de clientèle, l’augmentation majeure des charges d’entretien, de maintenance et d’énergie, le modèle économique change. C’est incontournable et cela nous oblige à travailler sur notre rentabilité.
Ensuite, un défi de compétences s’amorce : trouver des gens de valeur – managers ou opérateurs. Nos métiers augmentent très fortement en compétences et, à l’inverse, les conditions d’accueil sont compliquées à tenir en termes de logement et de rémunération. Notre destination se situe à une heure de Genève où le salaire minimum est à 6 000 francs suisses environ, donc un peu plus de 6 000 euros. Nous devons être imaginatifs et très proactifs par rapport à ce défi d’attractivité des compétences. Cela passe notamment par des démarches de culture d’entreprise et des actions managériales fortes. C’est un milieu hors du commun pour certaines personnes, d’autres, avec des postes extrêmement qualifiés et bien rémunérés en ville, pensent à changer de vie et nous contactent. C’est à nous de faire vivre cette originalité et d’accompagner les collaborateurs pour s’installer dans notre région, avoir une vie culturelle, etc.
Dans un post Linkedin, Jean-Marc Jancovici, se demandait s’il fallait s’alarmer pour les stations de ski, puisque moins de 10% des Françaises et Français partent à la montagne l’hiver, et seulement 4% de la population a pratiqué du ski alpin ou du surf (donc utilisé les remontées mécaniques de domaines skiables) sur les 12 derniers mois, (Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie – Crédoc). Le tourisme hivernal est une source de revenu non négligeable pour l’économie locale. Pour la Savoie et la Haute-Savoie, le tourisme représenterait la moitié de l’activité économique, été et hiver confondus. Comment analysez-vous cette situation ?
F.M. : Cela peut vous paraître curieux, mais je suis plus détendu sur ce sujet. Notre entreprise est dans une posture de réalisme et de pragmatisme, une vraie valeur de montagne souvent oublié dans notre milieu. La sécurité sur les pistes n’est pas un sujet placé sur le haut de la pile en station. On n’aime pas en parler. Eh bien avec Isoskèle, nous avons choisi d’en parler pour revenir à des fondamentaux.
Concernant Jean-Marc Jancovici, ses analyses sont brillantes, il y a cependant un sujet de source du tourisme. Effectivement, une minorité de Français et d’Européens skie. Notre clientèle est composée d’un bon tiers d’européens (britanniques et Benelux), et d’une forte proportion de Suisses à la journée. Ce sport a toujours été réservé à des classes sociales élevées, même si nous comptons une toute petite partie “sociale”, sans comparaison avec le football et d’autres sports. Notre volume de clientèle ne bouge pas et la France s’est fait dépasser par des destinations comme les États-Unis, voire l’Autriche, selon les années.
En revanche, concernant l’économie locale, le prisme est différent : dans certaines régions (la Vallée des Pyrénées, la Tarentaise, de Tignes à Val d’Isère), le ski est un poids lourd du tourisme et de l’activité économique. En Haute-Savoie, c’est différent, l’économie tourne autour de l’industrie, de la Suisse et de l’agriculture, avec un tourisme décorrélé de l’hiver.
Grands Massifs Domaines Skiables est l’une des plus importantes entreprises dans la région, avec à peu près 50 millions d’euros de chiffre d’affaires. Dans la vallée de l’Arve-Creuses, beaucoup d’industries font ce type de chiffre d’affaires. La mutation évoquée a déjà eu lieu : nous sommes sur site où les gens vivent à l’année, soit qu’ils travaillent à Genève ou dans l’industrie. Ils viennent ici pour la qualité de vie. Si on devait arrêter notre activité demain, ça ferait effectivement mal au territoire, mais il ne s’effondrerait pas. Le tourisme à l’année reste très fort, comme ici à Samoëns. C’est valable pour nous, mais pas forcément pour toute l’économie locale, nous devons donc entreprendre une mutation très importante et rapide.
Qui tendra vers quoi ?
F.M. : On ne peut pas abandonner le ski : en observant le devenir des territoires quand les stations périclitent, dans les Alpes du Sud, le Massif central ou le Jura, malheureusement les plus concernés, il n’y a pas grand-chose pour remplacer cette économie, si ce n’est la résidence secondaire ou certaines activités. Nous avons la chance d’être très proche de Genève, où la majorité des habitants du territoire vivent dans d’autres univers, tout en bénéficiant de développement du télétravail.
C’est préoccupant pour les territoires, mais la transition est amorcée. Il y aura de la casse, les compétences et le chiffre d’affaires ne seront pas les mêmes. Lorsque j’évoquais nos 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, dans l’imaginaire de la transition (la montagne quatre saisons, etc.), ce n’est pas en faisant des balades en raquettes, en louant des yourtes ou en faisant une tyrolienne qu’on va faire ce chiffre d’affaires. C’est strictement impossible. Une autre forme d’économie prendra le pas.
Une économie qui maintiendra le ski, sûrement plus cher et plus valorisé, parce qu’il sera plus rare. Cette économie fera fonctionner l’infrastructure du domaine skiable sur des mois où il n’y aura pas forcément de neige, pour proposer un accès à la montagne différent, avec d’autres prestations (restauration, refuges en montagne de bonne taille…). Les stations sont nées avant le ski, au 19e siècle. L’industrie du ski est forte et doit être préservée, mais elle ne pourra pas tenir le choc dans la durée. On a tellement d’atouts sur les territoires, en étant raisonnable et responsable, on réussira cette mutation.
Face à cette baisse de fréquentation, comment Grand Massif Domaines Skiables s’adapte-t-il pour attirer de nouveaux visiteurs ou fidéliser la clientèle existante ?
F.M. : On a l’obligation d’aller vers l’excellence. Et quand on parle d’excellence dans le tourisme de montagne en France, on pense souvent “luxe”. Ce qui peut être le cas pour certaines destinations – Courchevel ou Val d’Isère – en concurrence frontale avec la Suisse, l’Autriche et l’Italie où le standard de qualité est parfois plus élevé. Nous n’avons pas d’autre choix : ce tourisme coûte cher pour le client, nous devons donc adresser cette excellence de satisfaction clientèle.
Ensuite, nous devons être exemplaires sur la partie environnementale et la préservation du cadre. Si on industrialise trop l’équipement et qu’on offre à nos clients urbains un univers proche de ce qu’ils connaissent, nous ne serons plus différenciant et ils iront vers d’autres expériences dans d’autres massifs. Enfin, il est essentiel d’améliorer la mobilité, de décarboner les transports. Notre tourisme repose encore trop sur la voiture, ce qui complique notre politique envers les jeunes qui, pour la plupart, n’ont pas/plus de voiture, même après 18 ans. Ils vivent dans des villes avec des mobilités organisées, fluides, pratiques. Si on n’organise pas la mobilité, on va perdre des clients et on ne sera pas pertinents sur la fidélisation et la conquête.
L’expérience doit être repensé, on ne propose la semaine du samedi au samedi, par exemple. Le loisir à la montagne doit proposer du ski et d’autres formules hors outdoor pour palier les mauvaises conditions climatiques. Cela peut être contemplatif et culturel, facile d’accès, digitalisé, avec une mobilité intelligente. Nous ne devons plus être producteur de loisirs, mais voyagiste.
Comment envisagez-vous l’après, un monde avec moins de neige (donc un recours quasi systématique au canon à neige, très gourmand en eau, ressource qui se tarit) et moins de pouvoir d’achat des classes moyennes ?
F.M. : Pour le moins de neige, il y a des réponses technologiques bluffantes qui nous permettent de fonctionner jusqu’à 1 000 mètres d’altitude malgré le peu de neige naturelle présente à cette période. Les systèmes d’enneigement sont de plus en plus performants, les systèmes de damage de plus en plus intelligents, on peut travailler avec moins de grammes de neige et le garder. Des travaux préventifs sont effectués pour garder de l’ombre, prévenir le vent et l’humidité. C’est très contributeur, mais la technologie ne peut pas être la seule réponse. On va muter vers un modèle valorisant la montagne plutôt que le ski.
Concernant le pouvoir d’achat, les réponses sont différentes puisque le modèle économique est plus difficile. On doit vendre de l’excellence plus cher tout en conservant dans nos budgets la possibilité d’intégrer de nouveaux pratiquants et de conserver les plus modestes. Il faut déployer des politiques lisibles d’apprentissage du ski, ce qui représente un frein pour beaucoup qui préféreront peut-être partir un week-end à Barcelone ou privilégier des formules pas forcément plus chères.
On a tout un champ pour devenir attractif. Augmenter en qualité, en expériences clients, en proposant des solutions de services et de prestations adaptées à tous les cas de figure, c’est notre seule issue.
Plutôt que de promouvoir les sports d’hiver et des stations (et ses loisirs : spa, hammam, centres commerciaux, piscines chauffées, etc.), peu compatibles avec les enjeux climatiques actuels, vous avez lancé la saison 2 de campagne de sensibilisation à la sécurité sur les pistes avec l’agence StJohns Isoskele : expliquez-vous la genèse de cette campagne, quels sont les principaux défis en matière de sécurité sur les pistes que votre campagne de sensibilisation vise à adresser ?
F.M. : La genèse est dramatique : le 15 janvier 2022, une petite fille de cinq ans et demi est morte, percutée par un skieur, sur une piste de Flaine. Cet événement a été très douloureux. Des décès et des accidents, il y en a, mais c’était celui de trop, ça nous a vraiment touchés. On a dû mettre en place un soutien psychologique pour les équipes. Accompagner les parents à la reconnaissance du corps, se retrouver face à la sépulture et un petit cercueil de 90 centimètres de long… Ce fut le déclencheur. Nous ne voulions pas que cela se reproduise. J’ai pris un engagement avec la famille en leur assurant que les choses allaient bouger. Ce drame s’est passé quelques jours avant l’accident de Gaspard Ulliel, qui a tout emporté médiatiquement.
On s’est mis en mouvement et beaucoup remis en question : on manie des statistiques, mais on n’en parle pas. C’est la faute du client quand quelque chose se produit : il fallait faire attention, aller moins vite, mettre un casque… Ils n’ont qu’à en somme. J’ai choisi de prendre le sujet complètement différemment : c’est inadmissible, on ne peut pas fonctionner avec ces codes, c’est daté et vieillot. On a réalisé des enquêtes clients, des tables rondes, des analyses avec une diplômée universitaire pour travailler sur les sciences humaines et les comportements, on est allé dans d’autres univers, comme le rugby et la moto. En France, la sécurité, c’est tabou et l’un des freins à notre activité. Une jeune femme qui devient maman abandonne de manière très marquée le skiing. Des populations entières ont peur parce qu’il y a trop de monde ou que les gens passent trop près.
On sécurise les pistes, mais on ne sécurise pas les clients. On a déployé un plan d’action en revenant aux fondamentaux : les gens ne connaissent pas les règles qui président à cette activité sur un espace partagé. Il y a de moins en moins de civisme. Connaître les règles, partager l’espace et être lucide sur les mesures à prendre, car on n’a absolument pas évolué par rapport aux autres sports et activités humaines.
On doit dire les mots qui sont des gros mots dans le monde de la montagne et du ski, comme “régulation des flux”, “accès” au ski – est-ce qu’il ne faut pas une sorte de permis de skier ? – “répression.”
Parlez-nous du volet communication déployée avec StJohns Isoskele. Quels sont les principaux défis en matière de sécurité sur les pistes que votre campagne de sensibilisation vise à adresser ?
F.M. : La communication, c’est parvenir à faire passer des règles de manière beaucoup plus claire. La campagne de StJohns Isoskele pour l’Association Prévention Routière nous avait interpellé. Le sujet est similaire, il faut apprendre à des gens des règles qu’ils ne connaissent pas, ne veulent pas connaître, ou ne veulent pas respecter. Il ne s’agit pas seulement de porter ces règles à leur attention, il faut rendre visibles les risques, évoquer la responsabilité individuelle de chacun pour que ces règles soient intégrées.
Cette campagne a donc pour caractéristique de concerner toute la chaîne de contact client, avant le séjour, en voiture, sur le parking, dans les magasins, sur le digital et évidemment sur place. Dernier point, comme au rugby, on explique : si vous ne respectez pas les règles, cela va mal se passer avec des conséquences potentielles pour vous mais aussi pour d’autres. Pour être efficace et toucher au surmoi du client, à toutes ces « dérives comportementales » comme la mise en valeur de soi, le sentiment d’invulnérabilité, l’homéostasie du risque, le danger c’est les autres pas moi, il faut quand même un peu taper être explicite, sans aller dans le trash de certaines campagnes.
Notre objectif est d’arriver à ce que le ski et les stations soient un moment apaisé, avec un environnement de qualité, de plaisir, de bonne tenue.
Est-ce que vous avez depuis des premiers retours, des premiers résultats justement, peut-être plus.
F.M. : On commence à récolter quelques résultats. Pour comparaison, il a fallu à peu près 40 ans à la Sécurité Routière pour faire diviser par deux ou trois l’accidentologie. Il a fallu des mesures fortes, la ceinture de sécurité, et les radars. C’est un mélange de différentes initiatives. Donc, on ne pourra observer cela que dans la durée. En revanche, nous avons des premiers résultats vraiment encourageants : il y a beaucoup moins de clients qui ralent que de personnes qui nous disent, c’est chouette, pour la première fois, on voit une campagne qui tente de canaliser les mauvais comportements. Les retours clients sont bons. Le sentiment de sécurité semble s’améliorer, mais ce n’est qu’un début. L’accidentologie n’a pas bougé pour l’instant. Mon combat n’est pas simple, mais ça intéresse les autres stations.
Et pour finir, quel est votre conseil pour une relation annonceur-agence réussie ?
F.M. : Mon conseil est à l’adresse du client : il faut une ouverture de chakra très forte, l’annonceur n’est pas uniquement un donneur d’ordre.
La réussite, c’est parvenir à instaurer une relation de confiance à l’égard du professionnel. Il faut être capable de tenir cet engagement “moral” de se remettre en question et de laisser l’agence nous aider à atteindre nos objectifs avec des propositions de support, de contenu, de fréquences qu’on n’aurait peut-être pas accepté naturellement.